Chapitre 3 - Le contrecoup
S'il y avait bien une personne qu'Akemi aurait aimé ne pas croiser, en rentrant la tête lourde et doublée de diamètre, c'était bien sa sœur aînée. Quelques plaintes de la part de ses parents quant à l'heure à laquelle elle rentrait lui étaient parvenues, au milieu des douces paroles du désaccord dans lequel ils semblaient comme à leur habitude être, ils n'avaient toutefois pas semblé prêter plus attention à son état que cela. Pourtant, Misaki, elle, s'était figée net dans le couloir de l'étage en l'apercevant.
— Tu t'es faite rouler dessus ? questionna-t-elle en louchant sur la bosse que formaient ses cheveux noirs, sur le côté droit.
— Ah, ah, très drôle. J'me suis juste cognée.
— Cognée ? Attends, tu t'es jetée sur un mur tu veux dire, non ? ajouta Misaki en brisant le mètre qui les séparait pour poser sa main sur le crâne de sa cadette.
La douleur se réveilla à ce contact brut et dénué de délicatesse, et ce fut le rictus qui étira les lèvres de sa sœur qui termina d'attiser l'agacement d'Akemi. Pourtant, ce soir, elle n'avait sûrement pas envie de vider le peu d'énergie qu'il lui restait dans une embrouille fraternelle stupide et inutile.
— Oui, j'me suis jetée sur un mur, capitula-t-elle en un soupir. Pousse-toi, je voudrais rentrer dans ma chambre et y mourir, s'il te plaît.
Un rire moins moqueur et plus compatissant échappa à Misaki, ce qui harmonisa les traits de son visage, aux même titre que ceux de la cadette Fumiya se détendaient peu à peu. De deux ans son aînée, les ressemblances physiques étaient aussi évidentes que perturbantes. Qu'il s'agisse de leurs prunelles azurées, de leur nez fin ou de la fossette qui naissait au-dessus de leurs pommettes au gré de leurs expressions faciales, tout semblait indiquer le lien du sang qui les unissait. Presque tout. C'était bien souvent en observant la longue chevelure noire et travaillée de sa sœur qu'Akemi regrettait d'avoir dû garder la sienne suffisamment courte pour pouvoir jouer au volley-ball, pendant ses années collège.
D'autant plus que Misaki semblait être la seule à avoir hérité d'une taille adéquate liée à ce sport. Car si elle avait eu la chance de dépasser les cent-soixante-cinq centimètres, taille plus que correcte pour une fille, Akemi, elle, n'avait jamais atteint le mètre soixante.
Alors avec tout ça, elle était juste un modèle réduit.
— Tu veux pas me raconter ce qu'il s'est passé, alors ? s'enquit son aînée avec empathie.
— Ça sert à rien, c'est rien de grave t'inquiète. Toi, raconte-moi plutôt pourquoi papa et maman s'engueulent encore ?
La lycéenne poussa la porte de sa chambre à ces mots, comme pour enjoindre sa sœur à lui fournir lesdites explications à l'abri des oreilles qui pourraient traîner – oreilles qui ne leur portaient pourtant pas la moindre attention, elles le savaient bien.
— Je sais pas, ça râlait déjà quand je suis rentrée y'a pas très longtemps. Je crois que papa avait laissé trainer ses affaires ou un truc du genre... J'me suis éclipsée à l'étage sans chercher à comprendre.
— Ils sont trop relou, on dirait deux ados, souffla Akemi en déposant son sac sur la chaise de son bureau.
Misaki se contenta d'un haussement d'épaules en guise de réponse. Elles avaient toutes les deux l'habitude, maintenant. Depuis quelques semaines, voire mois, c'était ainsi que se rythmait leur quotidien à la maison : quelques mots tout sauf délicats retentissaient depuis le rez-de-chaussée pour être remplacés par un silence, avant de reprendre.
— Bon, tu veux toujours pas me dire ce que tu t'es fait à la tête ? Parce que t'es encore plus blanche qu'un cachet d'aspirine, tu m'inquièterais presque.
— J'me suis pris un ballon de volley, avoua la cadette après de longues secondes d'hésitation, avant de s'affaler sur son lit.
Un ange passa, et lorsqu'elle releva la tête pour observer le visage de Misaki, elle ne manqua pas le frémissement moqueur de ses lèvres.
Je savais que j'aurais pas dû lui dire.
— Par Ricchan ?
— Non, par un type de l'équipe masculine. Un putain de service.
— Ton langage, Akemi.
L'intéressée roula des yeux. Cette conversation commençait déjà à lui ôter les dernières forces qu'il lui restait. Autant y couper court dès maintenant.
— Oui, oui. Bon, je vais dormir un peu, j'ai un mal de crâne affreux, tu me réveilles pour le repas ?
Misaki accepta d'un hochement significatif de la tête, avant de se diriger vers la porte de la chambre. Elle s'arrêta dans l'embrasure tandis que, consciente de sa présence, sa cadette ouvrait les yeux pour l'observer. Ses lèvres s'ouvrirent et se fermèrent à plusieurs reprises, signe qu'elle avait visiblement quelque chose à dire avant de quitter les lieux.
— Mamie nous a invitées à manger, ce week-end. J'ai accepté, donc prévois rien.
Toutes les plaintes et protestations sous-entendues d'Akemi résonnèrent à travers le long soupir qui lui échappa, à ces mots. C'était clairement la nouvelle qu'elle n'avait pas besoin de savoir, ou en tout cas pas ce soir, et qui suffit à l'achever.
— Seules, j'imagine ?
— Comme d'hab, répondit Misaki en un haussement d'épaules, avant de quitter la pièce et de fermer la porte derrière elle.
Ce n'était pas qu'Akemi ne s'entendait pas avec sa grand-mère maternelle, c'était plutôt que les réflexions auxquelles elle avait droit, chaque fois qu'elles mangeaient là-bas, lui coupaient l'appétit. Qu'il s'agisse de paroles parfois assez acerbes sur ce sport « pas très féminin » qu'elle pratiquait à l'époque, sur le fait qu'elle n'ait toujours pas de petit-ami, ou même simplement sur la situation entre leurs deux parents – qui n'étaient jamais invités à leurs côtés depuis les disputes familiales qui avaient éclatées à l'époque : Akemi repartait généralement avec la tête comme une pastèque prête à servir de piñata.
Exactement comme c'était le cas maintenant à cet instant précis. Alors elle pouvait affirmer avec certitude qu'elle n'était pas prête à le subir une nouvelle fois.
****
L'automne était une saison étrange, au reflet des humeurs changeantes qu'elle provoquait chez tous. Mais s'il y avait bien un phénomène météorologique qui mettait plus ou moins tout le monde d'accord, c'était la morosité de la pluie. Akemi avait observé les gouttelettes s'écraser sur le carreau de la fenêtre quasiment toute la matinée. Loin de l'orage qu'elle exécrait pour autant ; parfois si virulentes qu'elles couvraient en partie les voix des enseignants, parfois bien plus calmes, juste histoire de rappeler leur présence continue.
Et même maintenant, elles continuaient, suintaient avec rapidité le long des fenêtres de la cafétéria, devant laquelle la lycéenne attendait Nagano Ritsuka. Elle n'eut pas à patienter bien longtemps avant que la chevelure châtain de sa meilleure amie ne traverse la foule d'élèves plus ou moins pressés. Un sourire aux lèvres, elle atteignit sa hauteur, ses prunelles émeraude pétillantes d'enthousiasme.
— Oh, tu t'es attachée les cheveux, réalisa-t-elle.
Bien trop rapidement pour qu'Akemi n'ait le temps de réagir, elle posa sa main pour tapoter le chignon fait dans l'objectif de cacher la bosse de la veille – parce que oui, malgré toutes ses prières, elle n'avait pas dégonflé au cours de la nuit. La douleur jusque-là étouffée, bien qu'atténuée, la lança dans toute la tête à ce contact pourtant innocent, et la grimace qui étira son faciès n'échappa pas à Ritsuka.
— Qu'est-ce que t'as ? T'es blessée ?
— Tu veux pas savoir, soupira Akemi, quand bien même elle savait que son amie ne la lâcherait pas, alors qu'elles pénétraient dans la cafétéria pour trouver une table vide.
Le brouhaha de conversations se mêlait au vacarme du déluge extérieur pour apporter à la pièce une ambiance d'autant plus automnale et assombrie. Toutes les deux dans deux classes différentes en raison de leur différence d'âge de un an, elles se rejoignaient souvent pour manger ensemble le midi. Parfois à la cafétéria comme aujourd'hui, parfois à l'extérieur lorsque le temps le leur permettait, et parfois, en dernier recours, dans la salle de cours d'Akemi.
— Et donc ? relança Ritsuka aussitôt qu'elles eurent trouvé une table.
Son regard olive glissa en direction du chignon de mèches noires de la plus jeune, lourd de sens. Un voile d'inquiétude l'ombragea l'espace de quelques secondes, et Akemi n'eut pas besoin d'une profonde réflexion pour comprendre à quoi elle pensait : avec toutes les disputes de ses parents, au cours des dernières semaines, Ritsuka était de toute évidence inquiète qu'il lui arrive quelque chose par inadvertance – et quand bien même cela n'avait aucune chance d'arriver, elle méritait au moins des explications.
— J'avais pas prévu de raconter cette histoire à quelqu'un, mais bon, capitula-t-elle avec un soupir. Hier après les cours, j'suis allée récupérer ma carte de transports que j'avais oublié dans les vestiaires... Et j'me suis pris un ballon de volley en rentrant dans le gymnase.
Elle se renfrogna en apercevant la mâchoire de sa meilleure amie se serrer, signe qu'elle se retenait de toute évidence de rire.
— Pile quand j'suis rentrée. Je te jure, j'ai rien compris ! se défendit-elle en gonflant les joues. Un service smashé, en plus...
— Donc en gros, tu caches une grosse bosse sous ton chignon ?
— En gros, ouais.
Un rire d'une spontanéité à toute épreuve échappa à Ritsuka à l'idée de la scène qui avait dû se dérouler, aussitôt qu'elle traversa son esprit. Quelques visages se tournèrent en leur direction face au bruit qui avait visiblement percé le brouhaha de la cafétéria, si bien qu'elle reprit rapidement ses esprits, peu à l'aise quant à la perspective d'attirer l'attention sur elles. Pourtant, face à la moue crispée et boudeuse d'une Akemi sans doute vexée, son sourire ne s'éteignit pas pour autant.
— Tu rigoles mais j'aurais pu mourir, moi !
— Ben voyons, t'as pas l'impression d'exagérer un peu ?
— Peut-être un tout petit peu, genre à peine. Enfin, en vrai, j'ai honte et j'ai l'impression de vaguement m'en souvenir, mais je crois que si Kita-senpai n'avait pas été là, je sais pas ce que j'aurais fait.
Le visage de Ritsuka se figea instantanément à l'entente de ses mots. Le sourire qui étirait encore ses lèvres une fraction de seconde plus tôt s'évanouit, tandis qu'elle clignait des paupières à répétition.
— Ricchan ?
— Kita-san était là ?
— Ben oui, puisque c'était l'équipe masculine et qu'il est capitaine. Ricchan, tu tires une tête bizarre ? Qu'est-ce qu'il a, Kita-senpai ?
D'une manière presque imperceptible, les pommettes de la plus âgée se parèrent d'une teinte rosée qui attira immédiatement l'attention d'Akemi. Ritsuka avait tendance à se montrer parfois assez réservée, pourtant après ces années passées à ses côtés, elle était la plus à même de lire à travers les expressions de son regard.
Et cette expression-là, elle n'avait aucun doute quant à ce qu'elle signifiait.
— Nooon... Me dis pas que tu crush sur Kita-senpai ?
Ritsuka n'eut même pas à prendre la peine de formuler une réponse : l'intensification de ses rougissements parla pour elle. Et quand bien même personne autour d'eux ne semblait porter la moindre attention à leur conversation – de toute façon, la pluie couvrait leurs voix – elle couvrit la bouche de sa meilleure amie à l'aide de sa paume de main.
— Pas si fort, ça va pas la tête !
— Attends mais, pour de vrai ?
Regard chassé-croisé lourd de sens. Ritsuka s'était pris un ballon elle aussi, il n'y avait aucune autre explication possible à cette révélation sortie de nulle part.
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