Chapitre 10 - Quiproquo
Akemi n'avait pas la moindre notion des secondes – minutes ? – qui s'étaient écoulées, depuis qu'elle s'était adossée contre la porte d'entrée du gymnase. Sûrement pas tant que cela, elle pouvait en prendre conscience à l'aide de l'obscurité encore peu profonde que ne tarderait plus à engloutir la ville, ou simplement à l'aide de l'horloge murale.
Les ballons fendaient l'air avec rapidité et précision, résonnaient en rebonds sur le sol et dans son esprit. Les bruits de pas sur le bois y faisaient écho, encore et encore, reflet de l'entraînement de plus en plus enflammé qui prenait place à côté d'elle. Ça ne faisait que huit mois que la jeune fille avait arrêté de jouer au volley, et quand bien même elle n'avait jamais spécialement été passionnée, les voir ainsi ardents réveillait en elle différentes émotions contradictoires. Le genre d'émotions qu'elle souhaitait étouffer
— T'as pas pu lui parler ? s'éleva une voix à proximité, l'arrachant ainsi à ses pensées.
Suna Rintarou s'arrêta une fois arrivé à sa hauteur, un ballon sous le bras. Son regard olive, bien plus loquace que ses lèvres, la transperçait pour refléter l'interrogation qui le traversait.
— Pardon ?
— Ben Kita-san. C'est pour ça que t'es venue, non ?
— Tu es bien prévenant, senpai. C'est pour le coup dans la tête ?
Non sans retenir un soupir, le volleyeur haussa les épaules pour toute réponse. De toute évidence, cette histoire allait encore le suivre quelque temps.
— Mais si si, je lui ai parlé. Je comprends pourquoi Kita-senpai est aussi populaire, avoua-t-elle en un souffle, les joues gonflées.
Ça fait de la concurrence pour Ricchan, tout ça.
Mais c'était sans compter sur le Cupidon improvisé qu'elle comptait bien devenir.
Contre toute attente, le visage de Suna se para d'une surprise spontanée. Les sourcils arqués, il considéra de longues secondes la jeune fille qui lui faisait face, tout en luttant contre l'envie naturelle de se tourner pour observer son capitaine. Les mots s'imprimèrent finalement dans son esprit, avant qu'elle ne reprenne d'une voix étonnamment calme :
— Dis. Tu sais quel genre de filles Kita-senpai aime ?
Si elle ne pouvait pas en apprendre par elle-même, sans doute pouvait-elle se renseigner auprès de ceux qui connaissaient un minimum Kita. Et qui pouvait être mieux qualifié pour cela que ses coéquipiers qu'il côtoyait chaque jour ? En soi, Suna ne paraissait pas être le plus à même de lui fournir des informations – et cette paresse qu'il transpirait était sans aucun doute l'élément principal à cette impression – mais il était le seul qu'elle pouvait presque estimer connaître.
Et s'il plissa le front d'un air suspicieux, ce fut bien rapidement une certaine surprise qui vint remplacer cette émotion sur son faciès. Comme si les pièces venaient de s'assembler dans son esprit, il considéra la jeune fille, comme pour la sonder et analyser le sens réel de ses paroles.
— Pourquoi je saurais ça ? finit-il par lâcher.
— J'en sais rien, tu dois bien le connaître un peu, non ?
Ballon toujours sous le bras, le lycéen observa les terrains de volley ainsi que ses coéquipiers et les coachs, qui semblaient avoir totalement oublié leur présence. Comme à son habitude, Kita examinait avec une attention sans pareille chaque détail de l'entraînement tout en y participant.
— Un peu. Mais pour ça je peux pas t'aider.
— Ah bon ? Mais si, tu dois bien savoir quelques trucs ! Est-ce qu'il a déjà eu une copine, par exemple ? Oh non, attends, me dis pas... Rassure-moi, il a personne actuellement, hein ?!
Nouveau plissement de front suspicieux.
— T'étais moins bavarde, la première fois.
— J'étais surtout sonnée. La faute à qui ? bougonna-t-elle, piquée à vif.
L'esquisse d'un sourire taquin, à la limite de la provocation, fleurit au coin des lèvres du numéro dix d'Inarizaki devant la moue renfrognée qu'elle arborait. Il ne connaissait pas bien Kita au point de pouvoir répondre à ce genre de questions, et ce n'était pas comme s'il s'y était un jour intéressé. Pourtant, elle semblait étonnamment concernée et tendue, à tel point qu'il se sentit presque obligé de trouver quelque chose.
Faisait-elle partie de ses admiratrices ? Ce fut la déduction qui suivit naturellement, au vu ses prunelles brillantes et inquisitrices, et surtout de cet intérêt qu'elle semblait lui porter.
— Kita-san est un peu comme une machine.
— Une machine ?
— Il ne laisse jamais rien paraître, toujours irréprochable. On peut même pas se moquer de lui du coup, on n'a rien pour.
— C'est vrai qu'il a toujours l'air sérieux, réfléchit Akemi, sans relever la perspective de se moquer. Mais ça fait pas de lui quelqu'un d'insensible, non ?
— J'ai pas dit ça.
— Mais du coup, ça me dit rien sur son genre de filles, ça, marmonna Akemi en gonflant les joues.
Suna haussa les épaules.
— J'en sais rien, je t'ai dit. Une personne calme, j'imagine, indiqua-t-il évasivement, avant d'observer Kita, puis de lui relancer une œillade pour guetter sa réaction – après tout, elle ne lui paraissait pas vraiment être une personne calme.
Mais contre toute attente, elle ne se décomposa pas le moins du monde. Bien au contraire. Il arqua un sourcil perplexe avant de suivre son regard, qui restait accroché au capitaine.
— C'est pour ça que t'es restée ? tenta-t-il plus par curiosité que par réel intérêt pour la question – il n'était pas rare que des filles viennent voir leurs entraînements, mais leurs regards s'axaient en général plutôt sur les jumeaux.
— En partie !
Les bruits de semelles glissées peuplaient toujours le gymnase, mêlés aux échos des ballons contre les murs, le sol en bois, les voix qui tentaient de couvrir cette cacophonie qui sonnait douloureusement familière aux oreilles de l'adolescente. Et pourtant, au milieu de ce tableau, personne ne paraissait faire attention à cette élève de première année perdue jusqu'ici, ou encore au volleyeur à l'écart, à ses côtés.
Tout ce qui comptait, pour ces lycéens, ce n'était que ce sport qui les unissait.
— Moi aussi je jouais au volley, avant, souffla Akemi avec nostalgie, après quelques courtes secondes d'hésitation.
Suna tourna un regard intéressé en sa direction, sans prononcer le moindre mot pour autant.
— C'est dans l'équipe au collège que j'ai rencontré Ricchan, d'ailleurs, dès ma première année ! expliqua-t-elle avec enthousiasme, avant de se reprendre. Je sais même pas si j'aimais bien ça. Mais des fois je vous regarde, comme maintenant, et ça me donne l'impression que ça me manque.
Ce fut en le voyant pour toute réponse baisser clairement la tête et affronter leurs vingt-sept centimètres d'écart qu'Akemi comprit à quoi il pensait.
— C'est malpoli, ça. Je suis pas si petite, en plus, se défendit-elle en croisant les bras alors qu'un sourire amusé naissait sur les lèvres du volleyeur.
Peut-être un peu. Après tout, elle s'était longtemps répété qu'elle aurait au moins aimé atteindre le mètre soixante – maudit centimètre manquant. Mais cela n'avait jamais été un complexe pour autant. Surtout dans une équipe féminine, au poste de libéro.
— La nuit est tombée d'un coup, releva un élève de première année dont Akemi avait oublié le nom, attirant au passage son attention.
— C'est à cause de l'orage qui va pas tarder à éclater, ça.
Akemi tressaillit. Un frisson lui remonta l'échine lorsqu'elle réalisa qu'elle avait bien plus traîné que ce qu'elle avait initialement prévu. Dehors, la nuit avait effectivement bien enveloppé le paysage, sans qu'elle n'en prenne conscience. Et si elle se répéta en boucle intérieurement qu'elle n'avait plus l'âge d'avoir peur pour de telles broutilles, elle resta longuement en suspens, à observer la nuit, à considérer l'air qui exhalait de plus en plus cette odeur d'humidité pesante.
Quelque peu surpris par cette réaction bien calme et docile, le volleyeur prit le temps d'examiner cet effet que les mots de ses coéquipiers venaient d'avoir sur cette fille pourtant bavarde. Sa poigne se resserra autour de la hanse de son sac, d'une manière aussi discrète qu'instinctive, pourtant elle ne bougea pas.
Pourquoi restait-elle immobile de la sorte si, de toute évidence, la perspective de cette météo la perturbait ?
Sans laisser à l'adolescente le temps de se reprendre, il saisit d'une main le ballon qu'il retenait toujours sous son bras depuis le début de ces quelques mots qu'ils avaient échangés. Il le posa mollement sur le crâne de la jeune fille, à l'endroit exact où son service l'avait heurtée la première fois.
— Allez, rentre, lâcha-t-il de son ton nonchalant caractéristique.
Un sourire dessina le coin de ses lèvres, alors qu'il appuyait quelque peu sur le ballon.
— Et puis bon, on sait tous les deux comment ça pourrait finir si tu restes ici, ajouta-t-il.
Et comme il s'en doutait, la lycéenne gonfla une nouvelle fois les joues pour toute réponse.
— Je vais vraiment finir par croire que tu m'avais volontairement visée, la dernière fois, marmonna-t-elle, les yeux plissés. T'aurais pu me casser le nez, ou même m'éborgner !
— Mais oui, mais oui.
Il s'apprêtait à ajouter quelque chose, lorsque la voix calme du capitaine retentit à quelques mètres de lui. Et s'il ne prononça que son nom, le volleyeur se raidit comme par réflexe lorsque ce dernier parvint jusqu'à ses tympans. Et avant même qu'Akemi n'ait eu le temps de réaliser quoi que ce soit, il s'éloignait déjà pour sagement rejoindre ses coéquipiers.
Quand bien même il paraissait moqueur, et quand bien même elle en arrivait presque à se demander s'il s'était une seule seconde senti coupable : elle avait oublié la perspective de l'orage qui venait de la tétaniser. Grâce à sa simple présence et aux quelques mots qu'ils avaient eu le temps d'échanger. Ainsi, elle avait même le temps de rentrer avant qu'il n'éclate pour de bon.
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