Chapitre 28 - Au rythme de l'orage







Lorsqu'Akemi avait pris la peine d'analyser la situation, la peur lui avait dans un premier temps grignoté les entrailles. L'orage approchait, sa noirceur ne tarderait plus à imprégner toute la plage. Et même s'ils essayaient de se dépêcher de rentrer, la distance qui les séparait du centre-ville ne leur permettrait pas d'arriver chez eux avant que le tonnerre ne commence à gronder. Non contente d'avoir été suffisamment stupide pour ne pas prendre en compte le déplacement météorologique, elle n'avait pas non plus prévu toutes les émotions étourdissantes et contradictoires qui l'envahiraient à la perspective de frapper de nouveau dans un ballon de volley.

Sacs posés sur le rebord en pierre et débarrassé de sa veste d'uniforme, le volleyeur darda sur la jeune fille une œillade incisive dont il avait le secret. Ses converses plantées dans le sable, il se pencha pour récupérer le ballon, alors qu'Akemi prenait place de l'autre côté du filet. Malgré l'air froid de l'hiver, malgré l'absence de la lueur du jour, il sentait déjà l'adrénaline affluer dans ses veines. La simple perspective de servir ainsi lui rappelait son match de la veille, en une boule d'émotions enivrantes qui lui enserrait la poitrine.

— Tu sais encore jouer au moins ? lança-t-il d'un ton narquois, comme pour faire redescendre cette étrange angoisse qui naissait en lui.

— Honnêtement ? J'en doute !

La balle fendit l'air pour toute réponse, toutefois dénuée de force pour permettre à l'adolescente de la réceptionner sans grande peine. Un service calme et réfléchi, à l'image de ceux qu'elle avait pu observer la veille à travers l'écran de sa télévision, et en totale opposition à celui qu'elle s'était pris deux mois auparavant. Renvoyé avec adresse sur le volleyeur à l'aide d'une manchette, le ballon passa par la suite à de nombreuses reprises par-dessus le filet. Dans un premier temps, les échanges se firent lents, presque timides, pour laisser à Akemi le temps de prendre et de retrouver ses marques. Et après quelques passes réceptionnées de justesse, l'exaltation s'écrasa sur la plage, sur leurs épaules.

Le sable fin compliquait les tentatives de saut qu'elle faisait, limitait son champ d'actions et ses mouvements dans leur entièreté. Le manque d'entraînement tétanisait ses muscles et se faisait ressentir à travers l'engourdissement de ses réflexes. La culpabilité lui nouait l'estomac à chaque pensée qui filait vers sa famille, vers sa meilleure amie. La peur venait l'enlacer tel un serpent qui raffermirait son étreinte sur sa proie, à la vue du ciel noir qui surplombait leurs silhouettes.

Pourtant, jamais Akemi ne s'était sentie aussi libre.

Ce fut lorsque sa respiration commença à devenir difficile que Suna réceptionna à deux mains la balle pour arrêter sa course. À bout de souffle et les mèches de cheveux collées à son front sous la transpiration, l'adolescente se laissa tomber à plat dos dans le sable. Ses doigts glissèrent à travers les grains au rythme accéléré de sa course cardiaque, comme si cela pouvait l'aider à inspirer et expirer avec plus de facilité. Sans un mot et tout aussi transpirant qu'elle, Suna récupéra dans son sac de sport sa gourde à demi-pleine, pour la lui lancer.

— Je suis morte, articula difficilement Akemi en se délectant de l'eau qui coulait avec célérité le long de son œsophage.

— Je vois ça.

— T'es crevé aussi je te ferais remarquer, Sunarin, chantonna-t-elle avec un air taquin – s'il s'était habitué à ce qu'elle utilise ce surnom à l'écrit, l'entendre ainsi à l'oral retint l'attention du volleyeur.

— C'est pas facile sur le sable, se défendit-il vainement.

Il s'approcha d'elle dans le silence qui baigna l'air à ces mots, avant de lui tendre une main. Akemi arqua un sourcil dubitatif, avant de déposer la gourde au creux de sa paume.

— Mais non, soupira l'adolescent. Ta main, lève-toi on va y aller.

La simple perspective de déjà rentrer rattacha la jeune fille à la réalité. Autour d'eux, le vent s'était fait plus virulent au fil des dernières minutes, et expliquait ainsi la trajectoire qu'avait pris le ballon sur les derniers échanges. Le sable volait, et quand bien même elle le sentait déjà s'insinuer à travers les mailles de ses chaussettes hautes noires, Akemi pesta intérieurement en réalisant qu'elle allait en laisser partout à la trace en rentrant chez elle – à commencer dans sa chevelure. L'humidité imprégnait l'atmosphère à la fois salé et orageux, et l'obscurité avait désormais englouti toute la plage.

Elle saisit machinalement la main toujours tendue qui lui faisait face, pour se redresser sur ses jambes. Et s'il lui sembla que ce contact fit pétiller l'extrémité de ses doigts l'espace d'une fraction de seconde, au même titre que son cœur, la lycéenne n'eut pas le temps de s'en formaliser. Leurs mains n'eurent pas le temps de se délier que déjà les premières gouttes de pluie s'abattirent avec virulence sur eux. Et avant que leurs esprits n'aient pu prendre conscience de la situation, l'averse s'étalait déjà partout aux alentours, suintait sur leur peau, leurs cheveux, et imprégnait leurs vêtements.

Leurs regards s'accrochèrent sous le coup de la surprise et de l'incompréhension, et ce fut le tonnerre qui gronda au loin qui sortit Akemi de sa transe. Sous l'effroi, ses doigts firent pression sur la main de son aîné qu'elle n'avait pas encore lâchée, alors que sa mâchoire se crispait.

— Récupère tes affaires, indiqua Suna en brisant le contact physique pour l'enjoindre à mêler les gestes à la parole. La gare est pas loin, on va s'abriter.

Sacs et vestes grossièrement en mains, ils eurent rejoint la protection de la gare en moins de temps qu'ils ne l'auraient imaginé. Toujours encore quelque peu haletante en raison de l'effort physique fourni au cours de ces échanges de volley-ball, Akemi serra contre elle le blazer camel de son uniforme au gré de sa respiration saccadée, sous le regard étonnamment concerné de Suna. Un nouveau grognement fit vibrer l'air, plus proche que le premier, et l'étreinte exercée contre le vêtement en devint presque une supplication.

— Le train arrive que dans vingt minutes, souffla le volleyeur après une œillade en direction du panneau d'affichage. Y'a pas beaucoup de rames en semaine à cette heure...

Sa température corporelle maintenue à un degré plus élevé après l'effort commençait peu à peu à s'atténuer, rapidement absorbée par la fraicheur de l'hiver et le froid de la pluie, et bientôt la jeune fille se mit à grelotter, sans porter attention aux horaires des trains. De multiples frissons lui coururent sur la peau, l'échine, si bien qu'elle considéra à bout de bras sa veste inondée, et la perspective de l'enfiler quand même. La question ne tournoya toutefois dans son esprit qu'une courte seconde, emportée loin par la gêne lorsque d'un coup d'œil instinctif, elle aperçut sa chemise. Blanche. Et trempée.

Akemi croisa par réflexe ses bras en croix autour d'elle, geste protecteur contre le monde, l'orage, et son intimité. Une légère chaleur dans les joues sous la honte, ses pupilles arpentèrent avec vivacité le hall quasiment désert de la petite gare, avant de se lever en direction de Suna pour rassurer quant au fait qu'il n'aurait rien pu voir. Pourtant, si elle s'attendait à ce qu'il soit concentré sur son smartphone comme à son habitude, il semblait considérer avec une attention sans pareille les dalles de carrelage abîmé qui composaient le sol, dans la direction opposée à elle. Un soupir de soulagement aurait pu faire trembler ses lèvres, si elle n'avait pas aperçu ses pommettes arborer une faible teinte rosée, alors qu'il se baissait pour fouiller dans son sac de sport visiblement imperméable.

Coup de tonnerre, coup de massue. Sa chemise transparente devint bien rapidement le dernier de ses soucis, alors que le serpent de la peur continuait de se faufiler dans chacun de ses membres, chacun de ses muscles. Habituellement attentive de la météo, l'adolescente s'arrangeait toujours pour se retrouver en intérieur – et surtout chez elle – lorsque l'orage était annoncé. Le sentir vrombir de la sorte contre ses tympans, à travers le hall ouvert avec vue sur la mer, la poussait dans ses derniers retranchements. Au cœur même de sa phobie.

— Mets ça, lâcha Suna en lui tendant sa veste de survêtement bordeaux, son regard olive ancré dans le sien.

La perplexité dut s'imprimer sur le faciès de la jeune fille, car il se gratta la nuque dans un soupir, avant de préciser :

— Elle est propre. Je l'ai juste mise le soir à l'hôtel, ce week-end.

Si le tonnerre n'avait pas résonné de nouveau, plus proche d'eux que jamais, Akemi aurait pu se formaliser de la situation. La mâchoire toujours serrée, elle s'empressa d'enfiler le vêtement avant de s'y blottir, comme s'il pouvait représenter sa carapace, sa bulle hermétique de protection. Il n'y avait quasiment personne qui attendait pour prendre le train – elle devait bien être la seule personne à s'être dit que venir à la plage malgré l'orage prévu pouvait être une bonne idée – aussi le quai était-il désert. Le vent, virulent et agressif, s'infiltrait jusqu'à eux par l'ouverture extérieure supposée représenter un spot d'observation. La nuit toute entière rodait, prédateur de l'Homme, et permettait aux éclairs lointains de découper le ciel dans un spectacle de lumières.

Épouvante. Effroi. Chaque cri des cieux pénétrait son esprit, lui paraissait retentir encore et encore dans sa cage thoracique, chaque écho plus douloureux encore que le précédent.

— Fumiya ?

Bientôt, même la silhouette de Suna n'exista plus autour d'elle. Seule demeurait la tempête, plus cruelle que jamais. Les grondements multiples qu'elle crachait, les réponses de la foudre qui tailladaient l'horizon comme une lame sur sa peau ; Mère Nature était indomptable.

— Fumiya !

Les quelques échanges de volley précédents n'avaient plus la moindre importance. Les réminiscences de ce ciel menaçant qui n'avait eu de cesse de lui envoyer les signaux d'alerte nécessaires lui paraissaient bien vaines, bien dérisoires. Exposée de la sorte, mise à nue face à la peur brute qui étourdissait ses muscles, la lycéenne ne parvenait plus à réfléchir qu'au sujet de ses souvenirs d'enfance. À ces après-midis qu'elle avait passés, punie à pleurer au rythme de l'orage. À l'origine de cette astraphobie qui lui gâchait la vie au quotidien.

— Akemi !

La jeune fille fut brusquement rattachée à la réalité par la paume du volleyeur qui glissa avec précipitation contre sa nuque. Dans un geste brusque et maladroit, il fit pression à l'aide de sa main pour l'enjoindre à briser d'une enjambée le mètre qui les éloignait, et ainsi l'attirer à lui. Akemi n'eut pas le temps de prendre conscience de la situation, ni même de son prénom qui venait de glisser dans l'air, que déjà son visage s'enfonçait avec naturel contre le torse musclé de l'adolescent.

Elle ne lui opposa pas la moindre résistance, les jambes trop tremblotantes, la respiration trop erratique. La chaleur de son corps semblait se propager jusqu'à chaque parcelle du sien, courir sur chaque centimètre de sa peau dans un contact électrisant. L'hésitation l'étreignit, alors que son cœur entamait une course effrénée dans sa poitrine, et elle finit par laisser ses doigts se mouvoir avec légèreté dans son dos, sur le tissu de sa chemise trempée.

Le tonnerre gronda de nouveau. Mais les yeux écarquillés sous la surprise, Akemi ne parvint à se concentrer sur rien d'autre que la pression exercée par Suna pour la serrer contre lui.

En dépit de l'embarras, le ciel pouvait bien lui tomber sur la tête.

L'adolescente se surprit à fermer les yeux, bercée par le souffle brûlant qu'elle sentait effleurer le haut de sa chevelure, par le rythme cardiaque du volleyeur qui se mêlait au sien et qu'elle percevait sans mal, au gré de leur différence de taille. Son odeur enivrait ses sens, mélange entre l'effluve parfumée de lessive, cet arôme boisé qui avait déjà ennivré son esprit, et le brin de transpiration qu'elle distinguait malgré l'omniprésence de l'humidité tout autour d'eux – notamment sur sa chemise trempée, qui laissait ainsi son torse se dessiner sans mal.

— Mon service, murmura-t-il finalement contre elle. La première fois. Si tu t'es retrouvée sur sa trajectoire, c'est parce que j'ai encore du mal à viser en smashé.

Le silence s'écrasa l'espace d'une courte seconde, bien vite remplacé par un nouveau rugissement des cieux. Akemi raffermit par réflexe sa prise sur le vêtement du garçon.

— P-pourquoi tu me dis ça ?

— Pour pas que tu te sentes seule à avoir honte.

Akemi sentit son cœur effectuer un looping contre sa cage thoracique. L'accélération soudaine de son palpitant lui donna l'impression de pulser à ses tempes, de marteler son crâne, et la seule réaction de son corps fut de lâcher la chemise qu'elle tenait pour enrouler à son aise ses bras contre le dos du volleyeur et répondre à son étreinte. La cascade de sentiments qui se déversait en elle en devenait presque douloureuse, à tel point que l'écho du tonnerre lui parut plus lointain.

— L'orage s'éloigne, souffla Suna pour venir confirmer cette impression – qui n'en était ainsi pas une. Avec la pluie on l'entend déjà presque plus.

— Oui, répondit-elle machinalement.

— Le train va bientôt arriver.

— Oui.

— On va rentrer.

— Oui.

Le silence qui tournoya leur permit de constater qu'effectivement, les grognements du ciel se faisaient plus lointains, plus espacés. Akemi sentait les tremblements de son corps contre le torse du volleyeur s'atténuer peu à peu. Pourtant, la panique de son cœur ne paraissait pas s'estomper.

— Merci de m'avoir emmené ici, Fumi– Akemi.

La voix calme du volleyeur glissa jusqu'à ses tympans en un chuchotement qui fit frissonner l'intégralité de sa peau. Elle se faufila avec ardeur jusqu'à son esprit pour y résonner à plusieurs reprises telle un mirage, laissant l'esquisse d'un fin sourire apaisé étirer la commissure de ses lèvres.

Rien d'autre ne comptait. Ni l'annonce du train qui arrivait en gare, ni l'éclair qu'elle aperçut découper l'horizon, et encore moins l'éternuement aigu qui lui échappa.

L'orage était moins effrayant dans ses bras. Et pas une once de regret ne lui grignotait l'estomac, quant à l'idée de s'y être exposée de la sorte en venant jusqu'ici.





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Vous n'imaginez même pas comment j'étais impatiente de publier ce chapitre, franchement. Même en étant plus avancée dans l'écriture, il reste parmi mes favoris (si ce n'est pas mon préféré tout simplement héhé). Je suis assez fière et satisfaite de la tournure qu'il a pris, tant dans le fond que dans la forme. D'ailleurs, pour ceux qui me suivent sur Instagram et qui l'auraient vu, mon dernier post illustrait au passage ce chapitre~

Alors en tout cas, j'espère que ce chapitre vous aura plu également ! Si c'est le cas, n'hésitez pas à laisser un petit commentaire et à cliquer sur la petite étoile c:

Je profite de cette NDA pour également remercier tous ceux qui sont allés faire un tour sur les histoire que je vous ai partagées la semaine dernière, ça me fait très plaisir pour les auteures !

Sur ce, je vous dis à samedi prochain <3

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