Cinq minutes
Au matin le monde était encore tel que nous le connaissions et le soir venu, il s'était retrouvé changé à jamais.
Plus de toutes ces petites choses qui faisaient toute notre vie et dont il nous semblait autrefois qu'on ne pourrait jamais s'en passer. La fin du monde avait tout emporté.
Certains s'étaient dit surpris de sa venue. Mais ils mentaient. Personne n'avait été surpris.
Cela faisait plusieurs années que la planète terre n'était plus un endroit où il faisait bon vivre. Certains se rappelleront sans doute tous ces accords pour le climat qu'avaient signés les dirigeants du monde entier et les belles promesses qui allaient avec : réduire les gaz à effets de serre, éviter que la température globale ne grimpe au de-là de deux degrés supplémentaires, que le niveau des océans ne monte trop et que d'autres espèces en voie d'extinction ne s'éteignent. Tout ceux-là se rappelleront volontiers les mains serrées, les tapes dans le dos, les sourires et les magnifiques photos en premières de couverture qui en avaient résulté. Mais d'autres se souviendront très clairement de tout ce qui s'est passé ensuite. Des métropoles qui n'ont plus jamais connu autre chose que le gris et les panneaux affichant une très mauvaise qualité de l'air. De l'atmosphère terrestre qui a atteint 2,5 degrés l'année suivante, puis 4 celle d'après. Des quatre îles qui ont été entièrement englouties et de cette moitié de Manhattan qui est devenue le nouveau Atlantide. Des espèces poissons qui n'ont pas supporté la pêche à outrance et qui pour la majeure partie n'ont plus jamais été aperçues dans les filets. Des coraux qui ont définitivement perdu la couleur qui les définissaient. Des fleurs qui n'ont pas supporté les nouvelles températures hivernales et qui ne sont pas revenues au printemps. Des lamas, des musaraignes, des mygales, des fourmis, des grenouilles, des alligators et de tous ces autres animaux auxquels on ne prenait jamais la peine de faire attention et dont on s'est seulement rappelé l'existence lorsqu'ils se sont éteints.
Tant de choses ont disparues au cours des années qui ont suivi ces fameux accords. Le plus flagrant étant le respect de l'être humain envers la planète.
L'être humain a essayé de sauver sa maison des flammes mais il n'en restait déjà plus que des cendres. Il a tenté d'être plus malin que la nature, sans savoir que toutes ses innovations finiraient par se retourner contre lui.
Pour parer aux problèmes que posaient les champs emportés par la montée des eaux et la disparition de certaines espèces, les industriels ont décidé de multiplier les élevages intensifs et de produire toujours plus. Pour pouvoir nourrir la population mondiale croissante, de nombreux pays ont fait le choix de supprimer les méthodes de cultures trop traditionnelles et pas assez rendables, au profit de celles aux OGM. Les éoliennes revenaient trop chères à la fabrication et ne rapportaient pas assez, les centrales à charbon produisaient trop peu d'électricité et polluaient trop, alors on les a toutes deux stoppées au profit de plus de centrales nucléaires.
Jusqu'au jour où forcément, tout a dérapé.
Une variante de salmonelle a été découverte sur les bovins de certains élevages et du fait de la proximité de toutes les bêtes, il ne suffisait que d'une infectée et de quelques jours pour que le troupeau entier soit décimé. A force de jouer les grands scientifiques et de remplacer toutes les plantes naturelles par leurs précieuses créations de laboratoires, les premières ont disparues et l'humanité s'est retrouvé avec des légumes incapables de reproduire par eux-mêmes et dont il faut racheter des semences chaque année. Avec les centrales comme seule source d'énergie, la production de déchets nucléaires a grimpé en flèche et les petits « incidents » se sont multipliés : l'eau du Rhin contaminée par un enfouissement de tonneaux radioactifs à proximité de sa source, les champs dans les environs de Bordeaux rendus infertiles par des déchets enfuis à la va-vite et qui se sont déversés dans la nature, ainsi que la catastrophe de la nouvelle centrale de Tchernobyl qui a réduit en cendres un large périmètre et qui a égalé à elle-seule les morts d'Hiroshima et de Nagasaki.
Ça en était déjà fini de la Terre.
Les humains avaient suffisamment maltraité leur jouet et celui-ci se retrouvait en mille morceaux... saccagé, détruit, irrécupérable.
Bien sûr qu'on trouvait à chaque fois des solutions et bien sûr que malgré quelques petits incidents, maladies ou crises économiques ici et là, il est encore possible de vivre sur terre. L'atmosphère n'était peut-être plus ce qu'elle était autrefois, les abus de pouvoirs et les lois passées de force créaient peut-être une mauvaise ambiance, l'économie et le pouvoir d'achat passaient peut-être une mauvaise période... mais la vie sur Terre était encore possible. Les conditions de vie n'étaient peut-être plus optimales, mais il était possible de s'en contenter. Il était possible...
Mais ça ne leur avait pas suffi.
Car ce n'était pas ainsi qu'était venue la fin du monde. Les humains aimaient bien trop détruire la terre pour se contenter de la voir mourir à petit feu. Il leur fallait plus. Beaucoup plus.
Lorsqu'il a reçu son prix Nobel pour la découverte de la radioactivité le 6 juin 1905, Pierre Curie a prononcé un discours devant l'académie des sciences. De ce dernier, une phrase a marqué les esprits : « On peut concevoir encore que dans des mains criminelles le radium puisse devenir très dangereux, et ici on peut se demander si l'humanité a avantage à connaître les secrets de la nature, si elle est mûre pour en profiter ou si cette connaissance ne lui sera pas nuisible. » Et il ne faudra pas plus de deux siècles à l'humanité pour prouver à Pierre et Marie Curie qu'ils avaient entièrement raison.
Le monde n'aura finalement été détruit par des tremblements de terre, des tsunamis, des ouragans ou une pandémie. Il n'aura fallu que d'une seule personne décidant d'appuyer sur un fichu bouton rouge.
La guerre nucléaire a mis la Terre à feu et à sang.
Et pourtant, des personnes s'en sont sorties. Certaines parce qu'elles étaient parvenues par on ne sait par quel stratagème à se cacher lors des explosions et à ne pas mourir des radiations. Mais pour tous les autres - ceux qui s'étaient terrés dans leur abri présidentiel, leur bunker au fond du jardin ou qui avaient payé leur place dans un avant-poste - ils avaient survécu parce qu'ils s'y attendaient. Parce qu'ils savaient que cela allait se produire. Parce qu'ils avaient accepté de voir la réalité en face : le monde que nous connaissons était voué à disparaitre.
Mais ils avaient tout faux.
Ce n'était pas le monde qui était voué à disparaitre, mais l'humanité.
Le monde, lui, pourrait toujours panser ses plaies et se remettre de ses blessures. Le monde, lui, survivrait à l'humanité.
Et c'est justement ce qu'avaient compris les membres de l'avant-poste numéro 3.
Dans ce bunker hautement sécurité, tout autant des radiations que des intrus qui voudraient y entrer, vingt-cinq personnes étaient réunies. Toutes ces personnes étaient arrivées ici car elles avaient payé leur billet d'entrée ou qu'elles étaient entrées avant que les portes ne se referment. Et toutes ces personnes avaient appris à se côtoyer, se supporter, s'apprécier et s'aimer quelques fois. Certaines avaient trouvé là l'élu de leur cœur et d'autres un ami, une oreille attentive, une épaule où s'appuyer, une étreinte lors des jours difficiles. Malgré leur classe sociale, leur métier, leurs passions et leurs différences, toutes ces personnes avaient su oublier ce qui les séparaient dans l'ancien monde. Toutes ces personnes avaient compris que personne ne viendrait les sauver et que cet abri souterrain était désormais leur monde ... alors autant faire tout ce qui était en leur pouvoir pour que les dernières années de leur vie soient longues et chaleureuses.
Deux longues et chaleureuses années s'écoulèrent.
Deux années passées à apprendre à vivre ensemble et même si cela n'avait pas été simple au début, chacun s'était fait à la présence de l'autre. Certains prenaient cela comme une grande collocation avec juste un paquet de colocataire et un nombre immensément élevé de pièces. D'autres étaient angoissés à l'idée de ne plus jamais pouvoir revoir le soleil et regrettaient leur ancienne vie. Et à force, il n'y eut plus de « certains » qui pensaient à cela et d'autres qui pensaient à « ceci ». Tous avaient partagé ce qu'ils pensaient aux autres et ensemble, ils avaient réalisé à quel point chacun pensait ces deux choses à la fois. Tous aimaient cette nouvelle vie et en même temps, n'oublieraient jamais celle qui avait été la leur avant la grande catastrophe. Certes, les souvenirs de leur ancienne vie leur étaient quelques fois douloureux et bien sûr que l'époque où ces derniers prenaient place leur manquait. Mais la vérité était qu'ils étaient heureux ici. Ils aimaient cette vie qu'ils partageaient tous à présent. Tout comme ils s'aimaient les uns les autres.
Deux années passées à supporter les deux directrices, qui dirigeaient l'endroit à leur manière et qui ne manquaient jamais une occasion de rappeler que c'était bien elles qui avaient autorité en cet endroit. Elles avaient notamment éjecté une personne du bunker car il n'avait pas respecté leur précieux règlement à la lettre. Elles l'avaient banni et aucun membre n'avait pu s'y opposer. Il n'a pas simplement été enfermé, puni ou privé de nourriture un jour ou deux. Elles l'avaient condamné à errer dans ce monde désormais hostile et qui s'était perdu dans la damnation.
Deux années passées à participer à toutes les soirées à thème qui étaient organisées pour divertir la populace. Car à défaut de pain, il y avait des jeux. Au début ces soirées étaient une occasion neuve et on s'apprêtait tout spécialement pour cette activité encore inconnue. Puis à force les membres du bunker s'y étaient habitués et ces fameuses nuits étaient presque devenues comme toutes les autres. Presque. Car au cours de ces soirées-là, on s'endormait plus tard que d'habitude, on mettait la musique un peu plus fort, on dansait plus vite et plus longtemps, on discutait jusqu'à ce que les bâillements s'élèvent et que les paupières se ferment d'elles-mêmes. Et lorsque celles-ci se terminaient, les deux directrices étaient toujours un peu moins pointilleuses sur ce qui se passait dans les chambres.
Deux années passées à manger des petits cubes de nourriture, pleins de vitamines et de tous les apports nutritionnels nécessaires au bon fonctionnement du corps humain, mais terriblement insipides. Jusqu'au jour où - l'on réalisa qu'en continuant à ce rythme, il ne se passerait que deux autres années avant de se retrouver à court de vivres - il n'y eut plus que des demi-cubes au dîner. Bien sûr les réserves de l'avant-poste - ce bunker ultra futuriste – auraient dû durer bien plus longtemps que cela... mais la seule et unique intrusion dans le refuge qui n'avait pas pu être évitée s'était soldée par un vol de vivre et un vol considérable. Ce qui réduisait drastiquement leurs ressources et les condamnaient à une morte prochaine.
Deux années passées... et moins d'une journée pour réaliser que si aucune aide extérieure ne leur était apportée, leur colonie était vouée à disparaitre.
Ils avaient déjà réduit leurs rations. Ils s'étaient déjà faits à l'idée qu'il faudrait peut-être encore les réduire de moitié. Ils s'étaient déjà faits à l'idée que faire cela ne leur permettrait rien d'autre que gagner quelques années supplémentaires... mais qu'à la fin, peu importe la rage avec laquelle ils s'efforceraient de réduire leurs rations, la mort finirait tout de même par les rattraper.
Alors ils avaient pris une décision.
Une longue, dure mais juste décision : ce soir était un soir de fête.
Les deux directrices approuvèrent leur action : elles leur ouvrirent le garde-manger, en sortirent toute la nourriture qui y restait ainsi que quelques bouteilles d'alcool qui attendaient bien sagement un grand événement – et le grand événement était venu -, puis en jetèrent les clés. Elles s'apprêtèrent à quitter la pièce mais juste avant elles se tournèrent vers les survivants et les regardèrent une dernière fois. Et durant une infime seconde, certains en eurent la certitude, elles laissèrent un sourire s'échouer sur leurs lèvres.
Puis elles s'en allèrent dans leur chambre et n'en sortirent plus jamais.
Dans la bibliothèque qui servait de salle de réception, Violette trouva une vieille cassette poussiéreuse dont le titre de l'album lui plut et elle décida que ce serait la musique de leur dernière soirée : The end of the world de Billie Eilish.
Ce soir-là fut donc un véritablement festin, où toutes et tous étaient parés de leurs plus belles tenues, sourires et regards malicieux. Les faux semblants avaient été jetés au placard et la mauvaise humeur était restée enfermée à double tour dans la chambre. La nourriture était abondante, l'alcool coulait à flots, les plaisanteries étaient bonnes, les discussions intéressantes, les sourires sincères. Mais ce qu'incontestablement toutes et tous préféraient restait la musique.
Car la fin du monde avait peut-être tout ravagé, mais la musique elle, avait survécu. Et ce soir encore – comme l'avait toujours été à travers les siècles et les continents – elle était là pour soulager les esprits tumultueux, détendre les lèvres crispées, réveiller les endormis et calmer ceux qui pensaient trop.
Les chansons de ce soir faisaient pétiller leurs yeux, remplissaient leurs têtes de bons et de lointains souvenirs, apaisaient leurs cœurs. Surtout, elles les rendaient heureux. Profondément heureux.
Et puisque ce soir était leur dernière soirée, des limites furent franchies et des choses furent osées. Lorsque les premières notes de the end of the world s'élevèrent, des cavaliers invitèrent la cavalière qui avait volé leur cœur depuis deux longues années à danser. Des cavalières invitèrent leur cavalier. Des cavaliers invitèrent leur cavalier. Des cavalières invitèrent leur cavalière. Et c'est ainsi qu'Olivia entraina Violette sur la piste de danse.
If the end of the world was near
Si la fin du monde approchait
Olivia posa ses mains sur sa taille et Violette suspendit ses bras autour de sa nuque. Elles accrochèrent leurs regards l'un à l'autre. Se sourient. Et comprirent tout ce qu'il y avait à savoir.
Where would you choose to be?
Où voudrais-tu être ?
Elles dansèrent comme s'ils l'avaient fait toute leur vie, comme s'ils avaient consacré une partie leur existence à préparer ce seul moment. Elles semblaient faites l'une pour l'autre ; comme si deux pièces de puzzle depuis longtemps séparés s'étaient enfin retrouvés. Elles renvoyaient une image si juste de ce qu'était le véritable amour que d'autres s'arrêtèrent leur danse pour pouvoir leur regarder. Et elles, elles ne redirent compte de rien. Elles dansaient et le monde qui les entourait n'existait plus.
If there was five more minutes of air
S'il restait cinq minutes d'oxygène
Would you panic and hide ?
Prendrais-tu peur, te cacherais-tu ?
Cette nuit était leur dernière.
Or run for your life ?
Ou est-ce que tu t'enfuirais ?
Ils avaient mangé le reste de vivre car ils savaient que plus personne ne s'assoirait à table à l'heure du déjeuner le lendemain. Car il n'y aurait pas de lendemain. Certains partiraient demain matin et tenteraient leur chance à l'extérieur. Seulement, la plupart ne quitteraient pas cet abri souterrain.
Alors cette nuit encore, tout était permis. Cette nuit, des parties d'échecs seront commencées et peut-être jamais finies. Cette nuit, des livres seront ouverts une ultime fois et dévorées jusqu'aux premières lueurs de l'aube. Cette nuit, on se souviendra du passé et on en évoquera les plus beaux moments. Cette nuit, des flammes s'allumeront et embraseront tout sur leur passage. Cette nuit, des regards seront échangés et des mots seront enfin prononcés. Cette nuit, des lèvres se trouveront et l'amour sera fait. Cette nuit, il se passera tant d'autres choses encore.
Or stand here and spend it with me?
Ou resterais-tu ici pour les passer avec moi ?
Dans chaque chambre, à côté des draps froissés et des habits jetés au sol, des balles et du poison attendaient sur les tables de chevet. Ils attendaient, sans un bruit et sans un geste, que leur heure vienne. Plus tard, oui bien plus tard, des coups de feu résonneront et des cœurs cesseront de battre. Des corps tressailliront, des draps blancs seront tachés de sang et des mains resteront liées. Pour l'éternité tout entière.
Mais pour le moment encore, Violette et Olivia se laissaient entrainer par la musique. Elle avait toujours les mains posées sur sa taille et elle avait laissé tomber sa tête sur son épaule. Elles ne se parlaient pas. Elles n'étaient plus là. Elles étaient ailleurs. Leurs joues étaient rouges, leurs yeux scintillaient. Elles dansaient, encore et encore. Rattrapant à tout prix les heures qu'ils avaient perdues à ne pas s'aimer. Suppliant le monde de cesser de tourner, de leur accorder quelques instants supplémentaires.
Juste cinq minutes supplémentaires.
If we had five more minutes...
Si nous avions cinq minutes de plus....
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top