Chapitre 8 - Presque convivial
Akemi l'avait su à la seconde même où sa sœur lui avait parlé de ce repas chez leur grand-mère : ce ne serait pas marrant du tout. Et bien entendu, ses prédictions s'étaient confirmées tout au long du repas.
Dans un premier temps, la jeune fille avait tenté d'avoir l'air naturelle, chose peu aisée puisqu'elle se retrouvait chaque fois étouffée par l'immensité des lieux lorsqu'elle y venait. C'était comme si, malgré le temps, elle ne pourrait jamais se faire au luxe de cette maison traditionnelle. Les zabutons lui paraissaient toujours à la fois aussi confortables que malaisants ; désagréables. Les murs trop éloignés lui donnaient la sensation de se sentir minuscule, à l'image de la table basse qui occupait la pièce, dont chaque détail du bois semblait travaillé avec une minutie sans pareille. Loin, si loin qu'il suffisait à lui seul à conforter ce sentiment d'oppression, le tokonoma présentait deux peintures, minimalistes et probablement hors de prix, comme le reste du mobilier de toute l'habitation.
Akemi n'aimait pas être ici. Malgré les heures et les jours entiers qu'elle avait pu y passer, au cours de ses seize années de vie, cette distinction sociale la mettait mal à l'aise, au moins autant que les conversations qui fusaient bien souvent. Ce n'était pas qu'elle n'appréciait pas sa grand-mère pour autant, loin de là. Elle ne parvenait simplement pas à s'imposer et à baigner dans son élément comme c'était le cas de Misaki.
— Au fait, tu as arrêté de jouer au football, Akemi ? s'éleva la voix de Yoshiko depuis l'autre bout de la table.
L'adolescente plissa le front d'une manière quasiment imperceptible. Ce devait au moins être la troisième fois, depuis le début de l'année scolaire, que cette question de sa part parvenait jusqu'à ses tympans. Loin d'être sénile pour autant, elle savait très bien qu'il s'agissait-là d'une manière pour elle d'embrayer sur la conversation qu'elle voulait.
— C'était du volley-ball, mamie. Et oui, j'ai arrêté y'a huit mois.
Elle sentit le regard de sa sœur aînée peser avec lourdeur et insistance sur sa personne, mais ne se risqua pas à l'affronter. Les fossettes et rides se distinguèrent d'autant plus sous les yeux de Yoshiko lorsque les traits de son visage se détendirent, alors qu'un sourire prenait naissance sur ses lèvres.
— C'est bien, comme ça tes cheveux ont déjà bien commencé à pousser. Ce sera plus joli, tu arrêteras de ressembler à un garçon manqué.
Akemi serra les dents. Elle souhaitait certes les avoir longs, par simple frustration d'avoir dû les garder à hauteur de nuque pendant ses années collège. Mais la manière dont les faits étaient tournés ne lui plaisait pas le moins du monde.
— C'est joli les cheveux courts, pourtant, rétorqua-t-elle avant de saisir une bouchée de son plat à l'aide de ses baguettes.
Ricchan les a courts et ça lui va très bien, pensa-t-elle, sans étaler sa réflexion à voix haute pour autant.
Yoshiko balaya le sujet d'un revers de la main avant de se tourner vers Misaki. Son sourire s'étira davantage encore, et cet agacement propre à ce genre de situation étreignit la plus jeune : c'était toujours la même histoire, lorsqu'elles venaient. Elle s'entendait bien avec sa grand-mère, mais au final il n'y en avait toujours eu que pour l'aînée. En soi, ce n'était pas comme si elle le vivait spécialement mal ou qu'elle en nourrissait un malaise ; c'était juste une irritation constante.
Et l'influence de sa grand-mère sur l'entièreté de sa famille lui ôtait toute possibilité de dire quelque chose à ce sujet. Et parce qu'au fond d'elle, elle le savait très bien, le lien certes brisé qui unissait Yoshiko à sa fille comptait encore pour cette dernière, bien plus qu'elle ne le montrait, et l'espoir cultivé de le voir un jour réparé se faisait ressentir à chaque fois qu'elle demandait si « cette journée s'était bien passée ». Akemi s'était longtemps questionnée sur le pourquoi du comment leur grand-mère les avait si souvent gardées, lorsqu'elles étaient plus jeunes – après tout, on ne confie pas ses enfants à un parent à qui on ne parle plus – avant d'en être venue à cette conclusion qui coulait de sens.
— Ça se passe toujours bien avec ton petit-ami ? s'enquit alors Yoshiko auprès de Misaki, dans un changement de sujet radical.
— Oui toujours. Mais Hiromi est en plein dans ses révisions des concours pour l'université, en ce moment.
— Où aimerait-il aller ?
— À Todai, en sciences médicales !
La fierté qui transpirait dans la voix de sa sœur aurait presque pu provoquer un haut-le-cœur à Akemi.
— Oh mais c'est génial, ça. L'université de Tokyo est la plus réputée du pays, tu l'as bien choisi !
Le haut-le-cœur arriva bel et bien, tandis qu'elle réprimait une grimace. Ces standards et idées reçues bâtis uniquement sur le nom d'une université étaient, pour la jeune fille, dénués de sens et d'intérêt.
— Et toi Akemi, toujours toute seule ?
— Ouais, répondit l'intéressée avant d'avaler une nouvelle bouchée – c'est que c'était bon, malgré le sujet de discussion. Mais en même temps, j'ai que seize ans, mamie.
— C'est vrai, tu as encore le temps. Mais ne fais pas les mêmes erreurs que ta mère, ma grande ! Choisis-en un bien, comme Misaki. Pas encore un joueur de football.
Et voilà, elles y arrivaient. Le sujet inévitable, par lequel elles passaient à chaque fois, et qui lui ferait tomber les yeux tant ils rouleraient, si elle ne se retenait pas. Akemi se retint de corriger la mention de football – par basketball cette fois. Elle n'avait pas envie de perdre son temps avec ce genre de débat stérile.
— Sûrement, balaya-t-elle, histoire de répondre.
— Akemi..., soupira Misaki.
— Ben quoi, j'ai rien dit. J'y suis pas encore, donc je peux rien dire à ce sujet, c'est tout.
Yoshiko suivit l'échange sans un mot, alors qu'une moue peinée prenait place sur son faciès. Ce n'était pas pour les voir se disputer qu'elle avait invité ses petites-filles, après tout. Alors, dans l'espoir de changer le sujet, elle embraya sur le goût raffiné du thon rouge qui était déjà porté disparu de leurs assiettes.
Une fois encore, Akemi ne trouva rien de spécial à cette journée qui avait simplement filé, pour n'être plus qu'un rapide vestige de souvenirs vite oubliés. Yoshiko était heureuse de les avoir vues, Youko était heureuse de voir le lien maintenu entre sa mère et ses filles, et Misaki était heureuse de passer du temps avec sa grand-mère ; elle ne pouvait qu'être heureuse elle aussi, avec tout cela, après tout. D'autant plus que le sujet du mariage de ses parents n'avait coulé sur la conversation qu'au gré d'une seule et unique phrase, chose rare.
Akemi aurait largement préféré passer ce jour de week-end avec Ritsuka, voire même à faire des mathématiques. Mais elle avait bien vite compris que dans la vie, on ne pouvait pas toujours avoir ce qu'on voulait. Alors elle acceptait en silence, ne se formalisait pas des déceptions. De toute manière, qu'aurait-elle bien pu dire ?
****
La nuit était rapidement tombée, fidèle à elle-même, à ses principes et à sa noirceur, à la période l'année. Elle traversait ses fenêtres, s'engouffrait dans sa chambre et s'insinuait à travers son esprit ; pourtant Akemi ne lui portait pas la moindre attention. Les branches de l'arbre planté au pied de sa fenêtre cognaient contre le carreau, la façade, au gré du vent qui se déchaînait ; signe de l'orage qui se préparait depuis longtemps maintenant.
Si l'adolescente exécrait l'orage et se retrouvait terrorisée à chaque grognement du tonnerre, à chaque éclair qui fendait le ciel, elle tentait du mieux quu'elle le pouvait de ne pas prêter attention à celui qui se dessinait dans l'horizon de cette soirée. Ce fut la vibration de son téléphone qui l'arracha à sa concentration alors que, assise à son bureau, elle laissait ses pensées vagabonder sur le sujet de son exercice de littérature japonaise.
✉️ Ricchan
Alors ?
20:04
Un sourire fleurit sur les lèvres de la jeune fille. Elle n'avait même pas besoin de s'interroger sur la question ou de demander à Ritsuka de quoi elle voulait parler. Et s'il paraissait évident qu'elle voulait connaître les anecdotes de la journée, elle la connaissait suffisamment pour deviner l'inquiétude sincère qui devait la saisir.
✉️ Akemi
Comme d'hab, mais un peu déçue du niveau des réflexions, c'était pas à la hauteur de d'hab
Je dois juste pas faire les mêmes erreurs que ma mère
20:05
✉️ Akemi
Ah oui et je dois choisir un mec bien, comme Misaki
20:06
✉️ Akemi
Fini les joueurs de football!!
20:06
Si elle échangea quelques messages avec sa meilleure amie, qui semblait visiblement amusée par sa manière de raconter les faits, il lui fallut encore de longues minutes pour venir à bout de ses devoirs.
Et lorsque le tonnerre gronda une première fois, sans être pour autant suivi d'un éclair qui aurait pu découper le paysage, Akemi tressaillit. L'accélération des battements de son cœur vint faire écho aux sons de la nature. Sa couette, meilleur bouclier, lui permit de s'enfermer du mieux qu'elle le put dans une bulle, tandis que le vibreur spécial attribué aux messages de Ritsuka continuait de retenir depuis son bureau. Les orages ne duraient jamais bien longtemps, surtout à cette période de l'année, pourtant tout ce qu'elle parvenait à faire pendant ces moments se résumait à faire le tri dans ses pensées entre deux tremblements, aussi fit-elle le lien entre tous les éléments de cette semaine qui se profilait.
Une seule conclusion possible. Dès demain, elle irait voir Kita Shinsuke.
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