Chapitre 38 - Les mots du cœur




L'heure du rendez-vous était déjà dépassée depuis seize minutes, lorsque la silhouette de Suna s'était finalement illustrée dans le champ de vision commun des trois adolescents qui l'attendaient plus ou moins patiemment. Simplement vêtu d'un jean noir et d'une veste suffisamment chaude pour affronter le froid de janvier, il avança en leur direction les mains dans les poches, sans presser le rythme. Et les bras croisés d'agacement, Akemi en tapota du pied à plusieurs reprises – elle le suspecta de s'amuser de la situation, au vu du sourire qu'elle distinguait étiré sur ses lèvres.

— On avait dit dix heures, tu sais ?

— Ma sœur était collante ce matin, répondit simplement le lycéen en se plantant devant eux. On y va ou quoi ?

Une œillade à l'attention de Ritsuka et de Kita, qui restaient tous deux silencieux, et la jeune fille capitula. Les bras ballants le long du corps, elle fit volte-face pour s'avancer en direction de l'entrée, et concéda à leur tendre leurs tickets pour les enjoindre à la suivre.

En dépit de la période encore hivernale, il semblait y avoir du monde de réuni en ce dimanche ensoleillé. Les visiteurs affluaient, tant devant l'entrée à côté d'eux qu'à hauteur des guichets, et Akemi s'estima heureuse d'être arrivée plus tôt pour prendre les tickets. Un sourire aux lèvres, elle tourna à plusieurs reprises sur elle-même, comme pour considérer à la fois la foule devant elle et ses trois amis. L'adolescente ne prit toutefois conscience de la proximité de Suna, qui avait visiblement accéléré le pas, que lorsque la main de celui-ci claqua contre son épaule pour la rapprocher de son torse.

— Qu'est-ce que–

— Fais gaffe où tu marches, tu vas encore te cogner la tête quelque part, soupira-t-il avant de relâcher son étreinte pour rendre à la jeune fille son espace vital.

Les pommettes rosies et la bouche entrouverte de surprise, Akemi considéra le volleyeur à ses côtés, et la quadragénaire qu'elle avait manqué de bousculer. Désormais calmée dans son enthousiasme et après s'être confondue en excuses, elle s'immobilisa pour laisser à Kita et Ritsuka le temps de les rejoindre. Prunelles ainsi vrillées sur cette dernière, elle prit la peine d'analyser la crispation de son visage. De ses lèvres pincées et tremblotantes aux plis de son front. Du rouge qui lui colorait les joues aux fossettes qui prenaient naissance au coin de ses yeux brillants. L'intégralité de ses traits hurlait la nervosité qui coulait dans ses veines, qui tendait ses muscles.

Au cours des quelques minutes passées à leurs côtés en attendant Suna, ils n'avaient pas réellement échangé. Seules des brides de sujets avaient volé dans l'air, éteintes en majorité par le malaise dont Ritsuka ne paraissait pas réussir à se défaire.

— T'es déjà venu ici, Kita-senpai ? s'enquit Akemi alors qu'ils pénétraient à l'intérieur, dans l'espoir de détendre l'atmosphère et étouffer le silence.

— Jamais, réfléchit-il de son sérieux caractéristique. Vous êtes déjà venus ?

— Oui, on venait souvent au collège parce que Ricchan adore ça ! Là, ça commençait à dater un peu.

Si le regard de Ritsuka avait pu lancer des éclairs, nulle doute qu'Akemi serait morte sur place sans avoir eu le temps de voir un premier poisson. Car dans la seconde qui suivit, le visage intrigué que Kita tourna en direction de la volleyeuse n'eut pour effet que d'enflammer le sien. Et si Suna sembla s'en amuser, seul dans son coin, la situation ne parut pas perturber la plus jeune, qui ne se formalisa que très peu du résultat décevant qu'elle avait obtenu.

Pourtant, après une partie de la matinée et à force de voir sa meilleure amie converser aussi naturellement avec le lycéen de terminale, la volleyeuse finit par serrer le poing. La situation était d'un ridicule sans nom, et les coups d'œil qu'elle sentait de la part de son camarade de classe le lui confirmaient désagréablement. Leurs pupilles se heurtèrent, et si l'apathie caractéristique du garçon glissait dans son regard, ce contact visuel ne laissa pas le doute quant à ses plans pour la suite.

— T'es bruyante, lâcha-t-il soudain en posant le coude sur le crâne d'Akemi, stoppant ainsi le débit de ses paroles, et sa discussion avec l'ex-capitaine.

La stupéfaction se dessina sur les traits de la jeune fille, qui porta par réflexe les mains à ses lèvres dans un juron refoulé. Œillade désolée à l'attention de sa meilleure amie sous la mine interrogative de Kita, et déjà reculait-elle pour se rapprocher de Suna. Elle s'était emportée, comme à son habitude ! Cette maudite faculté à faire la conversation pour deux risquait encore de lui nuire et, pire, de blesser Ritsuka.

Après une longue inspiration, elle fit volte-face, déjà prête à affronter la colère redoutée de son amie et à s'excuser. Pourtant, loin du visage aux traits froncés auquel elle s'était attendue, elle ne trouva qu'un sourire. Doux, mais presque amer.

— Ricchan ?

Pour toute réponse, l'intéressée se tapota discrètement les joues, à la recherche d'un courage dont elle se pensait dépourvue, avant que l'émeraude de ses yeux ne se pare d'un voile de courage.

— Kita-san, l'interpella-t-elle avant d'avancer vers lui.

Si Akemi fit par réflexe un pas en avant, comme pour s'apprêter à rejoindre leur hauteur, le bras que Suna passa autour de ses épaules pour la retenir suffit pour la rattacher à la réalité. La surprise passa sur son visage lorsqu'elle prit conscience du geste qu'elle s'apprêtait à faire, mais elle leva le menton pour affronter ce regard olive désormais trop familier.

— Laisse-les un peu tranquilles. C'est pour ça que ça que t'as organisé cette journée, non ?

— Oui, c'est juste que...

La pression qu'il exerçait toujours autour de ses épaules lui apparut de nouveau, comme si plus rien d'autre n'existait. Les visiteurs qui les contournaient pour s'approcher des vitres et observer la faune marine, les regards curieux et parfois outrés qu'ils leur lançaient, Ritsuka et Kita qui s'éloignaient sans réaliser qu'ils n'étaient plus derrière. Plus rien.

Et pourtant, au milieu de ce tableau, de cette journée qu'elle avait attendue avec hâte, Akemi ne parvenait pas à lui faire entièrement face.

— Que ? répéta Suna pour l'enjoindre à terminer sa phrase.

— Que rien, laisse tomber, souffla-t-elle. J'ai juste pas réalisé ce que je faisais.

La nervosité l'étreignait. Comment aurait-elle pu jeter la pierre à sa meilleure amie, alors qu'elle-même peinait bien à réfréner cette culpabilité qui coulait dans ses veines depuis si longtemps, et ainsi à se tourner entièrement vers le volleyeur ?

— On va les perdre si on traîne trop.

Il recula – à quel moment l'espace entre eux avait-il été tant réduit ? – mais saisit contre toute attente sa main, pour entamer une marche à travers la foule. La chaleur sur sa peau parut désormais à Akemi si familière qu'elle se contenta de le suivre docilement, un fin sourire sur les lèvres. Les immenses baies vitrées derrière lesquelles la vie continuait lui importaient si peu, que ses prunelles restèrent fixées sur la chevelure de Suna. Les mèches brunes parfois rebelles qui quittaient le flux ordonné, qui retombaient çà et là pour lui effleurer la nuque. Les petits cheveux qui naissaient dans cette dernière, trop courts pour rejoindre la courbe des autres. Chaque détail lui apparaissait bien plus intéressant que l'aquarium dans sa globalité, et elle se surprit même à vouloir y glisser une main.

— Ah, Akemi ! s'éleva la voix de Ritsuka à proximité.

Ses joues s'enflammèrent lorsque ce brusque retour à la réalité lui permit de prendre conscience des pensées qui s'étaient immiscées dans son esprit. Et si elle essaya par réflexe de se défaire de la poigne de Suna, ce dernier resserra sans un regard son étreinte, pour l'en empêcher.

— Y'a un spectacle qui va commencer d'ici dix minutes, ils vont nourrir les loutres ! Kita-san proposait qu'on y aille, et comme ça on pourra manger juste après. Ça vous va ?

— Ouais, répondit simplement Suna.

Et si Akemi s'étonna de le voir répondre avec plus de spontanéité encore qu'elle, elle se contenta d'un hochement de la tête d'approbation, les joues toujours brûlantes.

Décidément, lorsqu'il en avait décidé ainsi, Suna n'était vraiment pas bon pour le cœur.

****

Si cela lui avait nécessité beaucoup de temps et de courage, Ritsuka avait fini par réussir à surmonter sa nervosité. Les loutres n'y étaient sans doute pas étrangères, étant donné qu'elle avait passé les longues minutes de « spectacle » à s'extasier avec un naturel digne de celui de sa meilleure amie, qui avait bien détendu l'atmosphère. Et le repas qui avait suivi, qu'ils avaient partagé sur les pelouses à cet effet autour du bâtiment, malgré un soleil sans chaleur, portait également le poids de son soulagement. Car si elle était restée éveillée jusque tard, la nuit précédente, pour préparer les quatre bentos qu'elle avait amenés, il semblait que l'attention n'avait pas été vaine.

— C'était trop bon Ricchan, tu cuisines toujours aussi bien, s'exclama Akemi en refermant le couvercle de la boîte désormais vide.

— C'est vrai que c'était très bon, Nagano-san, ajouta Kita – les pommettes de la jeune fille s'embrasèrent à ces mots. Ça a dû te prendre du temps de faire tout ça.

— Un peu, mais ça me dérange pas, sourit-elle pour toute réponse.

— Oh, j'oubliais !

Les trois visages se tournèrent en direction d'Akemi à ces mots, qui fouillait déjà dans son sac. Les lèvres étirées de part et d'autre de ses oreilles, elle finit par en sortir un sachet rempli de cookies ; sachet que Ritsuka reconnut immédiatement pour l'avoir vu quelques heures plus tôt.

— Mon père a fait des cookies, alors je me suis dit que ça pourrait être sympa qu'on les partage, expliqua-t-elle sans rentrer dans les détails, avant de leur tendre tour à tour les gâteaux.

Contre toute attente, la volleyeuse aperçut la surprise traverser le visage de son camarade de classe, aussitôt les paroles eurent-elles flotté dans l'air. Il ne dit toutefois rien, se contenta du silence dans lequel il était resté principalement muré au cours de la journée, comme à son habitude, et saisit sans grande hésitation le biscuit tendu par Akemi.

S'ils pouvaient s'estimer heureux que le temps ait été de leur côté ce jour – malgré le fait que les rayons du soleil s'écrasant sur leurs peaux ne présentaient pas la moindre chaleur – à cette période de l'année, ils retournèrent bien rapidement à l'intérieur pour profiter. En tant que capitale de la préfecture, et grande ville postée au pied de la baie d'Osaka, les aquariums de Kobe étaient à la hauteur des espérances de chacun. Si l'aquarium de Suma était de toute évidence bien plus grand que celui-ci, nulle doute qu'il leur faudrait également l'après-midi pour en faire le tour.

— Vous voulez aller quelque part en particulier ? s'enquit Kita une fois qu'ils furent rentrés.

Les requins. Elle n'hésita intérieurement pas une seule seconde : Ritsuka voulait vraiment voir les requins. Pourtant, quand bien même elle essayait de prononcer ces deux simples mots à voix haute, ils restaient bloqués dans sa gorge. Akemi sembla remarquer son doute, car elle pencha la tête sur le côté, sans la quitter des yeux.

— Je connais cette tête Ricchan, t'as une idée non ? lança-t-elle – et quand bien même elle l'en remerciait, Ritsuka arrivait encore à s'étonner qu'elle la perce toujours si facilement à jour.

— Je me disais juste qu'on n'a pas encore vu les requins...

— C'est vrai ça ! réalisa la plus jeune. Mais je voulais revoir les loutres, moi, elles étaient trop mignonnes ce matin.

Ritsuka entrouvrit les lèvres, tiraillée par l'hésitation. Une fraction de seconde ; trop courte pour qu'elle ne puisse rivaliser avec la spontanéité de sa meilleure amie :

— On a qu'à se séparer ! Sunarin, tu viens avec moi revoir les loutres ? Je suis sûre que tu les as trouvées mignonnes aussi !

L'intéressé arqua un sourcil dubitatif, avant de plisser le front. Il n'était de toute évidence pas dupe, tout comme elle : Akemi se fichait bien de revoir les loutres, elle espérait seulement trouver un moyen pour séparer leur petit groupe. Et Ritsuka ne voulait pas s'en plaindre, pas aujourd'hui. Alors lorsque Suna accepta d'un haussement d'épaules, elle sauta sur l'occasion pour partir dans la direction opposée, suivie par un Kita qui restait silencieux.

Les requins intéressaient et fascinaient la jeune fille depuis toujours, pourtant ils ne pouvaient pas lutter face à la silhouette de l'ex-capitaine qui se détachaient dans le couloir principal de l'aquarium. Iris bruns vrillés sur les animaux marins, dans lesquels volait la fascination de l'instant présent. Visage aux traits impassibles, souligné par les fossettes qui prenaient naissance aux creux de ses yeux. Mèches bicolores qui se mouvaient au gré de leur marche, venaient lui caresser avec douceur le front. Chaque détail imprimé sur la rétine de l'adolescente lui ôtait toute volonté de s'en détacher.

— Y'a plus personne, s'étonna-t-il en se tournant soudain vers elle – et la peur qu'il ne comprenne qu'elle le fixait ainsi lui arracha un sursaut. C'est bizarre, non ?

Ritsuka considéra avec attention les alentours, pour constater qu'ils s'étaient effectivement vidés de monde. Quelques visiteurs seulement peuplaient le long couloir aux teintes bleutées par les bassins, et ce fut à ce constat qu'une affiche postée sur l'un des piliers attira son attention.

— Un spectacle de dauphins, lut-elle après s'en approchée, avant de consulter l'heure sur son téléphone. Mince, ça a commencé y'a cinq minutes...

Le silence tomba, le temps que Kita prenne à son tour connaissance du contenu de l'affiche. Son visage ne transpirait aucune émotion superflue, chose toutefois habituelle mais qui rendit la volleyeuse d'autant plus nerveuse. Cette manière qu'il avait de ne jamais rien laisser paraître de ses sentiments, aussi futiles puissent-ils être, et de pourtant saisir la complexité d'une quelconque situation, était sans aucun doute de la raison du trouble qui l'habitait en sa présence.

— O-on peut y aller si tu veux, on aura pas manqué beaucoup du spectacle...

Il se tourna vers elle, pour vriller ses prunelles noisette dans les siennes avec droiture.

— Mais tu voulais voir les requins, non ?

— O-oui, mais–

— Profitons-en pendant qu'il n'y a personne, alors.

Ritsuka saisit nerveusement la partie jupe en jean de sa robe – ou plutôt de celle d'Akemi – avant d'approuver dans un hochement timide de la tête. Dans le calme qui se posa sur eux, elle emboita le pas à Kita, pour laisser cette fois son regard courir sur les animaux marins qui peuplaient son champ de vision. Quand bien même elle pouvait aimer les aquariums, elle ne parvenait qu'à moitié à s'y sentir à sa place, aujourd'hui.

— Au fait, les bentos étaient très bons. C'est gentil de les avoir préparés, ça a dû te prendre beaucoup de temps.

L'étonnement glissa furtivement sur le visage de la jeune fille, avant d'être remplacé par un fin sourire, à la limite de la nostalgie.

— Pas tant que ça, j'ai réquisitionné mon frère pour qu'il m'aide. Et puis, j'aime beaucoup cuisiner, alors ça me dérange pas.

— Ah bon ?

— Oui ! En général, c'est lui qui me réquisitionne à chaque fois qu'il veut faire quelque chose, mais ça me fait plaisir d'aider, expliqua-t-elle dans un fin sourire.

Il resta silencieux, comme s'il cherchait à étudier le sens de ses paroles, et Ritsuka en profita pour reprendre :

— C'est comme pour la Saint-Valentin, je sais pas trop pourquoi mais je suis sûre que cette année c'est Akemi qui va me réquisitionner, rit-elle dans une mélodie qui fit tourner la tête en sa direction à son aîné.

Il leva les yeux au plafond, signe de sa réflexion, et finit par la considérer de nouveau.

— Ah, oui, c'est bientôt la Saint-Valentin.

— Dans à peine plus de trois semaines ! J'ai vraiment hâte, s'enthousiasma Ritsuka par réflexe dans un souffle nostalgique, avant de vivement plaquer les mains sur ses lèvres.

— Hâte de faire des chocolats ?

Ritsuka riva son regard sur le sol. Son visage lui paraissait brûlant, à tel point qu'elle aurait aimé avoir les cheveux plus longs pour pouvoir cacher chaque parcelle rougissante de sa peau. Du coin de l'œil, elle devinait que l'attention de son interlocuteur n'était pas portée sur les baies vitrées de l'aquarium et la vie qu'il contenait, mais bien sur sa personne. Pourtant, les mots se murent d'eux-mêmes dans un souffle :

— Et de les offrir.

S'il arqua simplement un sourcil, l'ex-capitaine ne parut pas vraiment surpris par cette déclaration. Sa marche ne trahit aucun pic d'émotion, et si la jeune fille s'estima heureuse qu'il n'y avait personne autour d'eux susceptible de percevoir leur conversation, elle sentit ses jambes trembloter de stress.

— Ça veut dire qu'il y a quelqu'un en particulier à qui tu veux les offrir ? s'enquit-il poliment.

L'hésitation coula dans ses veines. Le doute lui tirailla l'esprit. La peur lui comprima le cœur. Pourtant, elle tint bon. Si elle niait en bloc, elle n'aurait plus le courage de les offrir, lorsque le jour viendrait, d'autant plus qu'il risquait ainsi de ne plus la prendre au sérieux. Mais si elle approuvait, elle se retrouverait au pied du mur et n'aurait plus d'échappatoire, forcée de prendre son courage à deux mains le quatorze février. Chaque solution lui apparaissait inconfortable. Ce fut ainsi sans vraiment y réfléchir que le choix se fit, dans un murmure :

— Oui.

— Je vois, répondit Kita, et il afficha à son attention un sourire. Bonne chance avec cette personne, alors.

« Bonne chance avec cette personne. »

Le temps parut se figer, à ces mots. Chaque pas exercé se fit au ralenti, si bien que Ritsuka dut stopper sa marche au beau milieu du couloir désert. Il lui sembla que Kita venait d'ajouter une phrase supplémentaire, pourtant elle n'en prit jamais connaissance ; seul restait l'écho de cette phrase en boucle et en boucle. Bonne chance. Il lui souhaitait bonne chance, peu importe qui cette personne pouvait bien être. Et pire encore, il coupait court à la discussion, peu désireux de s'étendre sur le sujet, pas curieux. Immobile, les jambes comme vissées dans le sol carrelé, elle laissa son regard courir de nouveau sur sa silhouette, qui venait de retrouver son intérêt pour l'immensité de l'aquarium face à eux.

Pour les requins.

Sa respiration lui paraissait douloureuse. Le cœur comprimé dans sa cage thoracique, elle ne prenait plus qu'à moitié conscience des mots qui lui échappèrent ainsi :

— C'est toi, murmura-t-elle d'une voix difficilement audible.

— Pardon ?

Kita se retourna, visiblement interloqué, et elle ne sut pas s'il était surpris ou s'il n'avait réellement pas entendu.

— C'est à toi que je veux les offrir, répéta la lycéenne, avec bien plus d'assurance.

Elle s'était toujours dit que, si par miracle le jour où elle parlerait à Kita de ses sentiments devait arriver, elle en deviendrait rouge de honte. Pourtant, à cet instant précis, la teinte pourpre qui avait coloré son visage quelques instants auparavant s'était évanouie. Plus pâle au gré des secondes qui filaient, Ritsuka restait ainsi immobile, alors qu'elle réalisait pleinement les paroles qui venaient de lui échapper.

Face à elle, Kita hésita. Elle le vit à travers le mouvement quasiment indiscernable de sa mâchoire, et son poing se serra naturellement. Comme à son habitude, il restait imperturbable, mais lorsqu'il fit un pas pour s'avancer en sa direction, la jeune fille retrouva le plein contrôle de son corps.

— L-laisse tomber, fais comme si j'avais rien dit, s'empressa-t-elle de lâcher en reculant d'un pas.

— Nagano-san.

— Je veux pas t'embêter avec ces histoires, alors c'est pas grave si tu–

— Nagano-san, répéta-t-il dans un souffle, en s'immobilisant. Tu es amoureuse de moi ?

Le silence tomba comme un couperet sur la conversation, et sur le couloir de l'aquarium. Dos à la vitre et sans porter le moindre intérêt aux requins qui nageaient derrière cette dernière, Ritsuka vrilla sur lui un regard aussi inébranlable qu'embarrassé, alors qu'elle le maudissait intérieurement pour sa droiture si caractéristique. Ses joues avaient retrouvé leur feu habituel, aussi brusquement que ces paroles avaient atteint ses tympans. Le doute la saisit soudain dans une déglutition : il n'était peut-être pas trop tard pour faire marche-arrière. Après tout, elle pouvait toujours essayer de nier avant de partir en courant pour quitter les lieux – et par la suite le Japon.

Pourtant, elle ne parvint pas à s'y résoudre. Elle ne voulait plus fuir.

— Oui...

Avec une discrétion qu'elle aurait presque pu manquer, les joues de l'ex-volleyeur se colorèrent à leur tour, alors qu'il passait une main sur ses lèvres au reflet de l'embarras auquel il était de toute évidence sujet. Cette constatation n'eut pour effet que d'embraser plus encore le visage de la jeune fille – qui ne pensait même pas cela possible.

— T-tu m'as appris tellement de chose, ça fait des mois que tu m'aides sans même le réaliser, parce que c'est seulement naturel pour toi ! Tu m'as dit d'avoir confiance en mon jeu, tu m'as donné des conseils quand je suis devenue capitaine.

Ses mains vinrent rapidement cacher son visage dans un espoir vain de dissimuler sa gêne, alors qu'elle reprenait :

— J'aurais pas pu faire autrement...

Que de tomber amoureuse. La fin de sa phrase ne parvint pas à franchir le mur de ses lèvres, pourtant elle devinait que le sens ne pouvait pas être laissé au moindre quiproquo. Des bruits de pas retentirent sur le sol carrelé, signe que des visiteurs passaient à côté d'eux, et si Ritsuka hésita à ôter ses mains de son visage pour les regarder, elle ne s'y résolut pas. La perspective d'affronter le regard de Kita était plus effrayant.

— Désolé, lâcha-t-il lorsqu'ils furent de nouveau seuls.

Le mot siffla dans l'air, tel une bourrasque. Tempétueux et cruel rappel à la réalité, il parut résonner dans un écho éternel autour d'eux, comme prisonnier des vitres de l'aquarium. Ritsuka sentit ses jambes plier sous le poids de son corps et ses mains se mettre à trembler. Elle ne voulait pas entendre la suite, pas après que sa réponse ait commencé ainsi.

Le souffle bloqué dans la gorge, elle sentit l'air lui manquer. Des visiteurs auraient pu parler, continuer de passer à côté d'eux, qu'elle ne les aurait pas entendus, obnubilée uniquement par le tambour de son cœur qu'elle sentait vibrer d'angoisse dans sa poitrine. Et alors qu'elle se risquait enfin à dégager son visage pour relever les yeux, pour observer une quelconque réaction chez son aîné, son corps tout entier se décrispa. La lueur bleutée reflétée par le couloir aurait presque pu lui faire manquer la nuance de rose bien plus distincte qui parsemait les pommettes de l'ex-capitaine. Elle plissa les yeux, incertaine, avant de se demander si elle n'était pas simplement en train de rêver.

— Je m'y connais pas vraiment, dans tout ça, reprit-il après un silence qui parut avoir duré des heures.

De manière inconsciente, la commissure des lèvres de la jeune fille s'étira en l'esquisse d'un fin sourire. Ça, elle le savait bien, pour avoir essayé à de nombreuses reprises de l'aborder, de se faire une place dans son petit monde. Kita était impassible, ancré dans sa routine et son quotidien, à tel point que plus d'une fois ses réactions l'avaient interpellée – mais d'une certaine manière, c'était également ce qui faisait son charme.

Mais là, face à elle, le masque donnait l'impression de s'être temporairement fissuré. Et quand bien même son cœur comprimé par le poids de ce qui s'apparentait de toute évidence à se faire éconduire lui semblait douloureux, elle l'observa avec douceur. Parce qu'au fond, Kita restait Kita.

— Ne t'en fais pas, je sais ce que tu vas dire, anticipa-t-elle. J'avais pas prévu de vraiment t'en parler un jour, mais... Au final, je suis contente d'avoir su te le dire.

Et c'était vrai.

— Merci, Kita-san.

— Nagano-san, reprit-il en saisissant sa main, alors qu'elle s'apprêtait à faire volte-face. Je m'y connais pas vraiment, et je m'y attendais pas quand on a commencé à se côtoyer, mais tu es quelqu'un avec qui j'apprécie passer du temps. Ça...

Il parut hésiter, mais reprit après un plissement d'œil suspicieux – signe qu'il cherchait ses mots.

— Ça m'a fait plaisir que tu me veuilles que je vienne, aujourd'hui.

Sa voix était aussi calme qu'à son habitude. Alors que son cœur à elle donnait l'impression qu'il pourrait quitter sa poitrine à tout moment, alors que son visage tout entier lui paraissait si brûlant qu'elle en oubliait la présence de l'hiver ; lui il restait imperturbable.

Elle le considéra ainsi attentivement, comme si chaque seconde au cours de laquelle son regard de jade était posé sur sa silhouette pouvait l'aider à s'imprégner de ses mots. En vain.

— C'était sympa la patinoire, lâcha-t-il alors contre toute attente. On pourrait essayer d'aller quelque part ailleurs après le lycée, ou le week-end, si tu veux.

Ritsuka écarquilla quelque peu les yeux sous le coup de la surprise.

— T-tous les deux ?

— Oui. Si tu veux bien, bien sûr.

Avec une discrétion qui n'avait rien à envier à celle d'Akemi, la lycéenne se pinça la paume de la main, dans son dos, pour vérifier qu'elle était bel et bien éveillée. Le geste parut interpeller Kita, qui ne réagit que d'un plissement de front perplexe. Pourquoi lui proposait-il de sortir ensemble quelque part s'il voulait l'éconduire ? Le silence ne lui offrit pas de réponse à cette interrogation.

Alors face à l'incompréhension qu'il aperçut de toute évidence à la surface de ses prunelles vertes, Kita reprit :

— Je sais que tu es une personne sensible et passionnée. Mais j'aimerais apprendre à mieux te connaître hors du lycée.

Les lèvres de Ritsuka s'entrouvrirent naturellement sous la surprise, alors que son palpitant entamait les montagnes russes dans son corps. Elle resta en suspens, à mi-chemin entre la félicité et l'incrédulité, avant que l'esquisse d'un sourire irrépressible ne vienne habiller ses traits.

— D-d'accord, avec plaisir ! s'exclama-t-elle, faisant fi de sa voix qui partit dans les aigus.

Au diable les joues rougies, les bégaiements ; il s'agissait-là bien du dernier de ses soucis. Ce n'était peut-être pas la réponse parfaite à laquelle elle aurait pu espérer, après une confession. Après tout, à partir du moment où elle avait commencé par « désolé », tout espoir s'était envolé. Mais face à cette sensation de légèreté qui l'enveloppa ainsi, en dépit du malaise croissant qui s'installa entre eux, elle ne regrettait rien Et peut-être l'optimisme d'Akemi commençait-il – enfin – à déteindre sur elle, car son sourire s'étira davantage.

Il n'avait pas dit non.




~ ~ ~




Héhéhé, surprise. Vous vous attendiez à une confession ? Si ça peut vous rassurer en tout cas, Ritsuka, elle, ne s'y attendait pas xD
N'en voulez pas trop à Kita pour sa réponse, je pense que c'est un peu frustrant mais au final, je trouvais que c'était le plus logique et le plus cohérent avec leur relation... 🥺
Et puis comme Ritsuka le dit, il n'a effectivement pas dit non ~

J'espère que ce chapitre vous a plu, du coup ! Il n'était vraiment pas évident à écrire, parce que 38 chapitres plus tard j'ai toujours énormément de mal à écrire Kita, pour être honnête, et j'avance encore avec l'impression de le faire OOC :') J'espère ne pas m'être trompée sur son personnage dans sa réaction du coup...

Je sais que je vous avais demandé ce que vous préfèreriez pour les facts cette semaine, et vous étiez plus nombreux à souhaiter en avoir sur Akemi, mais désolée, après ce chapitre je me suis dit que finalement ça serait l'occasion d'en caser sur Ritsuka, donc les voici :

• On dirait pas comme ça, mais elle adore tout ce qui est films d'horreur et trucs qui font peur (c'est d'ailleurs pour ça qu'elle adore les requins !). Étonnamment, c'est une grande courageuse pour ce genre de choses !

• Ses parents ont divorcé pendant sa deuxième année de collège. Depuis, son père vit à Hokkaidō, et elle vit avec sa mère et son grand frère.

• L'idée de la confession dans ce chapitre m'est un peu venue au dernier moment, à l'écriture du chapitre d'avant ! Je voulais d'ailleurs écrire en partie ce chapitre du point de vue de Kita, mais je n'y suis pas du tout arrivée (j'adore ce personnage, mais je n'arrive pas à me mettre dans sa tête pour l'écrire T.T). Je voulais exposer le fait que depuis qu'ils sont allés à la patinoire ensemble, peut-être que quelque chose a changé dans sa vision de Ritsuka, qu'il ne considérait jusque là que platoniquement héhé. C'est pour ça qu'il lui propose d'aller quelque part ensemble~

Je vous remercie d'être toujours là après 38 longs chapitres, c'est incroyable !!
Je vous souhaite donc un bon week-end, et vous dis à samedi prochain <3

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