Pour que tu te souviennes de cette histoire et pour ne pas m'oublier.

Le soleil.

Il y en avait tant que j'en étais éblouie. J'avais beau porter mes lunettes de lunettes et plisser des yeux, rien n'y faisait. Alors, forcément, ma vision s'en trouvait altérée. Mais ce n'était pas tellement un problème, car si je ne pouvais pas voir, mes quatre autres sens, eux, étaient à l'affût. Je ne pouvais pas le regarder, mais je sentais le soleil sur ma peau. Il caressait chaque petite parcelle de porcelaine laissée à découvert. Les rayons s'attardaient légèrement sur mes bras, mais ils s'imprégnaient surtout du haut de mon corps, effleurant mes épaules et caressant ma nuque.

Avec tout ce soleil, la température aurait pu être bien trop élevée et devenir insupportable. Sauf que ce n'était pas le cas. Il faisait chaud, certes, mais cela n'en était pas désagréable pour autant. Cette chaleur sentait bon l'été et les vacances.

Pour accompagner cette température estivale, une brise s'était levée. Grâce à elle l'air se faisait un peu moins dense, mais aussi un peu plus frisquet. Si bien que les poils de mes bras s'étaient hérissés et que mes cuisses étaient parcourues de légers frissons. J'avais un peu froid et instinctivement, je mis mes mains sur mes bras. J'eus soudain l'impression que le vent était encore là, tout près de moi, mais qu'il avait soudainement décidé se faire moins fort et de laisser sa place à la chaleur de l'été. Lorsque la brise revint à moi, elle effleura mon visage. J'avais attaché mes cheveux bleus en tresses, mais quelques mèches s'étaient échappées et elle joua avec.

Comme elle le fit avec le drapeau.

Le rouge et le orange étaient restés bien sagement dans le cabanon. Aujourd'hui, c'était le drapeau vert qui était à l'honneur. Et il était resplendissant. Quittant la tâche de couleur et la maître nageuse du regard, je m'attardais un instant sur le monde duquel je venais. Entre les serviettes de tous les motifs et les parasols de toutes teintes, les châteaux et les douves, ceux qui se doraient la pilule et celles avec un livre à la main, la plage était pleine de vie. Les images étaient un peu floues à cause du soleil, mais je sentais parfaitement les lointaines odeurs de barbecue et celles des friandises qui étaient vendues à la cabane quelques mètres plus loin. J'entendais aussi. Le sifflet de la surveillante de baignade, les cris des gamins, les rappels à l'ordre des parents, les discussions des amoureux, les rires des groupes d'amis, la balle utilisée pour tous ces jeux de plage, les éclaboussures causées par les plongeons... j'entendais l'été. J'avais vérifié une dernière fois que mes deux petits-cousins étaient accaparés par la construction de leur immense château fort, puis je m'étais tournée vers le lac.

J'avais fait un premier pas dans l'eau et j'avais adoré le sentiment qui m'avait traversé. Alors j'avais continué. Petit à petit, pas par pas, centimètre par centimètre, je m'étais enfoncée dans l'étendue bleutée. Arrivée au niveau de la taille, le passage se fit un peu plus difficile. Je pris soudainement conscience de la différence de température entre l'air ambiant et les profondeurs où étaient plongées mes jambes, et un instant, j'avais songé à faire demi-tour. Puis j'avais vu ma sœur au loin, les cheveux déjà trempés et occupée à enchaîner les plongeons, et j'avais pensé au fait que bon sang, ça faisait plus de trois ans que je n'avais pas eu la chance de me baigner et qu'il était temps que ça change.

Je m'étais enfoncée jusqu'aux épaules.

Sous mes pieds, il y avait soit des cailloux légèrement pointus soit des algues collantes, mais à cet instant, ce détail ne me dérangeait pas le moins du monde. Ça faisait partie de l'aventure. Tout comme l'eau verte qui rendait invisible la moitié de mon corps. Cette dernière n'était pas spécialement chaude, mais elle était agréable et j'aimais la sensation qu'elle me procurait.

Alors, profitant de cet instant hors du cours du temps, je me perdis dans la contemplation de l'eau, tout en songeant à ce petit monde qui m'entourait. À ma sœur qui nageait déjà vers moi, à mes petits cousins qui venaient de sauter dans l'eau pour venir jouer avec nous, à ma mère qui dormait profondément sur sa serviette, ma tante qui lisait le dernier bouquin de son auteur préféré et mon oncle qui était parti il y a quelques heures se promener autour du lac.

Et à cet instant, j'en eus la certitude : j'étais heureuse.

Après une éternité de baignade, d'éclaboussures, de lancés de balles et de jeux en tout genre, j'avais regagné le rivage. Je n'avais pas tout de suite rejoint ma serviette et mon livre qui m'attendait bien sagement. Il y avait quelque chose que j'avais terriblement envie de faire avant. Je m'étais allongée dans le sable. J'avais écarté mes bras et étendu mes jambes. J'avais laissé mes orteils s'enfoncer. J'avais ouvert grand les yeux. J'avais regardé le bleu du ciel comme je n'avais jamais réellement pris le temps de le faire. Puis... j'étais restée comme ça.

J'étais couchée au bord d'un lac, immobile, à regarder l'au-delà, un sourire idiot aux lèvres, à ne penser à rien. Mon esprit était vide et j'avais tout oublié, jusqu'à mon propre prénom. Et s'il ne me restait, ne serait-ce qu'une seule pensée, qu'un unique souvenir, c'était que je me sentais bien. Vraiment bien.

Même lorsqu'il fallut quitter la « mutche », ses airs de jeux et ses tables de piques-niques, son lac et son eau verte, je voulus profiter encore un peu de ce sentiment de liberté. Alors, je ne suivis pas immédiatement ma famille sur le chemin de Terre. Je ne remis pas mes sandales. Je les pris à la main et je courus vers le sable.

Le sable était blanc, fin et brûlant, et c'est le souvenir de celui-ci qui fait que cette journée est aussi vivement gravée dans ma mémoire.

- Dis Grand-Mère, qu'est ce qui est arrivé à la famille dans ton histoire ?

La Mamie resta silencieuse pendant un instant. Ses mains de vieille dame tremblèrent légèrement et les rides au coin de ses yeux d'un bleu puissant se plièrent. À travers son chignon de longs cheveux blancs, le vent fit virevolter quelqu'une de ses mèches bleues. Dernier vestige d'un temps passé. Puis ses lèvres desséchées s'entrouvrirent. Elle aurait pu se tourner vers son interlocuteur pour lui parler, mais elle jugea que pour de tels mots, il ne valait mieux pas. Si elle regardait le petit garçon, elle n'était pas sûre de pouvoir refouler les perles bleues qui menaçaient de s'échapper de ses cils. Puis cela lui aurait demandé un effort considérable alors que ses forces étaient déjà faibles. Elle était une vieille dame à présent.

- Ils sont tous morts le jour de la Grande Catastrophe.

Le petit garçon, âgé d'à peine 10 ans, baissa la tête. Fixant les haillons dont il était vêtu par la même occasion. Il s'en voulait d'avoir causé du mal à Grand-Mère, même si en vérité, elle n'était pas réellement sa mamie. Tout le monde l'appelait ainsi car elle était la plus âgée du groupe. De la grande famille de survivants qui s'était formée au fil des décennies depuis la Grande Catastrophe. Mais aussi car elle était la plus sage de tous, et surtout, car elle était celle qui avait le plus de souvenir du monde d'avant.

Avant.

Ce mot sonnait bizarrement dans la bouche du petit garçon, lui qui n'a jamais connu le « monde d'avant ». Il se demandait souvent à quoi il pouvait bien ressembler et Grand-mère était là pour répondre à toutes ses questions. Ce qu'il préférait, c'était lorsqu'elle lui racontait des histoires du temps où elle était adolescente. Et celle d'aujourd'hui lui avait tout particulièrement plu.

- Et comment tu as survécu ?

- J'étais restée enfermée dans ma chambre. Tu sais, j'étais une adolescente un peu solitaire, qui était toujours un peu dans la Lune, à rêvasser, lire et écouter de la musique. J'adorais écouter de la musique. Encore une fois, ça avait été le cas ce jour là. J'étais restée seule à la maison et le reste de ma famille était partie à la base Américaine, tout près de chez moi. Il y avait une espèce de fête, soirée dansante et toute la population du coin s'était réunie là-bas. La mamie fit une pause, passa une main dans ses cheveux attachés en tresses et en chignon, comme autrefois, puis reprit son récit. Ça a été l'un des premiers lieux touchés par les explosions. Puis, d'autres se sont produites pendant la nuit, en Europe principalement et dans les jours suivants, ça s'est étendu au reste du monde. À vrai dire, je ne sais pas pourquoi j'ai eu la vie sauve. Il y avait peut-être des radiations là dehors et pourtant, j'ai survécu. Même lorsque après la guerre nucléaire, la nature s'est enfin rebellée et que diverses tremblements de terre et autres catastrophes se sont produites, j'ai tenu bon. Jusqu'au jour où j'ai rencontré d'autres survivants, puis, bien des décennies plus tard, toi. Et je suis vraiment heureuse d'avoir survécu assez longtemps pour faire ta connaissance petit bonhomme.

La Grand-Mère se tourna vers le petit garçon et lui offrit un sourire. Avec cette expression, elle semblait avoir retrouvé toute sa jeunesse passée. La vieille dame avait vraiment un sourire réconfortant, qui faisait chaud au cœur. Alors, le garçon fit la chose la plus sensée en ce moment : il lui sourit en retour. Ils passèrent le reste de l'après midi ainsi, assis sur le banc au bord du lac, les pieds dans l'eau, à discuter ensemble. Comme ils l'avaient toujours fait. Lorsque vint le moment de partir, le petit garçon se leva le premier. Puis il se tourna vers la vieille dame aux yeux bleus.

- La nuit va bientôt tomber et on doit nous attendre pour dîner. Tu viens Grand-Mère ?

- Je crois que je vais rester ici.

- Tu sais combien de temps ?

- Je ne sais pas encore.

- Est-ce que tu veux que je t'attende ?

- C'est très gentil de ta part, mais ne te fais pas cette peine. J'aime bien cet endroit, il m'évoque de jolis souvenirs. J'aimerai rester un peu avec eux.

Le petit garçon adressa un signe de main à la mamie, puis partit vers le camp. Il eut à peine le temps de faire trois pas que son amie le rappela.

- Arthur, mon petit, est-ce que tu peux revenir s'il te plaît. J'ai quelque chose à te donner. Pour que plus tard, tu puisses te rappeler de ce que je t'ai raconté aujourd'hui et que même lorsque je ne pourrais plus te raconter d'histoires, tu te souviennes encore du monde qui existait autrefois.

Avec ses doigts rendus fragiles par les années, la vieille dame ôta le collier qu'elle portait depuis la création même du monde. Elle fit glisser la chaîne argentée le long de sa nuque, ouvrit le pendentif, ramassa quelque chose au sol et mit son précieux présent dans le cœur bleu. Avant de le refermer, elle regarda un instant la photographie à l'intérieur. Une adolescente, avec d'immenses lunettes bleues qui lui cachaient la moitié du visage, des cheveux bleus laissés libres comme l'air, mais surtout et avant tout, un sourire aussi éclatant qu'à ce jour passé au lac. Tout en refermant le pendentif, la vieille dame essuya discrètement la petite larme qui coulait sur sa joue. Elle plaça le collier dans la paume ouverte du petit garçon, puis, de ses mains ridées, referma les doigts de l'enfant dessus.

- Pour que tu te souviennes de cette histoire et pour ne pas m'oublier.

Le petit garçon avait déjà atteint le haut de la colline lorsqu'il se retourna. Au loin, il vit vaguement Grand-Mère, sa robe bleue foncée à motifs fleuris flottant à la surface et ses éternelles mèches rebelles vivotant dans la brise, s'enfoncer dans le lac à petit pas. Puis le petit garçon fut attiré par une touche de couleur à droite. Et même si les années l'avaient abîmé et les intempéries décoloré, le petit devina sans peine la teinte du drapeau. Vert. Baignade autorisée. Comme dans le monde d'avant.

Puis, pris d'une curiosité toute neuve, le petit garçon desserra sa paume, tout doucement, et avec le plus grand soin, ouvrit le pendentif. Alors, il ne pu retenir son sourire, face à ce vestige du passé, à ce souvenir éternel de Grand-Mère :

Un grain de sable.

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