Il me suffit de fermer les yeux


Il me suffit de fermer les yeux



Il me suffit de fermer les yeux.

Alors les années s'effacent et le passé refait surface. La toute récente trentaine et la vingtaine s'envolent, puis renaissent les jeunes années. Retour aux 18 ans, au temps de l'adolescence qui doucement s'achève et de cette autre vie qui commence. Retour au temps des souvenirs. Retour au temps de l'été. De cet été-là.

Et lorsque je les rouvre, je le sais, je le sens : j'y suis à nouveau. Au bord de la fenêtre ce soir-là, à une époque vieille de ce qui me semble être plusieurs millénaires. Il fait nuit et pourtant les étoiles scintillent si fort qu'aucun détail du décor qui s'étale là-dehors ne m'échappe.

Je vois tout.

La Lune qui effraye les nuages, les montagnes qui se dressent vers le ciel, la route et les feux qui y apparaissent furtivement, le grand panneau noir annonçant fièrement « Oval Séjour - Colonies de vacances et classes vertes – De 4 à 17 ans ». Puis bien sûr, la vie qui se déroule en contre-bas. Il y a ces brèves lueurs, ces éclats qui s'échappent des lampes de poches qui vacillent dans les mains des adolescents. Ces sales jeunes qui n'en ont plus rien à faire. Plus rien à faire des règles, des normes fermement établies, des comportements proscrits et frôlant dangereusement avec l'immoralité et la possibilité que, peut-être, un animateur découvre leur supercherie et les renvoie se coucher en laissant peser la menace d'une sanction à la hauteur de leurs agissements, tel que raccourir le traditionnel bal de la colo (ce qui c'était par ailleurs réellement produit au cours de ces deux dernières semaines). Plus rien à faire de l'idée qu'il faudrait peut-être songer à dormir : car demain dès l'aube, un long et fastidieux voyage en train attendaient ces jeunes gens. Oui, sans doute était-il temps de clore leurs histoires et de souffler les braises. Temps de quitter la terrasser et de regagner le pas de leurs portes. Temps de s'enlacer et peut-être de s'embrasser. Temps des derniers adieux. Sans doute...

Seulement, cette nuit est celle qui restera gravée dans leur mémoire. Celle qui leur reviendra lorsqu'une fois adultes, ils invoqueront un souvenir de leur tendre jeunesse. Celle qui marquera leur cœur au feutre indélébile et qui sera toujours là, à portée de leurs futures nuits d'insomnies.

Au prochain cycle de dame Lune, ils seront de retour chez eux : de retour dans leur famille, dans leur chambre et bien trop vite déjà, dans leur salle de classe. Au prochain cycle, ils seront loin les uns des autres. Au prochain cycle, en succédera un autre, puis un suivant ... et ainsi de suite jusqu'à ce que viennent les affres de la distance. Car voilà la vérité : il viendra un jour où les messages commenceront à se faire plus brefs, moins intéressés, plus rares aussi et lorsque ce jour arrivera, il ne leur faudra pas plus d'une semaine pour disparaitre. Ils finiront par perdre le contact. Ils ont beau affirmer le contraire, c'est ainsi que les choses se passeront car c'est ainsi qu'elles se passent depuis la nuit des temps.

Cela viendra, bien sûr que cela viendra. Ils n'y pensent simplement pas ce soir.

Car ce soir l'heure est à la fête. Biscuits achetés au cours de la semaine, paquets de bonbon dont l'heure est enfin venue sont mis à l'honneur ; avec eux les peurs et les espoirs de chacun, une part d'eux-mêmes qu'ils consentent à partager à tous. De discrètes silhouettes qui au clair de Lune s'animent : dansant, chantant, hurlant, chuchotant, racontant, écoutant, aimant, s'enlaçant.

Vivant.

Assistant à ce spectacle de ma fenêtre, tout ce que ce lieu m'a permis de ressentir depuis ma première venue il y a trois ans de cela me revient soudain.

Je revois les feux des projecteurs, les rames de métros, les immeubles et leur lueur incandescente qui s'éteignent. La lumière qui se fait sur un second décor. Les montagnes qui apparaissent alors que l'aube s'éveille à peine. Les teintes les plus pâles de l'aurore se mêlent à celles plus sombres, plus vives, plus sûres de la forêt. Je revois le paysage grandiose qui m'avait coupé le souffle lorsque je suis descendue du car la première fois.

J'entends brièvement les bruits de klaxons, les voix insistantes et mécontentes lorsque la situation s'y prête, la cadence des passants pressés, la musique de la ville. Puis le silence. Paris se tait. Pas à pas, la mélodie de l'été recommence et avec une vague de moments passés qui emporte tout ce qu'il restait du présent dans passage. L'arrivée dans la grande salle et le début d'une nouvelle journée. Le calme quasi idyllique de la chambre remplacé par le bruit des couverts, des conversations qui tentent de se faire entendre à travers le brouhaha constant, la musique choisit par les animateurs et que l'on entend à peine. J'entends ceux qui ont encore sommeil. Les retrouvailles et les sourires qui s'en suivent. Les débats interrompus la veille et que l'on reprend à la faveur d'un instant de silence. Celles qui croquent leurs tartines avec entrain. Ceux qui les font disparaître sous une couche de beurre salé et qui en font tomber leurs couteaux. Les groupes d'amis qui jouent aux cartes et qui inventent leurs propres règles. J'entends le ballet d'une matinée en colonie de vacances.

Je sens le soleil qui perce les feuillages et qui s'attarde sur ma nuque découverte. Les feuilles qui craquent sous mes pas lorsque le scénario nous amène à tourner en forêt. La brise qui fait s'agiter mes mèches de la couleur du ciel lorsque je me dresse dans son sillage, perche à la main. Le tremblement qui me traverse lorsque je ferme le clap, l'excitation qui me saisit à l'idée du court-métrage qui va naître de nos mains ; et avec lui tous nos souvenirs de ce temps merveilleux passé au château.

Je saisis l'odeur un peu vieillotte qui règne dans la bibliothèque, qui imprègne le papier peint de l'ancienne demeure bourgeoise, les fauteuils tout de vert et de bois clair vêtus, sa cheminée majestueuse dont le feu s'est essoufflé, son lustre aux multiples cristaux, splendides petits diamants taillés avec noblesse. Il y a celle plus jeune, plus discrète aussi, des livres aux couleurs de diverses maisons d'éditions et aux thèmes propres à notre époque qui font tache au milieu de ce lieu érigé à l'heure d'une époque bien lointaine, mais qui en même temps... par leurs origines - leurs anciens propriétaires venant des quatre coins de l'hexagone, leurs passages entre de multiples mains d'enfants qui y ont chacun laissé leur empreinte, possèdent eux aussi une histoire qui mérite sa place entre ces murs.

Je goûte aux dernières heures de la journée. A la tisane que les dames des cuisines nous servent quelques fois à la fin des veillées. Aux bonnes nuits qui quittent mes lèvres au moment de remonter dans les étages. Puis lorsque vient cet instant où je retrouve la chaleur de mes draps, où la voix des filles de ma chambre s'estompe doucement, où la lumière m'apparaît de plus en plus lointaine, je goûte à cette sensation béni des dieux qu'est celle de quitter notre réalité pour un lieu, une dimension, cet tout autre chose où il ne subsiste plus qu'une seule certitude : celle que demain sera un jour encore meilleur.

Et si le jour suivant est toujours meilleur que celui que l'a précédé, sans doute n'y a-t-il aucune raison de pleurer celui-ci. Mieux vaut-il sécher ses larmes, relever la tête et laisser un sourire couler sur les lèvres.

Combien pourtant en ai-je vus qui s'étaient laissés terrasser par le chagrin lors de la soirée d'au revoir ? Combien en ai-je serré dans mes bras alors qu'ils étaient secoués de sanglots, complimenté alors qu'ils étaient même incapables d'émettre un son, enlacé une seconde fois alors qu'ils auraient voulu ceindre chaque personne 500 fois de plus ?

Il me semble que les sanglots ne sont pas toujours synonymes de tristesse et que celle-là même n'est pas toujours propre au malheur. Les larmes peuvent être un exutoire, un instant cathartique où la joie a plus souvent sa place qu'on ne veut bien l'admettre - mais ça, il me faudra de longues années pour le comprendre.

Ainsi, lorsque la réalité me rattrape et me contraint à regagner mon corps depuis trop longtemps abandonné au souvenir de mes jeunes années, je ne m'attarde pas les larmes qui coulent sur mes joues. Qu'elles coulent ! Elles me rappellent que tout cela est bien réel et qu'à tout moment, si je clos mes paupières et que je rêve suffisamment fort, j'ai le pouvoir de m'y replonger.

Je crois que je vais garder les yeux fermés encore un petit moment.

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