Le consumait tout entier
Le panneau métallique grinçait.
Une petite brise d'été s'amusait à le faire se balancer d'avant en arrière, d'ombre en lumière. L'ampoule chargée de l'éclairer grésillait et s'allumait selon son bon vouloir. Ainsi, l'inscription qui y était peinte en noir était bien souvent illisible.
ESSENCE-TABAC-MAGASIN LIBRE-SERVICE 24H/24H
De toute manière, pas grand monde ne lisait cette pancarte : la station-service était perdue au beau milieu de nulle part. Et même si l'été restait tout de même la période qui enregistrait le plus de passages, cette nuit, c'était le calme plat. C'est pour cela que lorsque la voiture dériva de l'autoroute et fit son entrée dans cette petite aire de repos paumée, il l'entendit immédiatement.
De la musique s'échappait à plein volume des fenêtres entrouvertes. De là où il se trouvait, il était incapable de la reconnaître au point de pouvoir en citer le titre. Mais il savait d'expérience que dans quelques secondes à peine, ce dernier lui reviendrait sans problème. Retrouver les titres des chansons qu'il entendait d'une oreille en travaillant était comme une seconde nature désormais. A force, c'était presque devenu un petit jeu pour lui. Un jeu auquel il n'avait rien à gagner, si ce n'était passer le temps.
Seulement, chaque opportunité de faire passer le temps était bonne à prendre. Chaque opportunité de songer à autre chose, de fuir ses propres pensées... d'oublier était bonne à prendre.
La voiture arriva enfin et le titre lui revint dans la même seconde : Wake Me Up Brefore You Go-Go de Wham, qui était sorti en toute fin de l'année précédente et qui faisait un carton en cet été 85. Le véhicule était un très beau modèle, tout de rouge mat, au toit décapotable et aux finitions argentées. La portière côté passager s'ouvrit, révélant de magnifiques sièges en cuir rouge et une adolescente aux multiples couleurs.
« En quoi puis-je vous aider ? »
Habillée d'une robe légère haute en couleur et d'une grande ceinture bleue, les bras couverts de tout un tas de bracelets tressés et ses boucles bleues dissimulées dans un fichu à pois, elle arborait un immense sourire. De l'autre côté, la conductrice coupa le contact et fit taire la voix du chanteur d'un même mouvement. Lorsqu'elle quitta son siège, elle resta un long moment accoudé à la portière, ses cheveux à elle flottant dans le vent. Ce fut au final à la passagère de parler la première.
« On voudrait faire le plein. »
Le pompiste hocha la tête et se mit au travail. Ainsi, tout en se demandant une nouvelle fois : pourquoi son employeur avait insisté pour faire installer ce fameux panneau proclamant libre-service alors qu'au final, il était toujours là pour servir les clients - il prit la pompe et laissa le réservoir de la nouvelle venue l'aspirer. Puis, comme il en avait l'habitude pour faire passer le temps, et comme cela était chose courante aux États-Unis en ces années-là, il engagea la conversation avec les deux inconnues.
Ainsi, il comprit qu'elles étaient en rode-tripe à travers le pays. Tout en recoiffant ses cheveux d'or qui s'arrêtait au-dessus de ses épaules, la conductrice lui apprit qu'elles réalisaient une promesse faite de cela il y a bientôt trois ans. Dans les premiers jours de leur seconde, dans ce monde inconnu et un peu effrayant qu'était le lycée, elles s'étaient rencontrées au détour d'un couloir et il n'en avait pas fallu plus pour créer une amitié des plus solides qui soit. Puis - même si cela semblait avoir été fait sur un coup de tête, elles savaient que ça n'en été pas moins une promesse - elles s'étaient jurées que si elles réussissaient toutes deux leurs examens, elles partiraient parcourir les États-Unis. Et voilà que trois ans plus tard, fraîchement diplômées et tout juste libérées du lycée, elles se lançaient dans la grande aventure.
Ensuite, voyant qu'aucune autre voiture ne semblait décidée à venir prendre de l'essence en cette belle et douce nuit d'été, il fit rentrer les deux jeunes femmes à l'intérieur de la boutique et leur offrit un chocolat chaud brûlant pour l'une et un café pour l'autre. Elles voulurent le payer et il refusa d'un signe de main : il était bien trop heureux d'avoir des personnes avec qui discuter. Tous les trois avaient la nuit devant eux et rien qui ne les empêchaient de partager ce moment. Alors ils le partagèrent.
Les deux jeunes femmes comme le monsieur de la station-service auraient pu avoir peur du camp adverse, redoutant peut-être d'être face à un tueur en série qui endormait la méfiance de leur victime en les appâtant avec de délicieux chocolats chauds ou de se montrer sans moyen de défense à de folles criminels recherchées dans tous les États. Mais il n'en fut rien. Ils étaient peut-être de parfaits inconnus les uns pour les autres, mais ils n'avaient pas peur les uns des autres. Au fond d'eux-mêmes, il y avait comme une petite étincelle, une jeune amitié naissante qui n'attendait que de devenir flamme. Elles auraient pu passer leur chemin et dans ce cas l'étincelle se serait affaiblie avant de s'éteindre. Voilà tout. Mais puisque ce n'était pas le cas et qu'elles avaient fait le choix de partager ce petit moment avec lui, l'étincelle brillait et brillait encore.
Et ils avaient beau être de parfaits inconnus les uns pour les autres, à cet instant, cela n'avait plus grande importance. Ils étaient tous trois heureux d'avoir d'autres avec qui parler et peu importe quels liens les unissaient les uns aux autres.
Car quelle importance ? Est-il vraiment nécessaire de vraiment connaître l'autre pour pouvoir tisser un lien avec ? Avait-il même un temps imparti que l'on devait passer à discuter avant de pouvoir officiellement dire que l'on s'entendait bien avec cet autre ? Et bien Edward, Elisabeth et Jennifer n'en pensaient rien. Combien de temps avaient-ils discuté ensemble pour le moment ? A peine une dizaine de minutes et pourtant, ils avaient déjà l'impression d'être les meilleurs amis du monde. Ils s'étaient livré leur prénom, un petit bout de leur passé et un grand morceau de leur vision de l'avenir... il ne leur fallait rien de plus.
Leur rencontre dans une station-service et à une telle heure n'avait rien de commun. Cela leur importait peu. Elles étaient deux jeunes femmes et lui un homme qui avait déjà la trentaine. Cela leur importait peu. Elles avaient des chevelures magnifiquement brillantes et lui était chauve. Cela leur importait peu.
A vrai dire, ils n'en avaient plus rien à faire de leurs différences et de ce qu'aurait pu en penser le monde extérieur. Plus rien d'autre ne comptait que ce moment, à cet instant, à cet endroit.
Cette rencontre était unique et ils le savaient. Elle était de celles qui se produisaient qu'à de rares occasions – parfois même qu'une seule fois dans une vie. Elle était de celles qui créaient les liens les plus forts entre certains individus et ce pour toute une vie, ou qui permettaient simplement à deux âmes en peine de retrouver le sourire le temps d'une soirée, avant de ne plus jamais recroiser la route de l'autre. Elle était de celles qu'on ne peut oublier et qui vous changent à jamais.
Les heures défilèrent et d'autres gobelets plastiques de chocolat chaud se vidèrent. Les langues se délièrent et les rires fusèrent. Les sujets changèrent et la conversation reprenait toujours de plus belle.
Puis à un moment, le silence se fit. Les deux adolescentes se regardèrent un instant, hochèrent la tête et tournèrent d'un même moment vers leur hôte. A nouveau, ce fut la passagère qui parla la première.
« Je vous voie sourire et rire avec nous, mais il y a cette lueur qui ne quitte jamais votre regard. Vous avez l'air triste. Est-ce que vous voulez en parler ? »
L'employé de la station-service ne dit pas un mot. Il resta parfaitement silencieux et immobile. Puis il se retourna, fonça vers le fond de sa petite boutique, ouvrit l'un des nombreux réfrigérateurs et en sorti une canette de limonade. Il l'ouvrit et, sans même attendre que le petit bruit habituel à l'ouverture d'une cannette se termine, il but une grande gorgée. Une très grande gorgée. Une fois cela fait, il sembla déjà aller mieux. Ainsi, lorsqu'il revint derrière le comptoir, il semblait presque qu'il était heureux que quelqu'un lui ait proposé de livrer ce qu'il avait sur le cœur. Alors qu'ils étaient restés debout depuis tout ce temps, ne songeant pas un seul instant à s'affaler sur les fauteuils de l'entrée tant ils étaient absorbés par leur discussion, Edward leur indiqua ces dits sièges d'un signe de main avant de lui-même s'y installer. Ainsi, lorsque tout ce petit monde fut bien installé, les oreilles et le cœur grand ouvert, le récit pu enfin commencer.
« Pour comprendre cette mélancolie au fond de mes yeux, il faut connaître ce qui m'a amené à travailler ici, dans cet endroit aussi éloigné de toute civilisation. Il faut connaître ce qui m'a poussé à quitter mon travail qui me passionnait tant autrefois et à rendre les clés de cet appartement où j'avais passé de si bons mouvements. Il faut connaître pourquoi je ne suis plus et ne serais plus jamais heureux. Il faut connaître cette histoire, l'histoire de la seule et unique personne que je n'ai jamais aimée. »
C'est ainsi qu'il commença son histoire.
Au fil des mots et des sentiments qui en découlaient, Edward entraîna les deux adolescentes dans son passé, dans cette époque qui était sa dernière source de bonheur et en même temps, une immense source de chagrin.
Il remonta des heures, des jours, des mois, des années, presque une décennie en arrière. Il remonta à sa propre fin de terminale, l'obtention de son diplôme de philosophie et à son premier jour en tant qu'enseignant. Il remonta au jour où il avait découvert qu'il aimait les garçons – même si au fond, il s'en doutait depuis de nombreuses années déjà – et où il avait compris qu'il allait devoir cacher cette part de lui toute sa vie durant. Il remonta à cette rentrée où il l'avait croisé pour la première fois, lui. Il remonta au matin où ils avaient fait plus que s'échanger un simple bonjour comme le font tous les collègues, ce matin où ils avaient eu leur première discussion et bien évidemment, sur le premier désaccord philosophique sur la question des stoïciens.
Il remonta à deux années de bonheur, durant lesquelles le monde aurait pu s'écrouler et la Terre cesser de tourner, Edward n'en aurait été pas moins heureux : il n'osait certes, pas avouer ces sentiments à Roméo mais rien de l'avoir de à ses côtés en tant qu'ami suffisait à le rendre heureux. Puis il se répétait sans cesse qu'il pourrait toujours lui confier ces sentiments plus tard. Plus tard.
Il remonta à ce jour. Ce jour-là.
A cet été 80, en tout début de soirée, quand la police était venue frapper à sa porte. C'était un jeune, Nathan ou peut-être même Philippe, qui lui avait annoncé la nouvelle. Au début, il n'avait pas voulu y croire. Ça ressemblait bien trop aux scènes de ces feuilletons policiers débiles qui passaient à la télé et que Roméo aimait tant regarder lorsque Edward était convié chez lui pour être autre chose que de la fiction. Ce n'était pas réel. Laisser la porte ouverte car incapable de la refermer, s'effondrer au sol car incapable de tenir sur ses jambes, fondre en larmes car incapable de les retenir. C'était une scène de film ! Ce n'était pas la réalité ! Et ça, il se souvenait l'avoir répété encore et encore, comme si cela finirait par rendre ces mots réels. Mais quand il avait trouvé la force de se relever et de s'asseoir sur une chaise, que ses larmes s'étaient assez calmées pour qu'il puisse y voir quelque chose, il avait croisé le regard de Nathan – ou peut-être était-ce de Philippe- et là, Edward avait su.
Le dossier d'enquête fut clos sans que de véritables coupables ne soient désignés. Pour certains, c'était des élèves qui avaient appris la nouvelle et qui avaient décidé de lui donner une petite leçon qui avait mal tournée. Pour d'autres, c'était des adultes qui proclamaient faire justice et débarrasser la Terre de sa vermine. Pour d'autres encore, il avait simplement été au mauvais endroit au mauvais moment. Nulle part dans le dossier, le mot « vermine » était expliqué, personne n'avait osé employer le mot homosexualité, craignant peut-être un châtiment divin s'ils le faisaient. Mais Edward lui, savait.
« Alors j'ai décidé de partir. Où ? Je n'en avais pas la moindre idée, mais je savais qu'il fallait que je parte. Le lendemain, je suis allée au bureau de la principale et j'ai donné ma démission. Elle n'était pas là, alors je me suis contenté de poser la lettre sur son bureau. Puis j'ai fait une journée de cours comme à mon habitude, retrouvant les élèves que j'avais éveillé à la philosophie et qui m'avait tant rendu fier de mon métier autrefois, les élèves qui dormaient mais qui se révélaient parfois les plus érudits lorsqu'ils voulaient bien s'y mettre, et même tous ceux qui n'intervenaient jamais en classe mais qui me rendaient toujours des devoirs que j'adorais lire. Je suis allé dans la salle des profs, j'ai pris un café et j'ai discuté avec les amis que je m'étais fait au cours de ces deux merveilleuses années. J'ai discuté une dernière fois avec deux jeunes professeures qui étaient devenues de proches amies, puis je suis parti. »
Il fit une pause, quittant les deux adolescentes du regard pour le porter sur les pompes à essence, attendant sagement leur prochain client.
« Je me suis assis dans ma voiture et j'ai roulé. J'ai roulé loin et longtemps. J'ai roulé et j'ai roulé sans m'arrêter. Jusqu'au soir où je me suis arrêté ici pour de l'essence... et je n'en suis plus jamais reparti. Le patron m'a embauché, m'a donné les clés de cette station parmi toutes celles qu'il possède et n'a rien voulu savoir de mon passé. Et c'est ainsi que quatre ans plus tard, je ne ressemble en plus rien à celui que j'étais jadis. »
A la fin de ce récit, il n'y eut pas de silence mais au contraire, une discussion des plus animées. Elles lui posèrent un tas de questions, puis racontèrent d'autres choses. Enfin libéré d'un poids, l'employé de la station-service semblait plus heureux. Plus léger. La lueur n'avait pas disparue de ses yeux, car elle ne le quitterait plus jamais, mais elle s'était atténuée.
Lorsque ces demoiselles quittèrent les sièges et se dirigèrent vers la porte de la boutique pour reprendre leur rode-trip, elles se tournèrent toutes deux une ultime fois vers le comptoir où Edward s'était à nouveau dissimulé. Ils se dirent « à la prochaine » même si au fond d'eux, ils savaient déjà qu'il n'y aurait pas de prochaine fois.
La clochette tinta. La porte claqua. La voiture redémarra. Et une seconde plus tard, elles avaient déjà disparu. Tout comme si elles n'avaient jamais été là.
Il passa à son tour la porte peu après.
Mais cette fois, il n'allait pas attendre la prochaine voiture. Ni même essayer de deviner le titre d'une chanson résonnant au loin. Cette fois, il allait enfin faire ce qu'il aurait dû depuis longtemps déjà.
Edward allait le laisser se répandre.
Il allait laisser se répandre ce feu qui le consumait déjà tout entier, n'épargnant pas une seule partie de son être. C'était un feu qu'il s'était efforcé de contenir avec autant d'ardeur que cela lui avait été possible quatre ans durant et qu'aujourd'hui, il devait enfin laisser brûler en paix.
Edward n'avait jamais trouvé la force de lui dire je t'aime. Il n'avait jamais trouvé la force de lui avouer ces quelques mots, ces quelques lettres si puissantes. Au fond, Roméo savait-il même réellement à quel point Edward l'avait aimé ? A quel point il avait été fou de lui ? Edward aurait été prêt à mourir pour lui... et il parti sans savoir qu'il l'aimait.
Et un jour... oui un jour cela devait exploser. Un jour arriverait forcément où cette âme en peine ne parviendrait plus à contenir cet amour qui le consumait depuis tant d'années. Un jour viendrait où les sentiments prendraient le pas sur la raison. Un jour, cela était écrit dans les lignes du destin, Edward brûlerait d'amour pour Roméo.
Les panneaux disposés aux quatre coins de la station étaient là pour le lui rappeler, tout comme les quelques souvenirs de sa lointaine formation de pompiste et le bon sens humain : toute source de chaleur à proximité d'essence représenter un danger mortel. La Terre entière savait cela. Lui aussi le savait. Bien sûr qu'il le savait.
Il laissait le bidon de gazole se vider à ses pieds et regardant une dernière fois les étoiles qui brillaient si fort dans le firmament, il braqua l'allumette... et la laissa tomber au sol.
Au loin, deux adolescentes fonçaient vers l'aube dans une voiture rouge. Au loin, d'autres histoires se déroulaient, d'autres histoires d'amour voyaient le jour et brillaient des feux du premier amour.
Et au loin, bientôt, on distinguerait de la fumée s'élever de la station essence vers le haut du ciel. Plus tard, pas pour le moment encore, les pompiers viendraient éteindre le feu et découvriraient un corps. Ils en concluraient à un accident, à une fuite d'essence...
Mais à cette seconde même, à ce tout petit instant avant que l'allumette ne rencontre l'essence et que le brasier se déchaîne, Edward adressa sa toute dernière pensée à Roméo et sur ses lèvres, pour la toute première fois depuis quatre longues années... un sourire était apparu.
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