Le concours de Philo
Aujourd'hui, le prof de philo du lycée avait été chargé de surveiller deux de ses élèves qui passaient une épreuve de philosophie. Ce n'était pas dans le cadre du bac, mais pour un concours facultatif à l'échelle nationale, et puisqu'elles avaient toutes deux demandé à participer ... il avait été là dès le départ pour les encourager. A présent que l'épreuve avait commencé et que le sujet était tombé, il ne pouvait que leur souhaiter d'être créatives pour pouvoir y répondre.
Il savait que les deux élèves dans cette salle étaient justement, de ces esprits les plus imaginatifs. Il savait qu'elles deux écrivaient. Tout comme il savait qu'elles étaient douées, très douées.
Elles étaient de celles qui un jour, un matin d'hiver où les rayons glacés du soleil avait caressé leur visage, une après- midi de printemps où les premières fleurs étaient sorties de leur long sommeil, ou peut-être une nuit d'été où la Lune avait accompagné leurs rêves, avaient compris qu'elles en étaient dotées. Qu'elles avaient cette chose quelque part au fond d'elles, cette chose qui n'avait fait sommeiller jusqu'à présent et dont l'heure du grand réveil était enfin venue.
Cette chose animale, qu'elles allaient devoir apprendre à dompter. Cette chose féroce, qu'elles allaient devoir apprendre à calmer. Cette chose inconnue, qu'elles allaient devoir apprendre à connaître. Cette chose de grands pouvoirs mais impliquant de grandes responsabilités, qu'elles allaient devoir à apprendre à contrôler.
Et cette chose animale, féroce, inconnue, aux grands pouvoirs mais aussi aux grandes responsabilités, c'était leur talent d'écriture.
Telle une fleur délicate qui avait attendue plus d'une décennie pour éclore, leur don avait attendu le bon moment et son jour était enfin arrivé. Alors, que ce fut par un délicat matin d'hiver, une belle après-midi de printemps ou par une chaude nuit d'été, et peu importe la manière dont cela s'était produit, elles avaient su : elles avaient su qu'il y aurait des ratés, des changements divers dans la manière de rédiger – pour le meilleur et pour le pire - , des textes dont elles ne sauraient pas fières, d'autres pour lesquelles elles auraient presque envie de les faire disparaître sans plus attendre dans la corbeille, elles savaient que dans ce qu'elles avaient écrit six mois auparavant, elles ne s'y parfois retrouveraient plus... mais aussi, elles savaient que s'il avait des erreurs, ce n'était qu'une occasion d'apprendre de celles-ci et de mieux faire la fois d'après, elles savaient que s'il avait des changements et bien ce n'était que le signe que elles aussi, elles changeaient, elles savaient que même si parfois des textes ne leur plaisaient pas entièrement, ce qu'elles avaient éprouvé en laissant l'encre couler sur le papier ne méritait en rien de finir à la poubelle. Oui, des fois elles seraient un peu moins fières, des fois elles écrivaient moins, des fois elles ne toucheraient plus à leur clavier pendant un mois... mais pour toutes les choses positives que leur entrouvriraient l'écriture, elles avaient tout intérêt à permettre à leur côté animal de s'éveiller.
Certains et certaines avaient été dotés de talents, mais avaient fait le choix de ne pas les développer. Que ce soit car ils n'en voulaient pas, parce qu'ils avaient peur, parce que leurs parents le leur interdisaient ou que leur régime politique tenait les talents artistiques en horreur, c'était ainsi qu'ils avaient décidé d'agir. Ils avaient pris la décision de réprimer ce côté animal et de jamais essayer de le contrôler. Alors, petit à petit, leur talent avait disparu. Car une fleur qu'on s'efforce d'écraser fini irrémédiablement par mourir.
Elles n'avaient pas écrasé la fleur, mais avaient tout fait pour qu'elle devienne une grande et vaillante jonquille toute colorée et aux milles fragrances.
Mr Peters savait cela car il avait dévoré les dissertations de philosophie de Mary et de Jude.
Et quelques fois, oui quelques fois, il s'y était pleinement retrouvé. Il se voyait lui, lorsqu'il avait lui-même découvert son talent d'écriture lors de sa folle jeunesse. Il retrouvait cette précipitation, cette fougue et tous ces sentiments exacerbés à l'extrême que seuls les adolescents avaient le pouvoir de retranscrire. Il retrouvait... la preuve l'écriture n'était pas pour elles une simple passion, mais leur raison d'être et de vivre. La preuve que ce n'était plus du sang qui coulait dans leurs veines, mais de l'encre. La preuve qu'elles ne s'arrêteraient pas d'écrire avant de bien longues, longues, longues années.
Et aujourd'hui plus que jamais, elles allaient devoir lui faire appel. Aujourd'hui plus que jamais, leur don de manier les mots allait leur servir à remporter cette épreuve de philosophie.
Elles étaient jusqu'à présent restées statiques devant le sujet qui avait interrompu le cours normal de leur existence. Mais soudain, alors que leur esprit se mit soudainement à fonctionner à milles à l'heure et que les idées de problématique fusèrent tout aussi vite, elles se jetèrent toutes deux sur leur brouillon... et dès lors, le stylo ne fut plus jamais reposé.
Il fut soudain ramené des années en arrière, de bien longues années en arrière.
Il se revit lui, lycéen au bulletin pas toujours exemplaire, voulant à son tour participer à ce même concours. Puis tout soudainement, réapparut l'image de ce prof qui avait été le sien en terminale et celui pour lequel il avait failli tout abandonner. Celui qui avait bien faillit briser son rêve. Leur réduire en miettes, le faire disparaître à tout jamais.
Mr Peters n'avait aucun moyen de savoir ce que serait devenue sa vie si le chemin de cet individu n'avait pas croisé le sien, car après tout on ne peut toujours prévoir les conséquences de nos actes. Il n'avait pas non plus de supers pouvoirs de divination, ni de machine lui permettant entr'apercevoir tous les chemins que les choix qu'il avait fait au cours de sa vie l'avaient amené à ne pas prendre. Il ne pouvait pas être sûr de tous les détails. Ce dont il était certain en revanche, c'était que cet avenir imaginaire aurait forcément été préférable.
Quelques fois, il existe des gens qui ne croient pas en nous. Lui n'était pas de ceux-là. Lui, il était de ceux qui ne se contentaient pas seulement de le penser, mais qui aimaient à vous le répéter. Qui parce que nous n'aviez pas les meilleures notes, que votre tenue vestimentaire ou votre maquillage n'était pas à son goût, que vous veniez de la province et que pour lui vous ne valiez rien face à des élèves parisiens, ou pour une raison que même lui devait être capable d'expliquer, il choisissait des victimes et durant toute cette année scolaire où il était leur professeur, il s'acharnait sur elles. Combien de fois Mr Peters avait-il ressenti le regard dédaigneux de ce prof sur lui ? Combien de fois avait-il ignoré sa main levée, son acharnement à participer, ses efforts faits à chaque copie pour rattraper la précédente ? Combien de fois ses mots aussi tranchants que des lames avait blessé son si petit cœur d'adolescent ? Combien avait-il espéré que le professeur de cette matière qu'il avait tant attendu d'étudier depuis sa sixième se déciderait soudainement à le voir autrement que comme un moins que rien ?
Le prof ne l'avait jamais frappé, mais les phrases qu'il lui avait craché à la figure quand l'adolescent qu'il avait été autrefois lui avait demandé son aval pour sa participation au concours général avaient été pires que des coups. Il avait eu des bleus pendant des mois, même si personne ne pouvait les voir. Il avait eu les larmes aux yeux plusieurs jours durant, même si elles n'avaient jamais coulé. Il avait senti son cœur se briser, même si celui-ci n'avait en réalité jamais cessé de battre.
Il avait continué à sourire, comme il avait appris à le faire pour cacher la douleur que ce tyran faisait naître en lui, et personne ne s'était jamais douté de rien.
Il avait enfoui ce rêve de concours au plus profond de lui-même. Il avait écrasé la fleur, étouffé le brasier, jeté un seau d'eau glacé sur le feu. Mais il y avait une chose que ce prof n'avait pas réussi à lui arracher : son rêve d'enseigner la philosophie. Il avait raté sa chance mais aujourd'hui, il était heureux d'être devenu tout le contraire de ce prof et d'accomplir ce qu'il aurait voulu qu'on fasse pour lui : croire en ses élèves.
Et alors que cette idée faisait naître un sourire sur ses lèves, son téléphone vibra soudain dans la poche arrière de son pantalon. Il l'attrapa et constata que c'était un appel de son époux. Il devait y répondre. Il se signala donc aux deux adolescentes qu'il sortait et leur demanda de rester sage en son absence – ce qui d'ailleurs, ne manqua pas de les faire rire – et se dirigea vers la porte.
Il ouvrit cette dernière et mit un pied dehors, prêt à traverser le vaste CDI et à retrouver le grand air du monde extérieur. Mais juste avant de se lancer dans cette grande aventure, il se retourna et adressa un dernier regard à ces deux jeunes dames.
Il y eut cette ultime seconde avant que la porte ne se ferme et que disparaisse le dernier rayon de lumière qui s'échappait encore de la pièce... et durant cette seconde, cette toute petite seconde, Mr Peters souhaita à ses deux élèves une chance inouïe et les remercia milles fois d'oser faire ce que lui n'avait trouvé le courage de faire bien des années plus tôt.
Car il croyait en elles, bien plus qu'elles ne pourraient jamais le soupçonner.
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