Ils s'étaient aimés ( seconde version : je souris)

Depuis près cinq ans, nous habitons une très jolie maison à Fleurance, dans le département du Gers. Nous avons décidé de nous installer dans la région Midi Pyrénées pour le cadre. Avec mon mari, nous sommes parfaitement heureux. Je suis parfaitement heureuse. Tout est vraiment magnifique. Les paysages sont paradisiaques, le soleil ne manque jamais et la bonne humeur du Sud de la France donne le sourire. Tout est vraiment magnifique.

Oui, vraiment, tout est magnifique. Nous sommes parfaitement heureux et je suis parfaitement heureuse. Que vous dire d'autre ? Tout est ... vraiment magnifique. Nous sommes parfaitement heureux et je suis...

À vrai dire, si vous voulez vraiment tout savoir, je vous mens depuis le début.

Tout n'est pas magnifique. Nous ne sommes pas parfaitement heureux, mais surtout, je ne suis pas heureuse. Triste ne serait pas non plus le terme. Je pense plutôt que je suis ... là.

Je ne cherche plus à être heureuse, ni même à avoir la moindre émotion. Pourtant les émotions sont inévitables, car ce sont elles qui font de nous des êtres humains. Avoir des émotions nous permet de vivre. Et peut-on exister sans émotions ? Peut-on exister sans vivre ?

Alors voilà, maintenant, ça fait cinq longues années, que je ne vis plus. Que je me contente d'exister.

Je suis presque invisible et il n'y a que les bleus qui recouvrent mon corps qui me rappellent que je ne le suis pas totalement. J'ai coupé les ponts avec ma famille et mes amis alors il n'y a plus personne pour me redonner le sourire.

Je ne suis pas heureuse, mais je suis seule.

Je suis seule face à lui et ses crises de colère, lui et son envie incontrôlable de boire, lui et ses poings, lui et ses coups, lui et sa violence.

Ce soir encore, il rentre de son travail. Il a un boulot dans une cave à vin de Gascogne, ça nous avez bien fait rire au début. Nous, les étrangers venus du Nord-Est, on se retrouvait à travailler dans les produits régionaux du Gers. Mais maintenant, c'est juste un prétexte de plus pour pouvoir boire.

Je suis assise à la table du salon, où est posé un vase avec de très jolis tournesols. Alors qu'il s'avance dans la pièce, je lui adresse un bonjour. Il ne me répond pas. Il va à la cuisine, prend une bière dans le frigo. Il s'assoit en face de moi. C'est là que je remarque qu'il a du rouge à lèvres sur sa chemise blanche. Je lui demande, tout doucement, d'où il vient. Il s'énerve.

Mon mari se lève et sa chaise bascule en arrière. Il emporte une partie de la nappe avec lui par la même occasion. Sa bouteille de bière tombe au sol dans un immense fracas. Je bondis de ma chaise et me recule, avant de me heurter au mur.

Je n'aurai pas dû lui poser une question qui fâche, je suis vraiment trop bête. Je m'apprête à m'excuser, mais je n'en ai pas le temps. Il lève son bras et une claque me projette au sol.

Je saigne du nez et ma lèvre recommence à enfler. Comme d'habitude. J'essaye de me relever, mais un coup de pied dans l'estomac me bloque la respiration.

Étendue au sol, je ferme les yeux, attendant que ça passe. Les paupières closes, je ne fais plus attention aux bruits autour de moi. Mon mari m'insulte. Il respire fort et parcourt le salon en long et en large. Soudain, plus de bruit. Peu de temps après, un bruit brise le silence qui s'était installé. Un son étrange, comme de l'eau qui coule. J'ouvre les yeux.

L'eau et les tournesols tombent du vase qu'il tient à l'envers. Sa main est fermement agrippée au verre et ses yeux bruns brûlent de rage.

C'est ce moment qui me fait revenir à moi. C'est ce moment qui me fait à nouveau exister. C'est ce moment qui me permet de réaliser que mes émotions avaient peut-être disparues ces 5 années, mais qu'elles n'étaient pas mortes, elles étaient juste cachées au plus profond de moi-même. C'est ce moment qui me fait comprendre que ce que je subis, ce n'est pas normal et que ce n'est pas de ma faute. C'est ce moment qui me fait enfin voir ce que provoque réellement en moi mon mari : il me fait peur.

Ces cinq dernières années, je n'étais pas heureuse. J'avais peur.

C'est là que je la vois, posée sur l'étagère derrière lui : notre photo de mariage.

Lui et moi. Moi et lui. Nous. Nous au tout début. Nous aux premiers baisers. Nous lors de nos premières nuits. Nous lorsqu'on sortait tous les soirs. Nous lorsqu'on voyait nos amis et qu'on en rencontrait d'autres. Nous lorsqu'on avait parlé de notre rêve de partir voir l'Australie. Nous lorsqu'on avait acheté les billets d'avion. Nous lorsqu'on est arrivé sur l'île. Nous lorsqu'on a continué à voyager. Nous à nos fiançailles. Nous à notre mariage. Nous heureux d'être ensemble.

Nous... heureux. Nous parfaitement heureux.

Alors oui, cette époque a réellement existé. Cette époque où nous avions fait le choix, ensemble, d'acheter cette jolie maison à Fleurance, dans le département du Gers. Nous avions décidé, ensemble, de nous installer dans la région Midi Pyrénées pour le cadre. Avec mon mari, nous étions parfaitement heureux. J'ai été parfaitement heureuse. Tout a vraiment été magnifique.

Notre histoire d'amour a été magnifique. J'ai été folle amoureuse de l'adolescent que j'ai rencontré au lycée et de l'homme avec qui je me suis mariée, mais pas de l'inconnu qui me frappe. Celui que j'ai rencontré autrefois ne m'aurait jamais frappé avant de me répéter qu'il m'aimait encore et encore. Non, il n'aurait pas fait ça. Parce que battre sa femme, c'est tout sauf de l'amour.

Celui qui se tient devant moi, ce n'est pas l'homme que j'aime. Celui que j'ai aimé, tant aimé, a disparu depuis longtemps.

Celui avec qui j'ai été heureuse, tant heureuse, a disparu depuis longtemps.

Son bras recule et heurte le cadre. La photographie tombe au sol et se brise en un milliard de morceaux. J'ai tout juste le temps de fermer les yeux et d'essayer de protéger mon visage que l'autre lance le vase. Des minuscules morceaux me transpercent la peau. Je hurle.

Quelqu'un toque à la porte. Un voisin peut-être. Après tout, les quatre maisons au alentour, si ce n'est tout le quartier est au courant de ce qui se passe chez nous. Tout le monde connaît cette histoire du mari qui bat sa femme. Mais pourquoi est-ce qu'elle ne fait rien ? Pourquoi est-ce qu'elle ne le dit pas à quelqu'un ? Pourquoi est-ce qu'elle ne va pas déposer une plainte au commissariat de la ville ? Pourquoi est-ce qu'elle accepte les coups ? Pourquoi est-ce qu'elle a été d'accord de couper les ponts avec toutes ses anciennes connaissances ? Pourquoi est-ce qu'elle ... ? Pourquoi est-ce qu'elle n'a pas ... ? Pourquoi est-ce qu'elle a fait ça ... ? Moi, si j'étais à la place, je ne me laisserai certainement pas faire ! Enfin, tu réalises quand même...

Voilà ce que disent en partie les voisins. Ils se demandent tous pourquoi je n'ai pas encore déposé plainte ou pourquoi j'ai fait ça, ou pourquoi je n'ai pas fait ça. Après, ils donnent leur avis. Dans leurs discussions de commères au magasin lorsque je fais mes courses ou au salon de coiffure, ils parlent tous de moi comme si je n'étais pas capable de les entendre. Ils disent qu'eux, au moins, ils réagiraient, ils se défendraient. Puis, ils ajoutent, que bon sang, il n'est tout de même pas si compliqué que ça de se sortir d'une telle situation.

En bref, ils voient ce qui m'arrive, ils entendent ce que m'arrive. Mais personne, jamais personne, ne m'a proposé son aide. La violence conjugale, c'est visiblement mieux que personne n'aborde ce sujet. Et la seule fois où un voisin, enfin, vient voir ce qui se passe, c'est ce jour là. Ce jour où il est trop tard.

L'attention de l'homme est détournée, juste un instant. Mais c'est tout ce dont j'ai besoin. Je me relève et attrape un couteau posé sur le plan de travail de la cuisine. Je ne veux pas lui faire du mal. Je veux seulement lui faire peur pour pouvoir partir d'ici.

Quand son regard est à nouveau braqué sur moi, j'y lis d'abord la surprise d'avoir une arme pointée sur lui. Mais tellement sûre de m'avoir brisée à tout jamais, la créature s'avance, confiante. Le serpent laisse sa main traîner sur la table et se saisit du couteau à viande. Et dans ses yeux, je vois bien que lui, son couteau, ce n'est pas uniquement pour faire peur. Ni pour me faire mal. C'est pour me tuer.

Il s'approche et son couteau passe à quelques centimètres de mon cœur. Mais il ne l'atteindra jamais. Car il s'est raté en me le plongeant dans le ventre. Mais avant qu'il ne puisse retenter sa chance, c'est moi qui lui plante.

En plein cœur. La bête s'écroule.

Le monstre rend son dernier souffle et moi, je pleure, le corps tout entier parcouru de tremblements.

Ce qui a autrefois été mon mari est étendu à côté de la photographie d'une époque à jamais révolue, les yeux grands ouverts, entouré de tournesols.

À travers les fenêtres, les gyrophares illuminent la pièce. La police est déjà là. Le voisin les a sûrement appelé. Des autres voisins, curieux, arrivent et crient sur le pallier. La police toque à la porte. Ils m'appellent. Mais constatant que je ne leur répond pas, je les entend commencer à défoncer la porte. Je me recule, fuyant le cadavre ou peut-être m'avançant vers l'entrée pour aller leur ouvrir.

Et alors que je marche à reculons, j'oublie la marche, à la quelle bientôt, je mourrai en m'y cognant la tête, mais juste avant, ma dernière pensée est que, si mon histoire devait faire la Une des journaux, le genre d'enquête policière de voisinage dont les lecteurs raffolent, elle aurait sûrement un titre comme : «  ils s'étaient aimés, pour le meilleur et pour le pire. »

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