Chapitre 14 - Confidences






Chose rare à cette période, deux jours après l'orage qui avait éclaté sur Kobe, les rayons du soleil parvenaient enfin à percer l'épaisse nébulosité qui flottait sur la ville depuis bien trop longtemps pour avoir oublié ce que ça faisait. Sans que les températures ne s'élèvent pour autant, la morosité s'évanouissait petit à petit. C'était dans un premier temps pour cette raison qu'Akemi s'était dit que manger à l'extérieur avec Ritsuka pouvait être une bonne idée, avant de rapidement déchanter.

Les tables de pique-nique disposées dans la cour attendraient de toute évidence le retour du printemps pour se montrer utiles.

En raison de cet aller-retour pourtant rapide, ajouté aux quelques minutes d'attente qui leur avaient été nécessaires pour se rejoindre : les deux lycéens s'étaient vues contraintes de s'asseoir dans les escaliers qui menaient vers le toit, à défaut de trouver de la place dans la cafétéria. Ce n'était pas le plus confortable, mais c'était bien souvent ainsi que de nombreux repas finissaient, qu'il s'agisse des leurs ou de ceux d'autres lycéens.

— Comment ça se passe l'entraînement en ce moment ? questionna Akemi pour meubler la conversation, la bouche pleine d'omelette.

— Ben c'était un peu la déprime ces derniers jours après notre défaite contre Komorebi en finale de la préfecture, surtout avec les terminale qui quittent le club... Mais bon, on fait avec.

— Ah ouais, c'est vrai qu'on est déjà en novembre, réalisa la plus jeune d'un ton pensif. Du coup, sans Matsuda-san, c'est toi qui deviens capitaine ?

— Visiblement, répondit Ritsuka avec une moue gênée. C'est un peu stressant, mais bon !

L'enthousiasme pétilla dans la poitrine d'Akemi à cette confirmation. Des étoiles plein les yeux, elle s'empressa de déglutir pour avaler sa bouchée, avant de se pencher vers sa meilleure amie.

— Mais c'est trop bien ça Ricchan ! En même temps, t'es carrément taillée pour le rôle. T'es calme et réfléchie, même si des fois ça en fait presque peur, et t'es de bons conseils au volley !

— C'est juste que je fais de mon mieux, soupira la volleyeuse, embarrassée par les compliments. C'est pas pareil d'être de bons conseils et d'être capitaine d'une équipe, tu le sais très bien.

— Je sais. Je m'en fais juste pas, j'ai confiance en toi. Sérieusement, c'est grâce à toi que le volley a pu être un peu amusant au collège malgré ma famille, tu sais.

Quand bien même elle faisait en sorte de ne pas le montrer, Ritsuka ne put pas passer à côté du voile de mélancolie et d'amertume qui glissa furtivement à la surface de son regard aussi bleu que les océans. Elle le savait mieux que quiconque, ces paroles étaient lourdes de sens, lourdes de sous-entendus, et lourdes du poids de sa situation familiale qui pesait sur le cœur de la jeune fille. Plus que n'importe quelles autres, elles étaient chargées de toutes les émotions et tous les sentiments qu'elle avait étouffés, qui l'avaient empêchée de sincèrement apprécier ces trois années de volley-ball au collège.

— Et en plus comme ça tu pourras organiser tout plein d'entraînements avec Kita-senpai et l'équipe masculine ! s'enthousiasma soudain Akemi. Pour le bien de l'équipe, évidemment.

Les pommettes de l'aînée s'embrasèrent aussitôt que les mots arrivèrent à ses tympans.

— Mais crie pas comme ça ! pesta-t-elle en plaquant sa main sur la bouche d'une Akemi nullement perturbée, qui continuait de mâcher son riz.

— Roh ça va, personne peut nous entendre.

— Bien sûr que si, ça résonne dans les escaliers !

— Tu dramatises trop, Ricchan. Au pire, ça fait quoi si quelqu'un entend ?

— Je veux pas que les gens sachent, c'est tout.

Akemi gonfla les joues, avant de considérer son bento quasiment vide. Déçue à l'idée d'avoir déjà presque tout mangé, elle releva un visage sérieux à l'attention de son amie. Ce n'était pas qu'elle ne comprenait pas la perspective de garder ses sentiments de la sorte, après tout, elle la première, elle n'était pas une boule d'émotions très expressive lorsqu'il s'agissait de ce genre de choses. Mais Ritsuka ne paraissait même pas décidée à tenter quoi que ce soit, même dans un futur plus ou moins lointain.

— Tu fais autre chose que l'admirer de loin, sinon ?

La volleyeuse plissa le front, son ego visiblement piqué au vif.

— Bien sûr, on parle de temps en temps quand on se croise.

— Vu comment il a l'air loquace, j'ai du mal à l'imaginer, bougonna Akemi en souvenir à son détour par le gymnase la semaine précédente.

Le silence tomba, bien plus lourd que ce à quoi elles étaient habituées. Le brouhaha des étages inférieurs leur apparaissait ainsi bien plus nettement, à la limite de l'audibilité des conversations, et si elle n'avait pas affiché une mine aussi penaude, Akemi aurait pu entendre sa meilleure lui dire quelque chose du genre « tu vois qu'on pouvait nous entendre ! ». Sans un mot, incapable de savoir comment réagir, elle saisit à l'aide de ses baguettes le morceau d'omelette qu'elle avait gardée pour la fin.

— On est bientôt au dernier trimestre de l'année, déclara Ritsuka à brûle-pourpoint, son regard de jade plongé dans son bento. Leur équipe est sélectionnée pour les nationales, mais et après ? Le tournoi ne durera que quelques jours, et en janvier Kita-san quittera le club, comme les autres joueurs de terminale.

Elle marqua une pause.

— J'aurais bien aimé qu'on gagne, nous aussi, pour pouvoir vivre cette expérience avec eux avant qu'il quitte le lycée.

Les pièces s'assemblèrent dans l'esprit de la plus jeune, qui cligna des yeux à plusieurs reprises, comme si cela avait pu l'aider à analyser chacun des mots qu'elle venait d'ouïr. La nostalgie qui avait fait vibrer sa voix lui paraissait encore emplir l'air, à la limite de l'asphyxiante, et permettait à Akemi de prendre conscience de l'angoisse qui étreignait sa meilleure amie face à ses propres sentiments.

— Alors si tu restes juste là à te contenter de ce que tu as, c'est parce qu'on est bientôt à la fin de l'année ? risqua-t-elle.

Le tact n'avait jamais été son point fort, Ritsuka le savait bien. Sans doute était-ce la raison pour laquelle l'esquisse d'un fin sourire fleurit sur ses lèvres.

— Ouais, je me dis juste que ça sert à rien. C'est lâche, mais au final je le suis un peu.

— Dis, Ricchan, reprit Akemi avec un calme et un sérieux rare. C'est pas juste un petit crush qui date de ces dernières semaines comme tu m'as dit, n'est-ce pas ?

Le sourire de l'intéressée s'étira davantage encore, signe que l'adolescente avait vu juste, à tel point qu'elle n'eut pas besoin de répondre. Les réminiscences fugaces de ses derniers mois volèrent dans son esprit l'espace de quelques secondes.

— Kita-san m'a aidée sans le savoir, quand je doutais de mon jeu. Il a cette confiance indéfectible qui fait que j'ai réussi à prendre du recul moi aussi. Je l'ai connu à la base par Matsuda-san, qui est dans sa classe. Ça se passe bien quand on est tous les deux, je crois, mais au final, à chaque fois que je lui parle et qu'il y a du monde avec nous, je bégaie comme une débile.

Intimidée, Akemi sentit ses propres pommettes chauffer devant des aveux aussi francs et spontanés. D'une certaine manière, Ritsuka se montrait d'autant plus touchante ainsi, si bien qu'elle se retrouva sans voix, incapable de savoir quoi répondre.

— Bref, désolée j'ai pas trop envie de parler de ça, ça me mine un peu le moral pour être honnête.

De nouveau, le silence tomba.

C'était le genre de moment au cours duquel Akemi regrettait d'avoir dévoré son repas : manger aurait sûrement meubler le vide de leur discussion. Elle se laissa ainsi tomber à plat dos après avoir accepté son choix, afin d'observer le plafond. L'air sifflait à travers la porte en métal close du toit, dans leur dos, signe que le vent commençait à se lever, et ce fut ainsi lui qui accompagna le calme.

— Dis, Aki.

— J'aime pas quand tu coupes les syllabes de mon prénom, rétorqua Akemi en plissant le front. C'est jamais bon signe.

Un léger rire fit écho à ses tympans ; doux et mélodieux. À lui seul, il détendit l'étrange atmosphère qui avait pris place entre les deux lycéennes, et Akemi se redressa pour trouver de nouveau une position assise.

— Mais non t'en fais pas, c'est rien de grave, la rassura Ritsuka. Je voulais t'en parler avant mais j'ai totalement oublié ! C'est juste qu'il paraît que tu t'entends bien avec Suna-kun, en fait ?

Akemi arqua un sourcil perplexe.

— Comment ça ?

— Kisara me disait que tu étais avec lui, le soir où ils étaient de corvée, c'est pour ça !

— Ah, ouais. C'était carrément la honte, d'ailleurs. J'essaie désespérément d'oublier cet événement et je prie pour qu'il en fasse autant, soupira l'adolescente. Et puis, si Narumi-san pouvait faire la même, ça m'arrangerait...

Ce fut au tour de Ritsuka d'arquer un sourcil perplexe, alors qu'elle fermait la boîte désormais vide de son bento pour la poser à ses côtés. Elle n'eut toutefois pas le temps de poser la moindre question afin d'en savoir plus sur ce que sa meilleure amie voulait dire, que déjà cette dernière l'interpellait :

— Et donc, pourquoi tu me parles de ça ?

— En fait, je pensais que tu le connaissais un peu mieux que ça, avoua la volleyeuse. Je me disais que, peut-être, tu saurais quelque chose sur ses goûts en matière de filles ?

Les pupilles de son interlocutrice rétrécirent sous le coup de l'incompréhension.

— En matière de filles ?

Akemi prit visiblement le temps de considérer la question, en dépit de sa réponse évidente.

— Désolée, je suis bien loin de savoir quoi que ce soit à ce sujet. Tout ce que je sais c'est que visiblement ça l'amuse un peu de m'avoir assommée, bougonna-t-elle en gonflant les joues.

— J'ai aucun mal à te croire, ricana Ritsuka avec légèreté.

— Pourquoi tu veux connaître ses goûts ? Tu crois pas que c'est risqué de jouer sur deux tableaux, Ricchan ?

Une tape amicale et dénuée de force dans l'épaule lui fit office de réponse, et la jeune fille dut réprimer un rire devant cette réaction presque enfantine.

— T'es bête, c'est pas pour moi, expliqua-t-elle, et Akemi tendit une oreille curieuse. C'est pour Kisara.

Aussitôt les mots firent-ils écho à ses oreilles, Akemi cligna des yeux à plusieurs reprises, comme si cela pouvait l'aider à les assimiler et saisir en profondeur leur sens. Ritsuka posa son doigt sur ses lèvres, dans une demande silencieuse de garder les faits pour elle, ne lui laissant ainsi pas le bénéfice du doute.

Narumi Kisara, sur Suna Rintarou ?

Elle aurait pu dire qu'elle ne l'avait pas vu venir, elle fut toutefois bien forcée d'admettre qu'effectivement, cela prenait sens.

— Oh, c'est pour ça qu'elle a tiré une tête de six pieds de long quand elle m'a vue, avant-hier.

— Ah bon ?

— Ouais, elle s'attendait pas à ce que je remonte avec lui, réfléchit-elle. Je comprends aussi ce que tu voulais dire, pour le devoir de litté en groupe !

« Qu'est-ce qu'on ferait pas pour ses potes » avait-elle déclaré. Maintenant, Akemi pouvait analyser avec aisance le sous-entendu qui filait à travers ces paroles : les copines ou les bonnes notes.

— En fait ça fait pas très longtemps qu'elle m'en a parlé, genre une semaine, expliqua Ritsuka en se laissant tomber à plat dos, en dépit de sa position assise. Sauf que juste après, on faisait les groupes, donc j'ai un peu insisté auprès de Suna-kun !

Elle marqua une pause, avant de déjà se redresser d'un bond.

— Oh mince, mais c'est louche, en fait. J'espère qu'il va pas se faire d'idées !

— Mais non, y'a pas de raison, répondit Akemi avec sincérité en balayant l'éventualité d'un revers de la main – sans réaliser qu'elle était la première à avoir ventilé auprès de lui de telles idées, sans même s'en rendre compte.

— J'espère, soupira Ritsuka. Mais donc du coup, t'en sais rien ?

— Absolument rien, désolée de pas pouvoir vous aider. J'espère qu'elle est pas susceptible, par contre, parce qu'il aime bien se moquer j'ai l'impression, indiqua la plus jeune en un haussement d'épaules.

— C'est marrant que tu dises ça, parce qu'on s'en doute pas vraiment en cours. Au final, il est très discret et il parle pas beaucoup...

Akemi gonfla les joues. Ce n'était absolument pas l'impression qu'il lui avait renvoyée, à elle. Certes, il paraissait bien introverti, et pas toujours très bavard ; il lui était toutefois difficile de l'imaginer ne pas être moqueur.

À moins qu'elle n'ait été désignée comme victime – visiblement non content de l'assommer, il fallait en plus qu'il en rajoute par la suite.

À cette pensée, ce fut le souvenir de ces quelques minutes passées à ses côtés, deux jours plus tôt, qui refirent surface dans son esprit. L'orage avait beau avoir éclaté à ce moment-là, maintenant qu'elle y repensait, ce n'était que sa présence étonnamment rassurante qui semblait encore lui coller à la peau. Parce qu'en dépit de ses moqueries constantes, il avait été conscient et respectueux de sa peur.

Akemi choisit de faire fi de cette réflexion et du sentiment qui lui nouait l'estomac, pour porter de nouveau toute son attention sur sa meilleure amie. Après tout, ce n'était sûrement qu'un détail sans importance.

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