Chapitre 46 - Une part du Monde
Les rayons de l'astre du jour déclinaient peu à peu, lorsque la silhouette de Suna s'était illustrée dans le champ de vision d'Akemi. Posté aux côtés d'Atsumu et d'Osamu, mais légèrement en retrait et concentré sur son smartphone, il avançait sans tenir compte de la querelle à laquelle les jumeaux s'adonnaient visiblement. Sac de sport sur l'épaule et vêtus de leurs tenus de survêtements pour les Miya et de son uniforme pour Suna, ils levèrent tous trois un visage en sa direction après qu'Atsumu l'eut montrée de l'index, sans qu'elle ne puisse entendre ce qu'il avait dit pour autant.
— C'est pour ça que Suna s'est remis en uniforme, releva le passeur lorsqu'ils atteignirent sa hauteur. Et qu'il était pressé après l'entraînement
— Pressé ? Je t'ai aidé à ranger, j'te rappelle.
— Oui mais tu marchais vite !
Suna roula des yeux pour toute réponse, avant de soupirer lorsqu'il aperçut le sourire taquin qui flotta sur les lèvres de la jeune fille. Et dans un regard noir à l'attention du blond, il s'avança le premier pour marcher en direction de la gare, non sans maudire le trajet qu'ils devraient partager avec les jumeaux, qui prenaient le train à la même station que lui.
— Ginjima-senpai est pas là ? questionna Akemi, après avoir constaté qu'ils partaient bien à quatre.
— On a croisé Narumi-san, alors il est resté avec elle.
— Ils sortent ensemble d'ailleurs, ces deux-là ? questionna Atsumu en se greffant à la conversation, sous le regard dépité de son jumeau.
— Pas à ce que je sache.
— Mais elle s'était pas confessée à toi, Suna ?
Le silence s'écrasa sur leurs épaules, alors que leur marche se stoppait naturellement. Le soupir qui glissa entre les lèvres d'Osamu n'échappa à personne, et le capitaine parut prendre sincèrement conscience de la bêtise qu'il venait de lâcher.
— Ah désolé, j'aurais pas dû en parler devant ta copine. T'étais pas au courant, Akemi-chan ?
Suna plissa les paupières devant le surnom aussi familier que son coéquipier employa, avant de froncer les sourcils lorsqu'il réalisa, à travers l'esquisse de son fin sourire, qu'il venait de le faire exprès.
— C'est pas ma copine, je t'ai dit.
— C'est vrai ? reprit le passeur en se tournant vers l'adolescente.
Akemi prit la peine de considérer Rintarou et le soupir qui perça le mur de ses lèvres devant l'insistance dont pouvait faire preuve Atsumu. C'était principalement sa manière à lui de le charrier, elle le devinait bien aisément, mais ce furent ses barrières à elle qui tombèrent les unes après les autres. Elle préférait garder leur relation discrète, elle n'en faisait pas un secret d'État pour autant, et encore plus maintenant qu'elle avait pu régler sa situation avec Ritsuka, puis avec Kisara.
Et au vu de la grimace qui dessinait les traits du visage de Suna, elle ne pourrait pas le faire attendre éternellement.
— Je le savais, pour Kisara-san, répondit simplement l'adolescente dans un haussement d'épaules. Et pour te répondre, Miya-senpai, on sort bien ensemble.
Les mâchoires des deux volleyeurs parurent se décrocher dans un même mouvement, sous le regard las d'Osamu, qui s'était contenté de rester silencieux. Quand bien même elle ne le connaissait pas personnellement, Akemi était bien consciente que sa réputation précédait Miya Atsumu : de toute évidence, il n'était certainement pas la personne à qui il convenait de confier un secret. Elle en assumerait sûrement les conséquences.
Les prunelles du passeur s'illuminèrent à ces mots, au grand dam de Suna, si bien qu'il entraîna la jeune fille en avant de leur marche pour échanger avec elle – notamment sur ce qui avait bien pu la pousser à prendre de telles décisions, après qu'il l'ait assommée. Les sourcils froncés, le central avança derrière eux aux côtés d'Osamu.
— Ils s'entendent bien, finit par relever ce dernier après des minutes infiniment longues, son regard anthracite rivé sur les deux lycéens en pleine discussion.
— Un peu trop à mon goût...
Heureusement pour Suna, le bâtiment de la gare s'imprima rapidement sur sa rétine. Les jumeaux ne prenaient pas le même train que lui, et il n'avait jamais été aussi ravi de voir leurs routes se séparer qu'à cet instant. Ce fut ainsi lorsqu'ils prirent place dans la rame qu'il se décida à poser la question qui lui avait brûlé les lèvres de longues minutes :
— T'es sûre que c'était une bonne idée d'en parler à Atsumu ? Je serais même pas choqué que tout le lycée soit au courant, demain.
— J'en sais rien, répondit avec honnêteté la jeune fille.
Suna n'avait pas cherché à camoufler sa déception, lorsqu'elle lui avait demandé à ce que leur relation reste dans un premier temps discrète. Pourtant, il s'efforçait de respecter son choix. Ce n'était peut-être pas une période bien longue, mais au fond elle s'en voulait de lui faire ressentir un tel sentiment... Son cœur se serra à cette pensée, avant que son esprit ne se mette à divaguer sur la fin de semaine qui se profilait. Bonne idée ou non, elle ne pouvait de toute façon plus revenir en arrière.
Le trajet en train passa aussi rapidement qu'il ne fut interminable. Le soleil avait déjà largement entamé sa course sur l'horizon lorsqu'ils quittèrent la station familière de la jeune fille, qui l'empruntait chaque fois qu'elle ne parvenait pas à rassembler le courage d'aller au lycée à pied – c'est-à-dire bien souvent.
— Au fait, pourquoi tu voulais que je vienne chez toi aujourd'hui spécialement ?
— T'es nerveux ? lança Akemi d'un ton taquin, qui ne fit que faire froncer des sourcils le volleyeur.
— Non, pas vraiment.
— Tu pourrais faire semblant de l'être, bougonna Akemi.
— J'suis déjà venu chez toi je te rappelle...
Ce fut au tour de Suna de laisser l'esquisse d'une moue taquine étirer ses traits.
— Tu te souviens, quand t'étais malade et que tu dormais en serrant ma veste dans tes bras ?
Le visage de l'adolescente se crispa, au même titre qu'elle sentait le feu lui picoter les pommettes. Dans un geste à la fois spontané et inconscient, elle lui écrasa le poing contre l'épaule sans toutefois réussir à y mettre beaucoup de force. Un léger rire, aussi amusé que moqueur, échappa à Suna.
— J'suis pas prêt d'arrêter de la ressortir, celle-là. Faudra que je remercie Nagano-san de m'avoir forcé à venir te voir ce jour-là.
— Ricchan sait être convaincante quand elle a quelque chose dans la tête, réfléchit Akemi, une main exagérément pensive sur le menton.
Suna parut réfléchir à son tour, les yeux levés vers le ciel aux nuances orangées.
— Elle m'avait aussi dit que t'aimais la pâte de haricots rouges, ce jour-là, se souvint-il. Je suppose qu'elle voulait que je t'emmène quelque chose.
Machinalement, Akemi stoppa sa marche pour considérer le volleyeur, qui en fit ainsi de même. Son sourcil arqué traduisit l'incompréhension qui le saisit face à ce geste, avant qu'un soupir ne lui échappe en la voyant gonfler les joues. Il voyait déjà où ils allaient en venir...
— Tu sais même pas saisir les messages cachés, tu m'étonnes que t'aies cru qu'on était juste amis, marmonna-t-elle. J'aurais trop aimé en manger ce soir-là...
Piqué à vif, il se contenta pour toute réponse d'une pichenette sur le front, avant de reprendre sa marche.
— C'était y'a un mois. On ira en manger un autre jour, souffla-t-il, rapidement incapable de réfréner l'esquisse d'un fin sourire face à l'illumination du regard de la jeune fille à ces mots.
Au loin, l'habitation Fumiya s'illustrait dans leur champ de vision, unique repère du quartier Kojidai pour Suna. Elle lui parut toutefois disparaître, bien insignifiante, lorsque la main d'Akemi vint saisir la sienne avec douceur pour ainsi accaparer toute son attention. Surpris mais satisfait, il la considéra du coin de l'œil, afin de réaliser qu'elle fixait d'un air absent le sol que foulaient leurs pieds.
— Pour répondre à ta première question... Ma mère doit passer à la maison ce soir. Je voulais juste... que mes parents te voient en même temps quand c'est possible, finit-elle par déclarer, avant de lever vers lui un visage étiré par un fin sourire amer. C'est un peu égoïste de ma part, mais comme ça, pas de jaloux sur qui te rencontre en premier.
L'adolescent ne parvint pas à étouffer la surprise qui s'imprima sur son visage, alors que les mots résonnaient encore dans son esprit. L'apaisement qui allégea son cœur fut retranscrit à travers l'esquisse d'un sourire et, plus touché qu'il n'aurait pu l'admettre, il détourna le visage pour ne pas qu'Akemi puisse le voir.
— Désolé, mais concrètement j'ai déjà rencontré ta mère en premier, déclara-t-il pour toute réponse d'un ton taquin.
Boudeuse face aux vagues réminiscences de ces faits bien réels, Akemi resta silencieuse. Il avait malheureusement bel et bien raison... Lorsqu'elle était malade, Suna lui avait effectivement indiqué avoir croisé sa mère qui sortait, ce jour-là. Maintenant qu'elle en savait ainsi davantage sur la situation et sur les raisons qui l'avaient poussée à quitter la maison de la sorte, l'adolescente ne savait plus vraiment comment réagir.
Ce fut lorsque Suna lui pinça les joues qu'elle réalisa les avoir gonflées de manière inconsciente.
— Tu sais qu'elles vont finir par rester comme ça à force, si tu continues, lâcha-t-il dans un sourire moqueur en lui désignant les joues d'un signe du menton.
— Je m'en rends même pas compte, soupira la jeune fille dans ce qui cachait un certain amusement de la situation.
— Allez, si ça peut te rassurer, ta mère s'en souvient peut-être pas, rétorqua le volleyeur dans un haussement d'épaules désinvolte.
Peut-être avait-il raison. Pourtant, d'une certaine manière, Akemi en doutait. Si Youko se montrait bien souvent calme et posée, cela ne l'empêchait pas d'analyser les choses avec minutie, et de les retenir. Mais ce n'était sûrement pas le moment de se laisser dominer par de telles idées, après tout qu'elle s'en souvienne ou non, cela ne changeait rien aux détails de jour déjà presque lointain.
— Tu disais que ta mère devait passer ce soir, reprit Suna dans un regard fuyant, reflet du manque d'assurance qui le saisissait face à la situation. Elle est plus chez toi ?
— Non... Elle est partie chez ma grand-mère en attendant que tout soit terminé, expliqua la jeune fille, alors que l'esquisse d'un sourire mélancolique naissait sur ses lèvres. Dans son malheur elle a retrouvé sa mère, je suppose que même si c'est triste, c'est déjà ça.
Ce n'était pas que Suna ne prenait pas la peine de considérer ses paroles, et encore moins de s'y intéresser. Les mots ne s'alignaient simplement pas ; parce qu'au final il n'y avait rien à répondre. Lui prêter sa meilleure oreille était de toute évidence ce qu'il pouvait – et savait – faire de mieux.
— Je me rends compte que j'ai toujours eu cette rancœur inconsciente par rapport à ce qu'elle lui faisait subir, après l'avoir reniée comme ça, reprit la jeune fille, comme si elle avait saisi le message. Mais je réalise que ma grand-mère était sûrement pas la seule fautive de l'histoire, ma mère a sûrement des torts que j'ignore. On se rend pas compte de l'ampleur que peuvent prendre les choses quand on est petits comme je l'étais.
— Les histoires d'adultes partent souvent de pas grand-chose, de toute façon. C'est juste que la rancune s'accumule pendant des années.
— Je pense que mon grand-père n'y était pas pour rien non plus, compléta Akemi, après avoir approuvé d'un hochement silencieux de la tête les paroles du volleyeur. Je suppose que je saurai jamais la vérité.
— Et de toute façon ça sert à rien, vit avec ce que t'as maintenant.
Il lui administra une pichenette sur le front pour rythmer sa phrase. Et si Akemi cligna des paupières à plusieurs reprises sous la dubitativité, l'esquisse d'un sourire finit par bien vite étirer la commissure de ses lèvres. Il était décidément toujours aussi maladroit et peu habile avec les mots. Un peu renfrogné, mais toujours doté de cette douceur étouffée si caractéristique. Chaque moment était comme un nouveau souffle, une gorgée d'air frais dont elle n'avait jamais réalisé avoir besoin. Et pourtant...
— Tu te souviens quand t'as voulu me laisser jouer au volley avec Kita-senpai parce que tu croyais que j'étais amoureuse de lui ?
Du coin de l'œil, et alors qu'ils arrivaient devant le portail de son habitation, Akemi aperçut l'adolescent se raidir. Ses sourcils se froncèrent naturellement, et elle devina qu'il venait aisément de comprendre à quoi elle faisait référence.
— Tu es vraiment attentionné, lâcha-t-elle dans un large sourire. Même si tu le caches !
— N'importe–
Suna ne put même pas terminer sa phrase que déjà la jeune fille l'entraînait par le poignet. En moins de temps qu'il ne lui en fallut pour le réaliser, ses pieds foulèrent le sol en béton de l'allée de l'habitation Fumiya. Lorsque, dans la journée, Akemi lui avait proposé de venir chez elle le soir-même, il devait bien admettre avoir accepté sans réellement y réfléchir. Mais à se retrouver de la sorte à l'intérieur de cette maison pourtant pas familière, il réalisa qu'il aurait pu considérer à plusieurs reprises la proposition.
Lorsqu'il y était venu la première et unique fois, le tiraillement et l'hésitation s'étaient faits grands. Une certaine appréhension, teintée de ce qu'il pouvait aujourd'hui qualifier de quelque chose semblable à de l'angoisse, et pourtant il n'avait que brièvement aperçu sa mère, ce jour-là. Aujourd'hui, les choses avaient bien changé... et ses sentiments aussi.
— Y'a personne ? s'étonna Akemi en réalisant que la porte était fermée, avant de sortir ses propres clés.
— Il est pas si tard que ça, en même temps.
— Misa a dû rester au lycée à cause du BDE... Y'a quelqu'un ? questionna-t-elle une fois dans le genkan.
Seul le silence accueillit ses mots, si bien qu'elle se déchaussa pour avancer dans le couloir, rapidement imitée par le volleyeur. Ryoichi était sans doute encore au travail, en dépit de la fin d'après-midi qui se profilait – après tout, il avait terminé tard ces derniers jours.
— Désolée, je te fais venir jusqu'ici pour rien...
— Pour rien ? T'as l'intention de me renvoyer chez moi, du coup ? rétorqua Suna en lui pinçant le nez, l'esquisse d'un sourire sur les lèvres.
Akemi resta dans un premier temps perplexe, avant de répondre à son sourire lorsque le sous-entendu lui parvint. Elle se contenta ainsi de lui tirer la langue, et de se poster au pied des escaliers, après avoir vérifié que le salon et la cuisine étaient bien déserts. Le silence qui étouffait la maison lui parut plus pesant encore qu'à l'accoutumée, plus lourd que tous ces jours où elle était rentrée la première, pour se retrouver seule et asphyxiée par le vide sonore. Elle tenta toutefois du mieux qu'elle le pouvait de ne pas laisser les émotions négatives graviter trop longtemps autour d'elle.
— On a qu'à aller les attendre dans ma chambre, de toute façon ils vont sûrement pas tarder.
Si Suna se contenta de hausser les épaules en guise d'approbation, il suivit bien docilement. Les souvenirs de cette unique fois où il était monté lui revinrent avec une nostalgie surprenante, alors que ses iris prenaient la peine d'observer la silhouette devant lui. Il ne s'était écoulé que quelques semaines depuis ce jour-là, pourtant il lui semblait déjà appartenir à une autre dimension, trop lointain pour qu'il ne lui en reste que de vagues réminiscences.
Mais Akemi ne poussa pas immédiatement la porte de la première pièce à gauche, une fois en haut. Comme interpellée par une autre chambre, les prunelles telles des aimants, l'adolescente resta en suspens dans le couloir. Et une fois à sa hauteur, le volleyeur put apercevoir l'écriteau « Misaki » sur la porte laissée entrouverte, ainsi que les quelques cartons déjà entassés. Ce fut face à la mélancolie qu'il distingua à la surface des iris azurés de la jeune fille qu'il se souvint qu'elle s'apprêtait, elle également, à quitter l'habitation pour rejoindre Tokyo.
— Misa va bientôt partir, elle aussi, expliqua seulement l'adolescente. Enfin, j'ai encore le temps d'en profiter mais bon... Ce sera pas pareil.
S'il ne répondit pas – sans doute incapable de savoir quoi dire – Akemi ne se formalisa pas réellement du silence qui pesa de nouveau sur l'habitation. Avec son entrain si caractéristique, elle poussa la porte de sa chambre et y jeta son sac, avant de s'affaler sur son lit. Suna l'imita avec bien plus de calme.
— C'est la deuxième fois que tu viens ici, releva l'adolescente – comme s'il ne le savait pas déjà. Mais la première c'était presque du harcèlement.
— N'importe quoi, souffla le jeune homme dans un plissement de paupières suspicieux.
— Sérieux, quelle idée de venir me voir fiévreuse et couverte de morve, alors ?
— Pour pouvoir te le ressortir plus tard, quand tu te croiras en position de me taquiner.
Face au gonflement de joues qui résulta de ces paroles, un pouffement amusé franchit le mur des lèvres du volleyeur avant que, planté debout devant elle, il ne vienne lui ébouriffer pour toute réponse les cheveux.
— Allez, dis-moi ce qui te tracasse, reprit-il avec plus de sérieux, sans cesser de lui frotter le crâne pour autant.
— P-pardon ?
— Parce que y'a rien qui te tracasse ?
Une déglutition coula dans la gorge de la jeune fille, alors qu'elle sentait ses pommettes s'échauffer quelque peu. Si, quelque chose la tracassait ; à la limite de l'inconscient, elle sentait le serpent de la culpabilité se glisser jusqu'à elle pour lui enserrer le cœur. Et pourtant, c'était comme si son esprit refusait d'en prendre conscience, alors le simple fait que Suna ait pu remarquer une quelconque crispation de son visage, un quelconque signe, était presque intimidant et effrayant.
Misaki travaillait du mieux qu'elle le pouvait pour finir l'année au conseil de élèves, mais d'ici quelques courtes semaines elle quitterait Kobe le cœur lourd. Si Youko parvenait peu à peu à apercevoir la lumière au fond des ténèbres, ils savaient tous qu'il lui restait encore du chemin à parcourir. Ryoichi surmontait difficilement les récents événements, bien plus marqué qu'il n'acceptait de le montrer. D'ici quelques mois, sans doute, cette habitation serait devenue trop grande pour n'abriter qu'elle et son père...
Et malgré tout, Akemi avait choisi ce jour où toutes ces âmes fatiguée se croisaient de nouveau pour ramener Suna au milieu de l'équation – et Dieu savait qu'elle ne comprenait rien aux équations. Ça n'avait rien de festif, rien d'un moment joyeux en famille ; c'était purement et simplement égoïste.
— J'ai rien montré, comment tu peux savoir que quelque chose ne va pas ?
— T'es trop silencieuse. Tu parles que nerveusement.
— Je peux être gênée de ramener un garçon dans ma chambre, non ? Je fais quoi s'il me saute dessus !
Peu enclin à se laisser amadouer par la moue faussement apeurée qu'elle afficha, toujours assise sur son lit alors qu'il lui faisait face du haut de son mètre quatre-vingt-six, le volleyeur laissa un sourire moqueur fleurir sur ses lèvres, avant de saisir l'oreiller posté au bout du lit pour le lui écraser sur le visage.
— Eh ! Tu m'attaques avec mon oreiller ?!
— Ça t'apprendra à dire n'importe quoi pour esquiver les questions, soupira l'adolescent, avant de plisser les yeux de perplexité devant la mine vainqueur qu'elle afficha.
Sans lui laisser le temps de réagir, Akemi saisit à son tour l'oreiller sur lequel il avait inconsciemment laissé sa poigne s'amoindrir, pour s'en servir à son tour. Elle ne sut par la suite pas à quel moment les quelques peluches qui habillaient ce rebord de fenêtre sur lequel elle aimait tant s'asseoir devinrent des armes potentielles, pourtant la bataille innocente dura au fil de courtes minutes, et ce jusqu'à ce que Suna ne laisse l'écho d'un rire quitter ses lèvres. Aussi surprenant que mélodieux, il agit sur sa conscience tel un calmant, si bien qu'elle finit par s'affaler d'aise à plat dos sur les draps défaits de son lit. Et il en fit de même.
— T'as rigolé, donc j'ai gagné.
— Quoi ? s'étonna le volleyeur. T'as rigolé aussi, et bien avant moi...
— Oui, mais venant de moi ça n'a rien de surprenant.
— Et dire que je m'inquiétais...
Allongée dans la largeur du lit, les pieds posés sur le sol, Akemi tourna avec lenteur un visage étonné en direction de son petit-ami. Prunelles olive accrochées avec fermeté au plafond, il resta immobile, en dépit du regard qu'il sentait vrillé sur lui. Leur proximité était telle que même sans le toucher, elle pouvait sentir sa chaleur corporelle lui courir sur la peau, l'effleurer avec une douceur enivrante. Parfois, ils n'avaient juste pas besoin de parler ; avec un simple oreiller lancé à la figure, Suna venait d'ébranler ses doutes, sa culpabilité, et il l'avait de toute évidence fait exprès. Pire encore, à rester aussi taciturne mais à l'écoute, il parvenait à l'inciter à se confier au gré du silence.
— Tu vas me trouver nulle de réagir comme ça, mais je me disais juste que finalement, c'était peut-être pas une bonne idée que tu viennes alors que... Bah t'as compris, quoi.
Suna arqua un sourcil, sans bouger pour autant.
— Tu me dis ça maintenant que je suis là ?
— Non mais... C'est juste que c'est bizarre, non ? Mes parents divorcent, ma sœur part faire ses études à cinq cents kilomètres d'ici. L'ambiance est meilleure que ces derniers mois, c'est sûr, mais elle a rien de... joyeux.
— Et alors ? rétorqua simplement le lycéen en se redressant, pour se pencher en avant vers elle. Parce que la situation est pas joyeuse, t'as pas le droit de profiter ? C'est pas toi qui dit que la chance, ça se provoque ?
Il fallut à la jeune fille quelques secondes pour assimiler ces paroles, trop concentrée sur la distance entre eux qu'il avait réduite peu à peu au gré de sa phrase. Sans pouvoir y faire quoi que ce soit, elle sentit ses pommettes s'échauffer sous la caresse de son souffle.
— Si tu croyais que j'avais besoin que ce soit « joyeux » pour que l'initiative me fasse plaisir, c'est pas le cas.
Akemi serra les dents, non sans laisser une déglutition couler dans sa gorge. Suna n'était pas spécialement doué avec les mots, elle le savait depuis bien longtemps. Habituellement bien plus expressif à travers des gestes aussi subtiles que maladroit, il arrivait pourtant encore et toujours à la surprise, à être là où elle ne l'attendait pas. Au cours des derniers jours, il avait respecté son choix de rester discrets dans leur relation, au lycée, quitte à le nier si besoin. Pourtant, elle savait très bien qu'il n'en avait nullement envie.
C'était presque devenu trop facile pour lui de la faire craquer.
Elle n'eut qu'à laisser ses prunelles glisser furtivement sur les lèvres qui la surplombaient pour que celles-ci ne viennent s'écraser sur les siennes. Le contact brûlant de sa peau s'étendit jusqu'à elle à travers la multitude de baisers aussi bruts qu'étourdissants échangés, à travers la main qu'il glissa jusqu'à son visage. Et toujours allongée, elle en fit de même. Elle laissa la pulpe de ses doigts courir sur sa peau, effleurer ses joues, sa mâchoire et son cou.
C'était comme un moment infini et hors du temps qui n'appartiendrait qu'à eux, seulement rempli de leurs sentiments rendus plus fébriles au gré des lèvres qui se quittaient et se retrouvaient, de langues qui se rencontraient.
Ce fut avec l'esquisse d'un sourire vainqueur que le volleyeur finit par se détacher une dernière fois d'elle, pour contempler le visage enflammé qu'Akemi affichait ; image gravée au fer rouge dans son esprit – mais il ne devait pas être bien mieux. Appuyé sur un coude, il lui dégagea les mèches du front de sa main libre.
— J'en arrive presque à vouloir te dire que les secrets c'est pas pour moi, si c'est ça que je rate au lycée, sourit l'adolescente en laissant avec audace son index glisser jusqu'aux lèvres du volleyeur, toujours penché vers elle.
— Sûrement pas dans un lieu public.
— J'aurais essayé, soupira-t-elle, bien qu'amusée.
— Enfin bon, tu sais que demain, tout le lycée sera sûrement au courant ? On parle d'Atsumu, après tout.
Akemi passa une main à travers la chevelure brune de Suna.
— Qu'il en parle, alors. J'ai pu régler mes histoires avec Ricchan et avec Kisara-san.
La suite de sa phrase flotta dans l'air, comme mis en suspens dans le temps, avant qu'elle ne se décide à la prononcer sous le regard curieux de l'adolescent.
— Et puis... Je voulais pas que Misa l'apprenne par les bruits de couloirs, sauf que j'ai eu du mal à être honnête avec elle ces derniers jours, depuis son inscription secrète à Todai. Mais là, elle finira bien par l'apprendre en te voyant à la maison.
S'il lui pinça le nez pour toute réponse, de toute évidence incapable de savoir quoi répondre face à cet aveu, le volleyeur laissa un sourire tendre poindre sur ses lèvres. Aussi délicat qu'un rayon de soleil et intimidant qu'un ciel d'orage, il suffit à ôter tous les doutes qui avaient pu se glisser jusqu'à son esprit, à relâcher toute la pression inconsciente contenue dans le corps de la jeune fille. Malgré son côté assez taciturne et ses difficultés à s'exprimer comme il le voudrait sûrement, il savait toujours l'aider lorsqu'elle en avait besoin.
Et d'une certaine manière, c'était le cas depuis longtemps, quand bien même il le nierait si elle devait le lui faire remarquer. Les choses étaient devenues si naturelles, au fil des semaines et des mois, qu'un retour en arrière en devenait tout bonnement inconcevable.
— T'imagines un peu si tu m'avais pas assommée, y'a genre quatre mois ? On n'en serait pas là.
— Je serais tranquille à profiter du silence...
— Méchant, bougonna Akemi en lui administrant un faible coup de poing dans l'épaule. Tu t'ennuierais sans moi, c'est sûr.
L'amusement vola à la surface de ses prunelles olive qui constituaient quasiment le seul horizon qu'elle pouvait apercevoir, au gré de leur proximité, avant qu'il ne se redresse pour s'asseoir sur le lit. Interpellée par son geste – avant de réaliser que sa position n'était certes pas la plus confortable – elle en fit de même.
— C'est vrai qu'avec toi on a pas le temps de s'ennuyer...
— C'est ce que Ricchan me dit souvent.
— Et tu imagines un peu si t'étais pas une catastrophe en maths ? On n'en serait pas là non plus. Tu m'avais carrément supplié de t'aider.
Pommettes rougies instantanément sous le coup de la surprise engendrée par ces mots, Akemi se cacha par réflexe le visage à l'aide de ses mains. Ce souvenir commençait déjà à dater, pourtant maintenant qu'il lui rappelait ainsi, elle se le remémorait pleinement, non sans ressentir un pointe de malaise. Après tout, elle l'avait bien littéralement supplié, simplement pour ne pas avoir à abaisser sa fierté devant Misaki en lui demandant son aide... Les deux possibilités n'étaient pas bien glorieuses.
— La honte, souffla-t-elle.
— T'es venue jusqu'à ma classe me le redemander...
— Rah ça va, arrête de me le rappeler, surtout avec ton sourire moqueur !
— Tu m'avais même dit un truc du genre « je peux te supplier si tu veux, je suis désespérée ! », continua-t-il en imitant exagérément sa voix.
— Ça va deux minutes monsieur « c'est pas parce que je dis que ça va que ça m'atteint pas ». Avec tes airs sombres et inaccessibles, se défendit finalement l'adolescente dans un plissement suspicieux des paupières.
Ce fut au tour du volleyeur de se renfrogner, alors que des rougeurs de gêne quasiment imperceptibles s'étalaient sur ses pommettes, et Akemi savoura cette victoire dans un éclat de rire qui résonna contre les murs de la chambre.
Pourtant, il avait bien raison, elle le savait entièrement. Si elle n'était pas une catastrophe en mathématiques, ils n'en seraient certainement pas là non plus. Et cette soirée révisions qu'ils avaient partagée n'avait été que le premier tournant de leur relation. Elle en avait peut-être honte, ce n'était pas pour autant qu'Akemi regretterait d'avoir agi de la sorte. Sans cela, sans doute n'aurait-elle jamais pu apercevoir ce côté passionné par le volley de sa personnalité, ainsi que tout ce qui en avait découlé.
— Les exams du troisième trimestre approchent. Faudra que je te supplie aussi, cette fois ?
— Mh, fit semblant de réfléchir le lycéen. Ça dépendra, si t'es sage.
Et il sourit.
De ce sourire si tendre qu'il ne lui affichait qu'à elle ; celui qui faisait fondre chaque morceau de la conscience qu'il lui restait, faisait accélérer le rythme de son palpitant. Celui qui la faisait réaliser encore et encore, inlassablement, pourquoi elle était tombée amoureuse.
La voix de Misaki fut la première à retentir depuis le rez-de-chaussée, dans un « on est rentrées » aussi familier qu'amer. Ce fut lorsque Youko demanda à qui appartenaient les chaussures dans le genkan que la lycéenne réalisa : elles étaient sans doute ensemble chez leur grand-mère, ce qui expliquait la raison de leur retard. Mais maintenant, il n'y avait plus d'échappatoire, plus de retour en arrière nulle part. La vie changeait, les gens aussi ; mais pas le fait qu'ils formeraient toujours une famille malgré leurs différents chemins.
Elle était prête à descendre ces maudits escaliers et à l'accepter.
Il n'était peut-être pas parfait ; un peu agité, très décousu et parfois confus, mais c'était son monde. Son quotidien. Et désormais, Suna en faisait aussi partie.
~ ~ ~
J'avoue que, pour être tout à fait honnête, j'en ai galéré comme jamais à écrire ce chapitre, et je le trouve vraiment pas ouf ahahah...
Mais bon, en ce qui concerne le fond, je voulais vraiment montrer cette acceptation de la situation par Akemi. Elle ne renie pas les faits et ce qu'est devenue sa famille, et elle essaie même d'accepter Suna dans son monde, même s'il est bancal. D'ailleurs pour l'anecdote, j'avais prévu d'écrire vraiment la rencontre à la base, puis les mots se sont succédés sur ce chapitre (jusqu'à atteindre 5k...) et finalement, j'aimais bien l'idée de laisser cette idée ouverte ! Vous pouvez imaginez comme bon vous semble comment ça s'est passé héhé ~
Je voulais également absolument intégrer une petite scène avec Atsumu avant la fin de cette histoire, même si ce n'était pas grand-chose ! Je suis persuadée qu'au vu de leurs deux personnalités ils s'entendraient trop bien (au grand dam de Suna). Même si je n'écrirai pas l'année qui suit, ça y sera totalement le cas sachez-le c'est canon j'ai décidé mdr (avec Ginjima, c'est sûr qu'Akemi s'entendra trop bien avec ces deux-là ahah).
J'espère malgré tout que ce chapitre vous a plu, j'ai tout donné pour pouvoir vous le poster aujourd'hui héhé. Si c'est le cas, n'oubliez pas de cliquer sur la petite étoile s'il vous plaît, et de laisser un petit commentaire :3
Le prochain chapitre sera au passage le dernier (et il restera l'épilogue). J'espère pouvoir vous le poster dans deux semaines, mais il est à peine commencé et je veux tellement pas finir cette histoireeeeee T.T
Aussi, pour les petits facts :
À la base, ce chapitre devait être focus sur la Saint-Valentin, je voulais écrire sur cet événement très populaire chez les adolescents au Japon, et l'utiliser pour qu'Akemi et Suna admettent leur relation. Puis en fait, ça ne me convenait pas du tout, je bloquais complètement à l'écriture, alors j'ai changé cette idée. Il n'y aura pas de Saint-Valentin (si ce n'est peut-être un jour dans un bonus), et je trouvais ça plus marrant que ce soit à cause d'Atsumu que les gens apprennent leur relation ahah (il est incorrigible mais au fond on l'aime pour ça). Désolée si vous auriez préféré ça, mais je n'arrivais juste pas à l'écrire !
Du coup, je vous dis en principe à samedi dans deux semaines <3
(et au passage je me répète ENCORE mais je vais répondre à mes commentaires en retard, il faut juste que je me pose pour re-balayer toute l'histoire pour le faire héhé)
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