Monsieur tout le monde

Chaque matin, à 7h15, c'est l'exact même routine qui débute pour Louis : réveil, télé, bouchons, travail, bouchons, télé. Puis à nouveau, à 7h 15 : réveil...

Louis oublie de rêver, et il finira par s'oublier lui même. Au début, ce sera Louis, puis le travailleur, l'homme et enfin, il deviendra un monsieur tout le monde parmi tant d'autres




7h15.

Pas une minute de moins et pas une de plus. Jamais.
Quand Louis se réveille, il est toujours 7h15.

Chaque matin, le réveil sonne 7h15.

Quand 7h15, Louis arrête la musique sur son téléphone, regarde l'heure : 7h15.

Puis, Louis fixe le plafond, gris, et s'autorise durant quelques secondes de rêves. Juste quelques secondes, jamais très longtemps, car rêver est une futilité.
Rêver est inutile, rêver n'est d'aucune importance, rêver n'influe en rien le cours du temps, rêver n'aide pas à gravir les échelons, rêver ne rapporte pas d'argent.
Rêver ne correspond pas à ses valeurs, aux valeurs qu'on lui a inculqué depuis sa petite enfance, aux valeurs de sa famille, aux valeurs jugées justes par la société, aux valeurs qu'il est tenu de respecter.

Louis ne doit pas se dérober aux valeurs, aux règles et ne les a jamais oublié. Jamais.

« Louis, tu es encore dans la Lune, revient sur Terre. »
« Louis, reviens dans la réalité. »
« Louis, arrête de rêver. »
« Louis, rêver ne t'amènera jamais à rien. »
« Louis, écoute tes professeurs, travaille en cours, exécute les consignes, fais des devoirs, obéis. »
« Louis, fais quelque chose de ta vie ! »
« Louis, écoute moi, écoute nous. »
« Louis, travaille. »
« Louis, prend ce poste. »
« Louis, travaille plus. »
« Louis, fais des horaires supplémentaire, gravis les échelons, deviens important. »
« Louis, travaille encore !»
« Louis, travaille encore plus ! »
« Louis, travaille toujours encore plus ! »
« Louis, travaille, travaille, travaille, travaille, travaille, travaille ! »
« Louis, tu peux mieux faire. »

Depuis à 7h15, quand le réveil sonne 7h15, Louis s'autorise à rêver.

Un peu comme une minuscule revanche sur tous ces principes. Ces règles que Louis respecte pourtant à la lettre.
Mais ce n'est qu'un instant, car tout de suite, Louis arrête de rêver, revient sur Terre, descend de la Lune, ne quitte plus la réalité. Louis obéit, fait quelque chose de sa vie.

Avant, Louis rêvait. Maintenant, Louis travaille.
Mais toujours avant que la minute suivante vienne voler la place de la minute actuelle, Louis se lève. À 7h15, Louis est debout, sorti de son lit, prêt à partir travailler.

Quand son réveil n'affiche plus 7h15, Louis est déjà dans la salle de bain.

Louis attrape les vêtements précédemment choisit dans l'armoire de sa chambre : un costume gris. Une veste gris, à rayures blanches, un pantalon gris, à rayures blanches, une chemise blanche, devenue grise à force de lavages trop répétitifs et de journées trop mornes. Son éternel costume de travail, pour jouer le rôle qu'on lui a attribué dans la société. Des chaussures en faux cuir noir et les quelques minutes habituelles passées dans la salle de bain.

Se brosser les dents, se passer de l'eau sur le visage.
Se raser.
Enfiler les sous-vêtements jaunis par le temps et le costume à rayures.
Ajuster le costume et nouer la cravate. Se fixer une dernière fois dans le miroir propre, une petite saleté sur le bas droit, une saleté que Louis se note chaque matin d'enlever.
Sortir de la salle de bain et se diriger vers la cuisine.

Ensuite, Louis prend le même petit déjeuner qu'à l'accoutumée : des céréales insipides et toujours placées à la même place dans l'armoire. Une armoire, brune, une boîte de céréales, rouge. Sur la boîte posée sur sa table, à côté de la brique de lait, du couvert et de sa tasse de café trop fort, des slogans sont inscrits.

Des mots accrocheurs, attirant le regard de l'acheteur de classe moyenne, des mots vendeurs, incitant à déposer le produit dans le caddie.

.« Vos céréales préférées ! » « Pour bien commencer sa matinée ! » « Les céréales plein d'énergie pour vous donner envie ! » « Pour une journée réussie ! » « Avec les céréales aux fruits, vous aurez la pêche ! » « Entreprendre ses objectifs et gravir les échelons ! »

À force, Louis a même oublié le goût de ses céréales, se demandant parfois si cela voudrait la peine d'en changer, mais se ravise toujours.
Louis aime beaucoup sa routine. Alors, lorsque Louis s'assoit, avec le même bol et ses fameuses céréales, la tasse habituelle et son café brûlant, le couvert trop utilisé et son yaourt à la fraise sans goût, Louis reproduise la même série de gestes.
Louis prend la télécommande, appuie sur un bouton, puis ses pensées sont absorbées par la télévision.

Comme chaque matin, le même programme occupe l'écran, la même séquence, la même journaliste et la même rubrique. Quand la séquence politique est terminée et que les infos sur l'actualité du présentateur arrivent, Louis ouvre son yaourt à la fraise.
Louis n'écoute jamais, cela pourrait perturber sa routine.

Louis éteint la télé, lave sa vaisselle et la range, ensuite, Louis éteint la lumière avant de quitter la cuisine.

Louis traverse son couloir, s'arrête devant une porte semblable à toutes les autres, l'ouvre, entre dans la pièce pour récupérer sa pochette noire, celle-ci contient ses dossiers de travail.

Louis ferme sa porte, traverse le couloir, ouvre sa porte d'entrée et sort.

Louis se retrouve au dehors, devant sa maison en lotissement. Louis tourne le contact, démarre. Louis rejoint la route de sa petite commune périphérique de la grande ville, puis la nationale et enfin, l'autoroute.

Comme d'habitude, les bouchons sont déjà gigantesques, le klaxon retentit fréquemment et les cris fendent l'air pollué. Louis, lui-même, s'énerve des chauffards, frappe le volant, crie, mais sa voiture n'avance pas plus vite. Après un temps interminable passé sur la route, Louis rejoint le centre-ville, se gare, puis franchit les portes de l'entreprise.

Louis monte toujours les même escaliers, traverse les même couloirs, croise les même personnes et arrive au même bureau.

Toute sa journée, Louis la passe dans ce même bureau insipide depuis des années pour effectuer les même tâches.

Le même boulot, sans sens, sans but, sans passion. Les yeux fatigués par la lumière de l'ordinateur, l'électronique allumée pour éteindre la lueur de son esprit.
De 9 à 17h, Louis tape, change de dossier, ouvre un document, imprime, agrafe, colle, range des classeurs, obéis aux requêtes de son patron.

Louis retrouve sa voiture, en ne cessant de penser à son échec de parler augmentation avec son patron. De nouveau sur la route, il y a les bouchons, les klaxons, les insultes.

Louis range sa voiture sur l'allée, entre chez lui, traverse le couloir, pose sa pochette noire dans son bureau, retrouve le couloir, passe dans sa chambre, enlève son costume. Louise se prépare à manger, la même bouffe de supermarché qu'à l'habitude. Louis dîne seul devant la télé.

Louis se rend dans la salle de bain, prend une douche, utilise le gel douche sans odeur et emplit de paraben mais peu cher du magasin. Louis enfile un pyjama à rayures vertes et se brosse les dents.

Dans son lit, Louis traîne quelque temps sur son téléphone avant de sentir ses paupières devenues lourdes par tous les écrans de la journée. Au final, sans jamais briser sa routine, Louis se couche à 22h58.

Louis dort dans son lit terne, terne comme sa maison, maison semblable à toutes les autres, autres identiques dans le lotissement.

Louis s'endort, sans rêver, la routine sonnera à nouveau 7h15.

7h15. Pas une minute de moins et pas une de plus.

Jamais.

Quand le travailleur se réveille, il est toujours 7h15.

Chaque matin, le réveil sonne 7h15.

Quand 7h15, le travailleur arrête la musique sur son téléphone, regarde l'heure : 7h15.

Puis, le travailleur fixe le plafond, gris, et s'autorise durant quelques secondes de rêves. Juste quelques secondes, jamais très longtemps, car rêver est une futilité. Quand 7h15, le travailleur ne rêve pas plus d'une minute, le travailleur fait quelque chose de sa vie avant que le réveil passe à 7h16.

Le travailleur va dans sa salle de bain, se lave le visage et les dents, se rase, enfile ses sous vêtements et son costume à rayures.

Dans la cuisine, le travailleur rassemble les ingrédients, du café trop chaud, une boîte de céréales rouge, du lait et un yaourt à la fraise.
Le travailleur poursuit sa routine et regarde la télé, le même programme, la même journaliste, la même habitude. Le yaourt à la fraise terminé, le travailleur se saisit de sa pochette. Le travailleur sort.

Les maisons identiques, le garage, placé au même endroit, la porte d'entrée, placée au même endroit, la fenêtre de la cuisine, placée au même endroit. Le travailleur démarre la voiture, étrangement semblable de son voisin, pour ne pas perdre l'harmonie de l'identique.

Sur la route, le travailleur croise d'autres travailleurs, comme à l'habitude. Le travailleur s'énerve, marmonne, crie, insulte.

À l'entreprise, le travailleur s'installe derrière l'ordinateur, ses dossiers, ses fiches, ses étagères et sa journée ennuyeuse. À nouveau, le travailleur croise l'entrepreneur en costard et échoue.

Nouveaux bouchons, nouvelles obscénités.

Le travailleur entre, pose sa pochette, enlève son costume, mange et se lave.
Le travailleur est accaparé par son écran, mais à 22h58, sans rêver, le travailleur s'endort.

7h15. Pas une minute de moins et pas une de plus.

Jamais.

Quand l'individu se réveille, il est toujours 7h15.

Chaque matin, le réveil sonne 7h15.

Quand 7h15, l'individu arrête la musique sur le téléphone, regarde l'heure : 7h15.

L'individu fixe le plafond gris, rêve durant un instant.

L'individu, tout comme tant d'autres individus, continue la routine : le visage, les dents, le rasage, le costume à rayures, la cravate, le miroir.

Un autre voisin se dirige vers la cuisine, attrape un yaourt à la banane. L'individu réunit la boîte de céréales rouge et le yaourt à la fraise.

L'individu allume la télé, regardant le même programme qu'une voisine. L'individu adsorbé par la journaliste ne regarde pas par la fenêtre de la cuisine, l'individu ne le fait jamais, sinon, l'individu ne respecterait pas la routine.
Une maison identique dans un quartier résidentiel tout pareil, de l'emplacement du garage à celui de la fenêtre de la cuisine. Un voisin regarde le même programme, a la même boîte de céréales rouge et un yaourt à la pêche.

Le yaourt à la fraise jeté, l'individu persiste : couloir, pochette, entrée, voiture.

L'individu entre dans la voiture, la même que le voisin, démarre, comme le fera le voisin, quitte la maison à la chaîne, la même que le voisin.

Dans les bouchons, les individus s'exaspèrent, gueulent.

Un collègue entre dans l'entreprise, se retrouve derrière l'ordinateur, traite un dossier, puis encore d'autres. Les yeux abîmés par la lumière par la lumière bleue, les mains occupées au clavier, les sens altérés par le travail.
L'individu est occupé par les même tâches, mais ce n'est qu'un individu à rayures, un costume ambulant parmi tant d'autres.
Parmi tous ces costumes à rayures, le collègue, assis au bureau d'à côté, ou à l'étage du dessous, ou au bâtiment d'en face mange lui aussi les même céréales, la même boîte rouge, la même cuisine, la même fenêtre, la même maison à la chaîne.

Lorsque l'individu rentre, l'individu se débarrasse des dossiers et enlève le costume gris à rayures. Une voisine retire son costume rouge, entre dans sa cuisine.

L'individu avale le même repas sans saveurs à force de toujours terminer la journée avec cette même nourriture achetée par tous les individus.

Un voisin au costume à rayures se traîne dans la pièce suivante, pénètre dans la douche.

Une voisine s'alimentant d'un yaourt à la framboise tombe sur le lit, les yeux rivés sur l'écran.

L'individu ferme les yeux, ne rêve pas, ne brise pas le déroulement normal des événements. Ailleurs, dans une autre maison identique, où un autre costume attend d'être porté, un autre individu s'endort.

7h15. Pas une minute de moins et pas une de plus.

Jamais.

Quand monsieur tout le monde se réveille, il est toujours 7h15.

Chaque matin, le réveil sonne 7h15.

Quand 7h15, monsieur tout le monde arrête la musique sur le téléphone, regarde l'heure : 7h15.

Plafond, gris, rêve, arrêt.
Salle de bain, costume gris à rayures.
Cuisine, boîte de céréales, rouge, café brûlant, tasse terne, yaourt fraise. Télévision, programme quotidien, politique, journaliste.
Couloir, bureau, pochette.
Allée, voiture, maisons à la chaîne. Bouchons, cris, insultes.
Entreprise, bureau, travail, ordinateur, dossiers, clients, horloge, clients, ordinateur, dossiers, horloge, patron, demande, augmentation, échec. Embouteillages, macadam, murmures hypocrites, obscénités.
Maisons identiques, quotidien déprimant, routine triste, vie sans rêves.
Pochette, costume, repas supermarché, télé. Douche, lit, téléphone, sommeil.

Monsieur tout le monde ne brise pas la routine, monsieur tout le monde se contente d'obéir à des principes et aux valeurs, monsieur tout le monde ne cherche pas à sortir de la boucle de travail et de l'identique parfaite des maisons.

Monsieur tout le monde ne rêve pas, n'imagine pas.

Monsieur tout le monde n'est qu'un monsieur tout le monde parmi tant d'autres monsieur tout le monde.

Mais Louis n'a jamais voulu devenir monsieur tout le monde, Louis ne supporte plus les valeurs et la boucle terne, Louis souhaite rêver, Louis a besoin de rêver au-delà de 7h15.

7h15. Pas une minute de moins et pas une de plus.

Jamais.

Quand il se réveille, il est toujours 7h15.

Chaque matin, le réveil sonne 7h15.

Quand 7h15, il arrête la musique sur le téléphone, regarde l'heure : 7h15.

Pourtant, ce matin là, à 7h15, le réveil sonne toujours. Il n'arrête pas la musique et il ne regarde pas l'heure. Il ne se réveille pas non plus.

Il est 7h15, et il ne se réveille pas.

Il a les yeux grands ouverts fixés sur le plafond gris.

Il rêve.

Il ne respecte plus les valeurs, les principes et la routine.
Le réveil sonne encore, il n'arrête pas de rêver et ne le fera plus jamais.

Il rêve, il est 7h16.

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