Blue Girl
Personne ne prononçait jamais son nom.
Pas sûr que quelqu'un s'y était déjà risqué un jour. Son prénom était un mystère, tout comme elle en était elle-même un. Elle disparaissait aussi vite qu'elle apparaissait au détour d'un couloir. Personne ne faisait réellement attention à elle et lorsque des élèves la remarquaient, ils la regardaient de travers. Mais elle, tous ces jugements, elle en avait rien à faire. En fait, elle n'écoutait ni les jugements, ni les commentaires, ni les rumeurs et encore moins les règles. Elle suivait ses propres règles.
Dans la cours, elle traînait avec les personnes peu recommandables et il lui arrivait de fumer avec eux derrière les bâtiments. En classe, elle passait l'heure à écrire des poèmes, sans jamais que son stylo noir ne quitte la feuille. Sur un coup de tête, j'étais allé la voir un matin, alors qu'elle était seule derrière le bâtiment. Depuis, il m'arrivait de la saluer aux casiers, d'échanger quelques mots à la sonnerie, de m'asseoir avec elle sur un banc.
On échangeait sur des sujets bien différents les uns des autres, sur les toutes choses que l'on n'ose jamais évoquer et moi, je lui disais tout. Elle m'écoutait et je me sentais protégé, à l'abri du monde. Elle ne discutait pas de ses problèmes actuels et encore moins des épreuves du passé, elle ne songeait qu'à l'avenir. Elle imaginait sa vie de poétesse. Avec la lueur qui s'allumait dans son regard lorsqu'elle me parlait du futur, en ces instants, coupés de la réalité, seulement connus de nous deux, j'avais la certitude de la connaître mieux que personne.
Les lycéens ne connaissaient peut-être pas grand-chose d'elle, mais ses trois passions n'étaient un secret pour personne : la fête, la poésie et le bleu.
Qu'il attise les jalouses ou les admirateurs, son look avait le mérite de faire retourner sur son passage. Elle avait teint ses cheveux en bleus. Elle avait des rubans, des élastiques, des barrettes, se faisait des tresses, des couettes ou les laissait libres. Elle soulignait ses yeux bleus de crayon, de fard, de mascara et colorait ses lèvres de bleu. Elle ne quittait jamais ses broches, colliers et bracelets bleus. Elle trouvait de nouvelles chemises à carreaux, hauts à rayures, jupes à fleurs et collants à pois bleus. Elle brisait le silence ennuyeux du lycée avec ses bottines bleus. Elle portait son sac bleu couvert de pin's sur une épaule. Ses cahiers, son carnet, ses sourires, ses rires, ses tâches sur ses bras, tout, absolument tout, était bleu. Elle s'habillait et se maquillait de bleu.
Elle était bleu. Bleu était elle.
Blue Girl, voilà comment elle était appelée. La plupart ne connaissait son prénom et je le connaissais pas non plus. Je n'avais jamais cherché à le savoir et elle n'avait jamais cherché à me le révéler. C'était son côté mystérieux et elle adorait en jouer. Elle disait que c'était comme une autre identité, que ça lui donnait l'impression d'être l'héroïne d'une histoire.
Cette histoire, c'était la sienne, la mienne, mais surtout la notre.
Notre histoire, c'est nous qui l'écrivions et il n'y avait personne pour nous demander de la corriger.
Notre histoire, c'était des sourires et des rires, c'était des mots et des silences, c'était l'évidence pour nous et l'incompréhension pour les autres.
Notre histoire, c'était la rencontre entre un garçon perdu et une fille étrange.
Ça avait commencé si bas, pour monter si haut. Si nous étions d'abord que simples inconnus, nous devenions de plus en plus proches au fur et à mesure que l'année de terminale avançait. Et à chaque regard, à chaque sourire, à chaque minute passée ensemble, la drôle de sensation dans mon ventre se faisait plus intense. Jusqu'à ce qu'un jour, allongés dans l'herbe, le temps arrêté, j'ai réalisé que je ressentais plus que de la simple seule amitié. Chaque précieuse seconde passée à ses cotes me faisait tomber de plus en plus amoureux.
Mais au fil des semaines suivantes, tout cela s'est écroulé. Elle passait son temps avec ses « amis », qui se moquaient d'elle dans les couloirs, qui la traitaient comme une moins que rien, qui s'amusaient d'elle lorsque celle-ci était avec eux derrière le bâtiment. Elle ne me saluait plus. Elle ne me souriait plus. Elle ne me parlait plus. Elle ne me voyait même plus, j'étais un fantôme.
Elle n'écrivait plus de poème, elle avait fini par jeter son stylo noir dans la corbeille.
Elle ne faisait que griffonner sur la feuille, mais son stylo finissait par la transpercer.
Elle se maquillait, mais les larmes effaçaient le bleu de ses yeux.
Elle mettait des manches longues, mais les traces bleutées sur son cou et ses poignets étaient toujours visibles.
Elle était là, mais sans l'être.
Une soirée, aussi surprenant que cela puisse être en France dans une petite ville de campagne paumée, était organisée. L'hôte, un gars de ma classe, avait invité quasiment chaque personne qu'il croisait, y compris elle. J'avais décidé d'y aller, au moins pour prendre de ses nouvelles.
Le vendredi soir, lorsque j'arrivais au salon, la soirée était déjà bien entamée. Des bouteilles vides jonchaient le sol et des sachets de substances étranges couvraient les tables ainsi que les quelques bouteilles pleines. Si une partie des invités était occupée à danser, il y avait des couples qui se léchaient les amygdales sur le canapé, des amis qui riaient en cherchant les gouttes d'alcool survivantes et des solidaires qui fixaient le plafond, tout en mâchouillant des bouts de phrases incompréhensibles, ayant visiblement profité des seringues.
La musique breezeblocks du groupe alt-J résonnait, la pièce était plongée dans le noir, la fumée des cigarettes rendait l'air trouble et l'odeur d'alcool flottait. Ce mélange donnait l'impression d'entrer dans une autre réalité.
Mais c'étaient les guirlandes bleues accrochées un peu partout, qui rendaient l'ambiance si hypnotisante.
Sous les lumières bleues, un joint entre les lèvres, une bouteille à moitié pleine à la main, d'autres à ses pieds, le corps guidé par la musique, vêtue d'une robe pailleté bleue, c'est là que je l'ai aperçue. Blue Girl, les yeux fermés, le sourire aux lèvres.
Je me suis approché et lorsqu'elle m'a prise dans ses bras, j'ai abandonné toute idée de nous faire quitter cette fête. Quand elle m'a regardée droit dans les yeux, droit dans l'âme, j'ai oublié ses jours passées sans elle et ses amis. J'ai oublié de demander pourquoi avait-elle de nouveaux bleus sur les bras, j'ai oublié de demander qu'est ce qu'étaient ces cicatrises rouges fines sur ses avant bras. J'ai oublié tous les lycéens de cette stupide soirée.
Il n'y avait plus que nous.
Elle a tiré une dernière taffe, puis a jeté sa cigarette. Elle m'a passé la bouteille et je l'ai fini. La brûlure de l'alcool était désagréable, mais peu après, je me sentais plus léger.
Je souriais sans raison et j'avais envie de rire. On était tous les deux complètement arrachés et ça me plaisait bien.
Plus rien n'avait de sens, à par nous deux, ça m'apparaissait maintenant comme une évidence.
Elle m'embrassa et mon cœur s'enflamma. Je la serrai dans mes bras et son corps trembla.
Une éternité passée à s'embrasser, à se toucher, à se serrer, à se découvrir, à s'apprendre. Une éternité où l'amour n'existait que sous les lumières bleues. Une éternité, où le monde avait disparu.
Je finis par partir de la fête, elle resta, je rentrais seul, elle était avec ses amis, je m'écoulais dans mon lit, elle s'écroula sur le sol.
Tandis que je m'endormais, ne songeant qu'à la revoir lundi matin, écoutant en boucle la musique de la soirée, un sourire se peignit sur mon visage et je fermais les yeux, avec la certitude d'être plus heureux que je ne l'avais jamais été.
Je ne la vis pas à l'entrée du lycée, ni dans la cours, ni aux casiers, ni dans les couloirs. Je haussais les épaules, un sourire d'amoureux idiot plaqué sur le visage, me répétant que je la verrais de toute manière à 11h, à notre cours de philosophie.
Sa place était vide. Pas de sourires, pas de poèmes. L'heure commença. Je sortis mon cahier. La porte s'ouvrit. Le professeur nous demanda de nous lever. La principale entra.
Pas même besoin d'écouter plus de deux phrases, tout dans son attitude la trahissait. Le reste me parvint par bribes. Une camarade a été transférée à l'Hôpital, elle s'en était pas sortie. Une cellule psychologique était mise en place pour celles et ceux qui en ressentaient le besoin.
Moi, j'éclatais en sanglots, pas parce que je comprenais qu'elle était morte et que je la reverrais plus jamais, non, je réalisais pas encore que j'avais tout perdu, pas le moment. À cet instant, je pleurais car malgré tout ce qu'on avait partagé, elle ne m'avait jamais dit son prénom. Du début à la fin, nous avions des inconnus l'un pour l'autre et nous n'aurions jamais de seconde chance.
Avant que de quitter la salle, la principale nous apprit qu'elle était décédée suite à l'ingurgitation d'un fort mélange d'alcool, de drogue et de médicament pour réussir un défi. Je comprenais, que bon sang, ces foutus amis lui avaient fait du mal jusqu'au bout, tout ça parce qu'elle était différente.
Alors, au milieux de mes pleurs et de mes tremblements, je me mis à sourire. Jusqu'au bout, elle a été hors de la norme, elle a été extraordinaire. Jusqu'au bout, elle a été Blue.
Et si elle ne pouvait plus l'être désormais, je serais hors de la norme pour elle. Je suivrai son rêve, je montrerai aux autres qu'ils ne faut pas se fier aux préjugés car une différence peut devenir une force et qu'il savoir sortir des chemins tout tracés pour découvrir de nouvelles choses. J'apprendrai à ceux qui le souhaitent à devenir ceux qu'ils sont, comme elle m'a appris à le faire, comme elle m'a appris l'amour. À cet instant, je sus que cette soirée avait changé notre vie à tous les deux, à tout jamais.
Ce soir là, moi, d'amour,
elle, des règles, des codes, des préjugés, de la norme, de la différence,
nous, ensemble, nous avions fait une overdose.
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