Faites un vœu
L'histoire que je vais vous raconter est celle d'une vieille dame. Elle était si vieille que les premiers Hommes n'en gardent eux-mêmes qu'un vague souvenir. Elle était une antiquité, un morceau du passé, une chose si ancienne qu'il serait impossible d'en découvrir l'origine exacte. Ce dont nous pouvons être sûr cependant, c'est qu'elle a existé un jour. Qu'elle a existé et qu'elle a laissé sa trace sur Terre.
Sur la Terre de nos ancêtres.
Aux temps ancestraux où l'on disait les rituels de magie monnaie courante, où la pleine Lune revêtait une toute autre signification, où les Hommes avaient une vision bien différente des choses.
Temps ancestral où malgré tous les sorts et formules qui furent employés pour cela, jamais personne ne put lui donner un âge précis. Était-elle seulement à la moitié de son existence ou au soir de sa vie ? Les oracles restèrent muets et les boules de voyances brumeuses. Néanmoins, les voix les plus sages s'accordent toutes sur ce point : elle était vieille.
C'était une vieille dame qui ne se séparait jamais de sa longue cape bleue et qui ne manquait jamais sa sortie nocturne. A la seconde où la nuit entrait dans son obscurité la plus profonde, l'ombre de la dame apparaissait sur le palier et quelques secondes plus tard, elle quittait sa chaumière. Dissimulée à la fois par son épaisse étoffe couleur ciel et les nombreux nuages, elle devenait presque invisible. Une ombre parmi les ombres. Alors, croyant sans doute qu'aucun villageois n'était réveillé à cette heure démente de la soirée pour l'épier à travers sa fenêtre, elle s'enfuyait en courant vers le sous-bois.
De là, peu de monde connait la suite de l'histoire. Peu de personnes ont osé tenter l'affront de la suivre dans cette sombre forêt, refuge des chouettes et des louves, dont le sol est strié de racines, de jeunes pousses et de tant d'autres pièges qui n'attendent que d'agripper vos chevilles et de vous attirer à Terre. Enfin, peu en sont revenus.
Mais moi je connais l'histoire. Je connais toute l'histoire, comme j'en connais de nombreuses autres. Alors, si vous le permettez, je vais vous la raconter.
La vieille dame franchissait l'orée des bois, traversait la forêt et trouvait le centre de cette dernière. Son cœur. Là où battaient en symbiose l'organe vital des petits faons qui viennent de voir le jour, celui des grands arbres qui veillent sur le monde et celui du vent. Le vent, féroce et réconfortant, doux et brutal, violent et amoureux, qui faisait virevolter les pans de sa cape bleutée. Soulevant les longues manches qui couvraient ses bras fins, découvrant ses jambes frêles et défaisant même parfois quelques mèches de ses cheveux soigneusement tressés.
Elle restait toujours quelques minutes ainsi, immobile. Et elle l'écoutait. Elle écoutait le vent.
Jusqu'au moment où le silence absolu de la nature était brisé. Le vent se taisait et un autre bruit le remplaçait. Jusqu'à cet instant où la terre se mettait à trembler, tout doucement, sans jamais dépasser les limites du bois. Ensuite, tout aussi lentement, elle se fracturait et finissait par s'ouvrir, laissant apparaitre une brèche. La vieille dame s'y engouffrait dans l'instant, sans plus éprouver aucun mal pour marcher. Elle semblait presque être redevenue une jeune fille.
Emportée par sa toute nouvelle vivacité, l'ombre s'engouffrait dans la faille et dévalait les marches faites de terre.
C'est ainsi que commençait un long périple. A chaque instant qui passait, elle s'engouffrait un peu plus profondément dans la galerie. Loin derrière elle, la lumière de la Lune peinait à la suivre dans ce souterrain. Elle s'en retrouvait quasiment aveugle, comme si cette galerie souterraine avait le pouvoir d'ôter le sens de la vue à quiconque oserait s'y aventurer. Et pourtant, elle n'éprouvait aucune difficulté à avancer.
Car Rebecca connaissait cette caverne par cœur.
Au fil des ans, elle avait appris à en connaître chaque détail. Il n'y avait plus aucune paroi sur laquelle elle n'avait pas posé sa paume. Il n'y avait plus aucune marche que ses souliers n'avaient pas emprunté. Il n'y avait plus aucun recoin dont elle ignorait l'existence.
Elle connaissait chacune des lignes tracées par l'humidité sur les murs de la galerie et chacune des cavités qui étaient apparues avec le passage du temps. Tout cela était gravé dans sa mémoire. De ce fait, Rebecca ne savait pas seulement se repérer dans cette obscurité quasiment totale... elle y voyait presque mieux qu'en plein jour.
Puis, petit à petit, une lumière faisait son apparition au bout du couloir. Elle était timide, osant à peine pénétrer dans le souterrain et pourtant, pour celle qui était plongée dans l'obscurité depuis ce qui pouvait s'apparenter à l'éternité... cette lueur était la plus puissante qui soit. Elle n'était pas agressive et encore moins violente. Simplement éblouissante. Elle n'empêchait pas la vieille dame de voir, elle lui montrait le chemin. Elle n'effrayait pas la nouvelle venue, elle lui indiquait seulement qu'elle avait atteint sa destination finale. Elle ne chassait pas l'intrus qui s'était immiscée en son antre, elle acceptait sa visite.
La lumière du bout du couloir était éblouissante car elle était la plus belle qui soit. Elle était magnifique, époustouflante, grandiose ... merveilleuse.
Il n'y avait que la magie pour donner une telle intensité à la lumière. Seul un pouvoir venu d'un autre univers était capable d'attirer celle-ci aussi loin sous la surface. Seule une force qui n'avait pas de semblable en notre monde pouvait rendre cet endroit aussi grandiose, avec un seul et unique rayon de Lune, qu'un toute petit interstice dans la roche laissait venir jusque-là.
Le rayon de Lune ne se contentait pas bêtement d'échouer sur l'une des parois rugueuses de la caverne. La magie qui emplissait cette grotte lui avait prévu un tout autre destin. La lumière plongeait tout droit dans le bassin qui avait été taillé au centre de la pièce souterraine. Ainsi la lueur se réfléchissait sur les parois et illuminait l'antre de mille feux.
Ayant pleinement conscience de l'immense pouvoir du lieu, la vieille dame s'approcha à petits pas de la fontaine. Elle vouait un profond respect à cette grotte et ce, depuis la première fois qu'elle y était entrée. Ce fut donc pour cela qu'elle s'agenouilla humblement, presque religieusement, au pied du monument.
Elle ferma ses paupières, prit une grande inspiration et se livra tout entière à la magie de la caverne. Le pouvoir, quel qu'il soit, qui régnait en cet endroit, s'engouffra bien vite dans son esprit et prit possession de son imagination. Puis il lui montra ce qu'elle devait voir. Ce que tous ceux qui étaient arrivés jusqu'à la fontaine se devaient de voir.
La vieille dame vit des centaines d'images mais sans que jamais on ne lui donne l'occasion de s'y attarder. Elles défilaient à une telle vitesse qu'elle n'avait même pas le temps de comprendre pleinement les scènes qui se jouaient sous ses yeux. A peine se penchait-elle sur les détails que l'image lui était enlevée et était remplacée par une autre. Elle faisait la rencontre d'un Dieu de l'Olympe venu chercher réponse dans cet antre sacré, apercevait un homme des cavernes priant pour que le prochain hiver soit moins rude, remarquait rapidement une femme romaine implorant la grotte de sauver son amant condamné à mort par l'empereur, puis... et les images défilaient ainsi à une vitesse folle, sans jamais lui laisser le temps de comprendre. Elle n'avait même aucune idée de comment se terminaient toutes ces histoires.
Avaient-ils obtenu ce qu'ils avaient supplié la fontaine de leur accorder ? Ou avaient-ils attendu des années avant de réaliser que leur requête avait été rejetée ? Et même si leur demande avait été satisfaite, ces personnes en étaient-elles heureuses ? Ou est-ce que la réponse, l'hiver moins rude, le retour miraculeux de l'amant, avaient été quelquefois une mauvaise chose ? Est-ce qu'une telle dose de chance n'impliquait pas obligatoirement des effets secondaires ? Ces personnes n'avaient-elles pas subi plus de souffrance qu'elles n'avaient espéré de bonheur ?
Mais Rebecca avait beau savoir que ses choix avaient des conséquences et que ces dernières pouvaient être désastreuses, sa décision était déjà prise. Elle était venue ici pour demander une faveur à la fontaine et rien ne lui ferait changer d'avis, pas même la menace que lui laissait présager ces images. Elle savait ce qu'elle risquait et en avait pleinement conscience. Alors non, elle n'allait pas faire demi-tour. Elle ne se relèverait pas, ne rebrousserait pas chemin et ne retrouverait pas la surface tant qu'elle n'aurait pas obtenu ce qu'elle était venue chercher. Quel qu'en soit le prix à payer.
Elle rouvrit les yeux.
Un reflet était apparu dans la fontaine. Le reflet d'une jeune femme dont la beauté naturelle et sans atours laissait sans voix. Une jeune femme à la peau de porcelaine, aux lèvres délicieusement rosées et aux multiples taches de rousseurs. Une jeune femme aux boucles châtains qui tombaient en cascade sur ses épaules. Une jeune femme avec des yeux bleus plus purs que l'eau elle-même. Une jeune femme qui attisait désir, admiration, respect... et jalousie.
Alors comme à chaque fois que son cœur lui dictait de le faire, Rebecca ôta sa capuche. Cette dernière reposait désormais sur ses épaules, exposant ce qui lui servait de visage.
Dans le bassin de pierre, l'eau se troubla. Et l'image de l'adolescente disparut. A présent, c'était à son véritable visage qu'elle devait faire face.
Une vision d'horreur.
Les taches de rousseurs avaient disparu sous les cicatrices. La douce peau de porcelaine n'était plus qu'un mélange de chair brûlée et de minuscules zones épargnées par les flammes. Les lèvres avaient en partie été emportées et certaines dents étaient découvertes. Et les yeux. Seigneur, ses yeux. Un simple coup d'œil faisait déjà monter la bile dans la gorge des hommes les plus vaillants du village. Mais s'ils prenaient en plus la peine de s'y attarder, de les détailler avec un peu plus d'attention, alors ils étaient assurés d'avoir des hauts-le cœur.
Cette chose qui se tenait agenouillée au bord de la fontaine n'était pas uniquement pas belle à regarder. Elle n'était pas non plus hideuse. Elle était immonde.
Si son œil droit était encore parfaitement intact, de ce bleu si pur et si puissant qui avait fait toute la beauté de sa jeunesse, le second n'avait plus rien d'humain. Car voilà exactement ce qu'elle était : inhumaine. De sa pupille devenue blafarde, de ses dents exposées à la vue de tous et toutes, de ses mains que les brulures rendaient affreuses, elle ressemblait à un de ces monstres de contes, de ceux qu'on raconte aux enfants pour les rendre plus sages. A la différence qu'elle, elle n'était pas un personnage d'une quelconque histoire d'horreur pour marmots. Elle existait bel et bien.
Cette créature dégoutante était réelle.
Rebecca Lamp n'avait pas toujours été ainsi. Avant que le pire ne se produise, elle avait une toute autre apparence. Avant qu'ils ne décident qu'elle méritait ce sort, elle était une adolescente. Une adolescente et non pas un monstre. Mais c'était avant. Avant ce jour où les hommes de son village l'avaient accusé de pratiquer la sorcellerie et après un procès, le plus factice qui soit, l'avaient trainé au bûcher installé à la hâte sur la place publique. Avant ce jour où ils avaient allumé le brasier pour satisfaire la soif de sang de la populace. Avant ce jour où elle aurait dû périr dans les flammes.
Elle avait survécu.
Peut-être que toute la fumée qu'elle avait inhalée l'avait fait tomber dans les pommes et que, puisque voir une sorcière inerte n'avait plus rien de divertissant, ses bourreaux avaient décidé de mettre fin au spectacle. Peut-être qu'une force supérieure avait décidé qu'il devait en être ainsi. Mais le fait est qu'elle avait survécu. Seulement voilà, elle n'en était pas sortie indemne pour autant. Revenir d'entre les morts nécessitait bien une petite contrepartie.
Lorsqu'à son réveil, elle avait vu son nouveau corps, Rebecca aurait voulu hurler. Sauf qu'elle en avait été incapable : la fumée qui s'était engouffrée dans sa gorge l'empêchait d'émettre le moindre son. Elle n'avait pu qu'assister, impuissante et silencieuse, à la découverte des brûlures qui déchiraient sa peau. Ce ne fut qu'une fois qu'elle croisa son reflet dans une flaque d'eau qu'elle réalisa pleinement que tout ceci était bien réel. Et c'est ainsi, en rencontrant pour la première fois son visage défiguré, que les larmes se mirent à couler sur ses joues.
Combien de minutes, d'heures, de jours avait-elle passé ainsi, à se lamenter au sol ? Rebecca l'avait complètement oublié. Cela n'était plus qu'un souvenir flou, tout comme les semaines qui avaient suivies. Elle se rappelait juste qu'elle avait quitté la bourgade qui l'avait vu grandir, qu'elle avait emporté pour seuls vêtements la robe dont on l'avait habillé pour l'envoyer à la mort ainsi qu'une cape bleue, la préférée de sa mère, puis qu'elle s'était enfuie aussi loin et aussi vite que son corps décharné le lui permettait. Elle avait parcouru la France, dormant le plus souvent dehors, à même le sol et quelquefois dans un lit qu'une bonne âme lui cédait pour la nuit, se substantant de ce qu'elle cueillait dans les champs et de ce qu'elle volait sur les étals des marchés. Quelquefois encore, elle gagnait son pain en se transformant pour un soir en bête de foire, satisfaisant la curiosité malsaine de ces passants qui la payaient pour dévisager le monstre qu'elle était devenue.
Sa petite vie de nomade dura ainsi plusieurs années. Jusqu'au jour où ses pas la menèrent dans ce tout petit village de l'Est de la France et qu'elle décida d'y poser bagages. Du temps passa à nouveau et les moqueries se calmèrent petit à petit. Malgré cela, la colère qu'elle dissimulait au plus profond de son être refusait de disparaitre.
Était-ce justement toute cette colère dont elle n'arrivait aucunement à se libérer qui l'avait fait se réveiller en pleine nuit et qui l'avait guidée jusqu'au centre de la forêt ? Ou ce besoin de faire payer les coupables qui la chatouillait tendrement ? Celui qui se glissait de plus en plus malicieusement dans ses songes ces derniers temps ?
C'est donc ainsi qu'elle était entrée dans la caverne pour la première fois et qu'elle y avait découvert le pouvoir sacré de la fontaine : celui de réaliser les souhaits. Rebecca avait souhaité de voir ses brulures disparaitre et le bassin avait répondu à sa demande.
Dans la fontaine de jouvence, le reflet de celle qu'elle avait été d'autrefois lui était apparu. Puis, sans qu'elle ne comprenne vraiment d'où lui venait cette certitude, elle avait su qu'elle devait laisser cette eau panser ses plaies. Alors elle avait plongé ses mains, avait recueilli du liquide bleuté dans ses paumes et s'en était aspergé le visage.
A son réveil le lendemain matin, elle avait perdu vingt années.
Plus une seule brulure ne maculait son corps. Ses yeux étaient à nouveau bleus. Elle avait même retrouvé sa voix. Elle était redevenue si jeune et si belle. Evidemment, elle prit rapidement goût à cela.
Alors, lorsque l'eau magique cessa pour la première fois de faire effet quelques mois plus tard, elle n'attendit même pas que le jour se lève. Elle se rendit dans la forêt en pleine nuit, laissa le vent guider ses pas et s'engouffra dans la brèche que lui offrait la Terre. A nouveau, elle tomba à genoux au bord de la fontaine, laissa la magie du lieu lui montrer les images de tous ceux et celles qui étaient venus là avant elle, et se purifia à nouveau avec l'eau bénite.
Plusieurs mois passèrent, les saisons alternèrent, les récoltes se firent plus ou moins fructueuses. Du temps s'écoula et des choses changèrent. Mais pas elle. Car elle, elle ne changeait jamais.
Son visage n'avait pas pris une seule ride. Car il était resté le même. Exactement le même. Comme un masque dont elle n'arrivait plus à se débarrasser, la beauté qui avait été la sienne dans sa lointaine jeunesse refusait désormais de la quitter. Le temps filait et son corps restait obstinément bloqué dans le passé.
Les premières années, elle avait aimé sa beauté que lui avait permis de retrouver la source magique. Elle l'avait même adorée. Seulement de l'eau avait coulé sous les ponts et rencontrer l'exact même visage tous les matins dans la glace était à présent plus éprouvant que plaisant. Rebecca savait à quoi elle ressemblait réellement et elle se souvenait parfaitement à quel point cela l'avait dégouté autrefois, mais elle ne pouvait plus supporter ce masque rigide. Elle voulait qu'il s'en aille.
Alors elle a décidé d'arrêter de se rendre à la fontaine. Les effets s'estompèrent petit à petit, comme pour lui offrir une chance de se ressaisir avant qu'il ne soit définitivement trop tard. Puis un matin, elle constata dans la glace que le charme avait effectivement cessé de faire effet : elle avait retrouvé son corps si durement marqué par la vie. Bien vite, elle était redevenue l'attraction du village et plus personne ne se gênait pour la dévisager dans la rue. Or, cela ne la dérangeait même pas tant elle était heureuse d'avoir enfin retrouvé son vrai visage. Elle était enfin elle-même. Pour rien au monde elle n'aurait voulu redevenir cette chose à moitié morte et incapable de la moindre émotion.
Elle était retournée à la grotte.
Elle s'était jurée pourtant de ne le plus jamais le faire. Alors pourquoi bon sang ?
Parce qu'elle n'avait pas eu le choix.
Ce n'était pas elle qui avait quitté sa chaumière à la pleine Lune et qui était allée se balader dans la nature pieds nus. C'était ce truc, ce machin étrange qui s'était infiltré en elle et qui avait pris possession de son corps. Cette chose qui l'avait irrémédiablement attirée sous Terre et sur laquelle elle n'avait aucun contrôle. Elle avait l'impression d'être un pantin et que quelqu'un s'amusait avec elle. Et Rebecca avait beau vouloir faire demi-tour, à l'instant où elle entrait dans la grotte, son esprit était comme embrumé et elle changeait radicalement d'avis. Elle respectait ce lieu sacré et ne pouvait que se plier à toutes ses volontés. Elle ne pouvait que lui obéir.
Le lendemain matin, elle avait retrouvé le corps dont elle avait à tout prix cherché à se débarrasser. Il en fut de même pour toutes les autres nuits, toutes celles victimes de ses crises de somnambulisme. Elle s'endormait avec son visage véritable et au réveil, elle croisait le reflet d'une autre dans le miroir.
De plus, les effets de la fontaine de jouvence s'interrompaient à chaque fois un peu plus tôt. Si au départ elle n'avait besoin de descendre à la caverne qu'une fois tous les deux mois, elle se retrouva bien vite à faire des virées nocturnes chaque fois que le soleil se couchait. Ce qui bien sûr, n'arrangeait en rien les rumeurs qui circulaient à son propos dans le voisinage. Et même si elle voulut faire taire de toutes ses forces ces ragots en cessant de sortir de sa chaumière chaque soir, elle savait qu'elle n'aurait pas pu. L'appel de la fontaine était bien trop puissant.
Car oui, la fontaine l'appelait.
A tout instant de la journée et à l'heure des songes, elle entendait l'eau lui parler. Lui chuchoter des choses. De toutes petites choses qui tout doucement, envahissaient son esprit et tournaient en boucle dans sa tête. Elle avait beau essayer de penser à autre chose, les murmures de la fontaine étaient toujours là, dans un coin de son crâne, prêts à resurgir à tout instant.
Le plus affreux était sans doute qu'elle ne comprenait rien aux chuchotements. Ils étaient bien trop nombreux et voulaient tous s'exprimer en même temps. Résultat, c'était un brouhaha de centaines de voix différentes qui résonnaient en permanence dans sa caboche et qui lui refilaient un affreux mal de crâne. Mais quelquefois, il y en avait une. Une seule. Une unique voix qui se faisait un peu plus forte que les autres et qu'elle parvenait à comprendre.
Alors la voix lui donnait des ordres et elle les appliquait.
Elle se servait de son corps et de sa beauté retrouvée pour faire ce que lui disait la voix. Elle séduisait les hommes, envoutait des femmes. Elle leur donnait tout ce qu'ils désiraient. De la simple compagnie aux plaisirs charnels, elle savait comment les faire craquer. Les chuchotements lui indiquaient la marche à suivre et Rebecca n'avait qu'à leur obéir aveuglement. Tout comme ces hommes et ces femmes qui finissaient toujours par lui accorder une confiance aveugle. Certaines étaient tombées amoureuses d'elle, certains la considéraient comme leur plus proche confidente... jusqu'au moment où le charme cessait de faire effet.
Le pouvoir de l'eau s'évaporait et toutes ces personnes faisaient face à son vrai visage. Un instant, ils enlaçaient une jeune damoiselle ravissante... puis ils ouvraient les yeux et découvraient dans leurs bras une vieille dame défigurée par les brulures. Tout comme lorsque la faucheuse enlève son voile de deuil, personne n'avait jamais survécu à la vision d'horreur qu'elle leur imposait subitement. Leur cœur cessait automatiquement de battre.
Elle tuait ces gens car la voix de la caverne lui ordonnait de le faire. Tous ces cadavres qu'elle laissait derrière elle, c'était car les chuchotements lui répétaient qu'il devait en être ainsi.
Elle n'aimait pas tuer. Elle n'en tirait aucun plaisir. Même, Rebecca se haïssait de causer tant de mal. Seulement, il lui était impossible d'arrêter. Elle essayait du mieux qu'elle pouvait, implorant le ciel de la libérer de ce sortilège qui lui empoisonnait la vie, mais la gangrène qui rongeait son esprit était toujours plus forte.
Certes, elle avait voulu se venger dans le passé mais cela n'avait jamais rien eu de réel. Ce n'était que de simples chimères. Pourtant, cette infime étincelle de vengeance et ces quelques gouttes de colère, ça avait suffi à la grotte. C'était tout ce dont la caverne avait eu besoin pour l'attirer. Ainsi, même Rebecca avait mis de longues années à le comprendre – et à l'accepter surtout – la fontaine n'était pas là pour l'aider.
Elle se servait d'elle.
Tout comme elle s'était servie de toutes ces âmes en perdition qui étaient venues lui demander de l'aide au cours des millénaires. Tout comme elle se servira des autres qui viendront encore à elle dans les siècles prochains.
Et ce soir encore, alors qu'elle était pour la énième fois agenouillée au bord du bassin, le quatrième élément voulait se servir d'elle. Rebecca entendit à nouveau les voix dans sa tête, mais elles n'avaient plus rien des simples chuchotements. A présent, elles hurlaient.
Pourtant, un court instant, elle réussit à se soustraire à leur emprise, à les faire taire. Dans la fontaine, elle ne voyait plus le visage adolescent que le sortilège l'avait condamnée à garder éternellement. Cette image mensongère s'était évanouie. Même le véritable contenu du bassin lui était révélé. Car ce n'était pas dans de l'eau qu'elle avait immergé ses paumes durant toutes ces années. Ce n'était pas d'eau qu'elle s'était aspergée l'épiderme et ce n'était pas non plus d'eau qu'elle avait purifié ses plaies.
C'était du sang.
Car la fontaine était emplie de sang. Il y en avait tellement qu'elle en débordait. Il y en avait tellement qu'il était impossible d'en voir le fond. Il y en avait tellement qu'on pouvait y apercevoir toute l'horreur du monde.
Au final, cette caverne n'avait rien de sacré, ni même de magique. Elle n'était que mauvaise. C'était à cet endroit même que le mal puisait son origine. Elle avait fait passer Rebecca Lamp et tant d'autres avant elle pour des meurtriers sanguinaires, des amoureux de la faucheuse et des traitres. Tout ça car l'eau de cette grotte prenait un malin plaisir à semer le mal autour d'elle. Il suffisait d'un tout petit soupçon de colère et elle transformait ces âmes en peine en véritables monstres.
Rebecca connaissait à présent la vérité. Elle aurait voulu en apprendre plus, réaliser jusqu'à quel point ce lieu était maudit et pouvoir prévenir le monde entier du danger que renfermait le souterrain... mais jamais elle ne partagerait cette vérité avec qui ce soit.
Il était trop tard pour elle.
Dans le bassin, le sang laissa sa place à l'eau trop claire pour être réelle. Le reflet de celle qu'elle était réellement disparu. Son visage factice à la beauté si parfaite qu'elle en devenait malsaine le remplaça. Puis, ce fut à leur tour de revenir. Les chuchotements entrèrent dans sa tête. Et cette fois, elle ne tenta même pas de résister. Elle savait la bataille perdue d'avance.
Les voix ne mirent pas plus de quelques minutes à la faire sombrer dans la folie. Une folie dont elle ne pourrait jamais, ô grand jamais, se réveiller.
A ce stade de ma confession chers lecteurs, il me parait important de vous avouer que moi aussi, je suis allé à la fontaine.
A mon tour, j'ai vu les images qu'on se doit se voir avant que nos vœux puissent être exaucés. J'ai vu toutes ces personnes et sans que je puisse l'expliquer, j'ai aussi vu la fin de chacune d'entre elles.
De ce fait, j'aurai pu vous raconter n'importe laquelle de ces histoires, aussi bien celle du dieu de l'olympe qui était venu consulter l'oracle, cet homme primitif qui priait ces divinités ancestrales ou cette femme que la perte prochaine de son amant rendait capable de tout. Mais j'ai choisi l'histoire de celle qui était venue chercher la fontaine de jouvence. J'ai choisi l'histoire de Rebecca Lamp car c'est elle que je veux que vous reteniez.
Vous devez retenir cette histoire.
Et c'est pour cette raison que je suis allé voir la fontaine : j'ai fait vœu que ce récit vous parvienne. Car s'il y a bien une chose dont je suis certain sur cette grotte maudite, c'est qu'elle réalise vraiment les souhaits. Malheureusement, je n'ai aucune idée du nombre d'années qu'il faudra pour que vous retrouviez ces pages et que l'envie de les feuilleter vous vienne. Je ne sais pas non plus si le millénaire sera déjà achevé et si une nouvelle ère aura vu le jour d'ici là.
J'ai beaucoup d'incertitudes quant à la façon dont mes notes viendront entre vos mains. Ce dont j'ai la profonde conviction en revanche, c'est qu'à l'instant où vous parcourrez ces lignes, je ne serai plus là.
En entrant dans la grotte, j'ai signé mon arrêt de mort. Je le sais. Mais cela était nécessaire. Après tout, que vaut le sacrifice d'un homme si c'est pour en sauver une centaine d'autres ? Il incombait à quelqu'un d'arrêter le massacre en avertissant les générations futures, en les prévenant que l'immense pouvoir contenu dans l'eau de cette grotte n'est que source de malheurs et de désolations.
J'ai parfaitement conscience qu'un jour viendra où moi aussi, je quitterai ma demeure en pleine nuit, sans même penser à enfiler des chaussons et que je m'enfoncerai dans le sous-bois vers le cœur de la forêt sans jamais avoir de doute sur mon itinéraire, comme si j'avais fait ce trajet tous les jours de ma vie.
Un jour viendra, je le sais, où je n'aurai plus la force de résister à l'appel de la fontaine. Un jour viendra où je serai trop dingue pour lui faire face. Un jour viendra où la folie qui aura grignoté jusqu'à la dernière cellule saine de mon cerveau me privera de ma raison et me conduira droit au tombeau.
Un jour viendra où je laisserai les chuchotements entrer dans ma tête...
D'ailleurs, n'est-ce pas eux qui résonnent là-dehors ? N'est-ce pas eux qui viennent des bois ? Je sais que je devrais rester sagement assis ici et vous en dire plus sur cette sordide histoire. Il me reste encore tant de choses à coucher sur le papier, mais j'ai besoin de savoir. Il faut que je sache. Il faut que j'aille jusqu'à elle. Il faut que...la fontaine m'appelle.
Vous entendez ?
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top