LBOT (I)
Lourdeur grisâtre et perles humides. Encore. Comme à chacune de mes visites. Il faut croire que l'infortune me sourit. Pas une fois le soleil n'a daigné se montré lorsqu'il me fallait venir ici. Pourtant, quand je partis en direction de cet étrange lieu, l'air était paisible, et l'astre visible.
— Il n'est pas encore venu.
Elle répétait toujours la même phrase, lassante, insensée, invincible à toute remarque, au temps, à moi-même. La jeune femme, qui n'avait à son actif que trente-sept printemps, observait sur la pointe des pieds depuis la pauvre fenêtre l'austérité du paysage qui ne donnerait pas même la motivation au plus joyeux des hommes pour s'aventurer à l'extérieur. Je me surpris à jeter un coup d'œil rapide à l'extérieur ; une pauvre plaine grisâtre traversée d'une noire rivière aux profondeurs insondables.
— Qui ça, ma vieille ?
Ma question était idiote. Je sus avec une certitude forgée par le temps ce qu'elle allait précisément me répondre. Peut-être était-ce pour me rassurer, ou l'entendre me répondre, sans quoi, j'aurais certainement ressenti complètement ma visite comme une intrusion dans son espace intime. Avait-elle seulement besoin d'intimité ?
— L'œil noir. Il n'est toujours pas là.
— En es-tu sûre, ma vieille ? Demandais-je avec assurance.
La question me fut venu d'instinct, pour la première fois de ma vie, alors que mes yeux se reportèrent devant l'œil noir peint sur le mur derrière moi. De la peinture fraîche et sombrer sur un mur blanc pâle. Et les doigts de cette femme étaient encore noir. Son dessin avait maintes fois disparu, mais il finissait toujours par revenir. Je ne l'aimais pas trop, peut-être parce qu'il me donnait l'impression d'être observée. Ou peut-être parce qu'elle m'évoquait la mort vigilante.
— La folie lui fait perdre la tête, pensais-je.
— Sais-tu que je vois l'ombre marcher, et l'âme bouger ? L'œil noir me pleure.
— Cela ne se peut pas. Personne ne peut marcher là-bas. Il n'y a que de l'eau.
— L'eau n'est pas un barrage.
— Voilà qu'elle délire à nouveau, murmurais-je pour moi-même afin de me contenir.
Le modeste lieu de vie qui a été octroyé à cette pauvre femme il y a plus de vingt ans ne perdrait pas de sa superbe. Quelle ironie. Un espace aussi vide de mobilier que ses paroles de sens. En même temps, dans un lieu comme celui-ci...
— Il viendra, j'en suis sûre. L'abandon n'est pas son propre.
— Mais oui, ma vieille.
La femme se retourna. Son regard était pendu à mes lèvres et ses mains, minces et folles, se saisirent d'une pomme pour me la donner.
— Euh...
— Tu as l'air affamée... ! Tiens, ma fille, prends.
A chaque visite sa pomme. Elles étaient délicieuses, c'était le moins que l'on puisse dire. J'avais peur, un jour, de ne venir que pour le plaisir de recevoir un fruit, on en trouvait de pareil nulle part ailleurs. Puis la jeune folle se retourna encore. Elle reprit le fil de sa conversation, laissant sur le côté sa visiteuse hébétée, son cadeau entre les mains, l'envie de partir dans entre deux pensées.
— Et quand sa présence sera assurée... les perles m'embrasseront !
— Moi, en tout cas, je ne t'embrasse pas. Bon, je connais ma sortie. Je reviendrai, à plus tard.
— Adieu, dit-elle en me lançant un demi-regard perçant, si bien que l'œil azur transperça véritablement ma poitrine et mon âme, et « demi-regard » parce que ses cheveux, longs, sombres comme la mort, voilaient l'œil gauche.
Oui, elle me disait toujours ceci. « Adieu ». C'était plus, je crois, une manière archaïque de clore nos entrevues plutôt que le sens actuel. Quand elle était plus jeune encore, elle avait sa manière de... s'exprimer, d'agir. Mais aujourd'hui, il ne lui reste pas grand-chose. Je me suis dit à force de la côtoyer, la vieille, que la nostalgie... est plus dangereuse que l'ennui.
Le seuil franchi, les plaintes de la tôle au-dessus de moi témoignaient l'intensité de cette pluie assassine.
Pour une fois, je choisis de rentrer. Je connais les habitudes de cette femme. Contempler. M'observer. S'asseoir. Contempler. M'observer. S'asseoir. Contempler... M'obs... Bref... La vie est un cycle désespérant que cette femme savait comment rendre, à mon grand malheur, concret. Et après avoir passé un long moment prisonnière de ses habitudes, elle me proposait à chaque fois de dîner, ce que je ne pouvais accepter : des plats prolixes. Deux personnes seules ne pouvaient vaincre ces plats consistants et nous n'avions jamais eu de renforts. Malgré cela, elle s'affinait dangereusement semaine après semaine, la vieille. Une poétesse déchue. Et dire qu'autrefois, le lyrisme coulait dans ses veines. Elle ne cessait jamais de parler de ses muses, mais maintenant...
Me voilà rentrée. Comme d'habitude, mon téléphone portatif va grincer. Il me sera demandé comment fut ma visite. Il est clair que l'inquiétude n'est que jouée, mais les conventions poussent à l'hypocrisie. Qu'en ont-ils à faire que je sois rentrée indemne ? C'est plutôt en retournant visiter la vieille à l'asile qu'ils devraient me contacter. Aussi sont-ils impatients qu'elle clamse. Je le sais, je l'ai lu dans leur regard. Ils l'ont aussi lu dans mon regard. Je le sais. Le téléphone ne sonne pas. Ils ont abandonné leur entreprise. Enfin. La joie, celle d'en avoir fini pour cette semaine, me porte à mes carreaux. L'air agréable, l'astre levé et la vie surmenée, tout avait changé. Rien à voir avec ce fichu asile de fous. Je me demande encore pourquoi je devais m'y rendre. Une jeune femme de vingt-ans ne devrait pas avoir à retourner chaque semaine dans un tel endroit, malfamé, sinistre et révélant à chaque cellule une étrangeté supplémentaire qui échappe à la raison.
La pomme glisse entre mes dents. Je crois pouvoir penser que je n'en avais jamais croquée ni avalée goulûment à ce point. Lorsque j'ai terminé, je m'assois quelques instants, triste d'avoir réintégrée mon appartement, ma propre cellule ; mes étagères étaient remplies de toiles, des peintures. Difficile de dire que l'autrice de l'œil noir puisse encore avoir un joli coup de pinceau – et qui soit encore assez gai pour oser les belles couleurs – puis je me penche sur le côté pour regarder tout autre chose : un cadre sur la table, je m'y vois, pâle et faible, les yeux rieurs, aux côtés de la vieille, quand elle souriait encore. La photo est belle, je l'aimais, je l'aime, je l'aimerai toujours ; là, posée devant moi, elle est ceinte de six bouquets de fleurs... tous des présents d'elle. Des fleurs de pensées, des tulipes, des roses blanches... Malgré son apparente folie, le sens du goût est encore sien.
Maintenant, je n'ai plus faim de rien. Je... Je... J'ai envie de l'appeler. Non, ce ne serait pas une bonne idée, elle...
Téléphone ! Non... Pas déjà. Ces objets sont tous sauf utile. Ils te rappellent constamment que tu dois être disponible, un geôlier technologique qui ne nous laisse jamais découdre avec la réalité ou la liberté si tant est qu'il y en ait une. Une toile ardente, qui te brûle et te lie à ce qu'il y a de plus déplaisant ; adieu, vie de solitude quand tu possèdes pareil gadget ! Adieu vie de quiétude lorsque tu dois rester joignable ! En parlant de liberté, vais-je un jour terminer seule dans un asile ? Peut-être que lorsque je serai devenue folle, je serai moins bien conservée ? Je m'arracherai les cheveux et les vêtements, je hurlerai à tout va. Qui sait ? J'ai beau avoir perdu mon père, et ma mère... dans une moindre mesure... cela me semble impossible pour le moment. Bon, le téléphone contre mon oreille, je m'attends déjà à une multitude de question de la part de...
— Salut.
— Mère ?
— Tout à l'heure, tu es partie un peu vite, me murmure-t-elle d'un ton las.
— Quoi, tu ne vas pas me dire que je te manque déjà ?
— ...
— Je vais repasser si tu veux. Attends-moi.
— Non, il est tard.
— Quoi ?
— Nous autres ne vivons jamais bien longtemps par ici.
— Qu'est-ce que tu racontes ? Tu es toujours là-bas, rassure-moi ?
— Nous autres femmes. Voilà de qui je parlais. N'oublie jamais : pour les hommes sont les femmes ce que sont les lucioles pour les âmes, me confie-t-elle avec un degré de douceur dont elle n'avais jamais fait preuve jusqu'à maintenant.
— Tu délires.
— Adieu, ma belle.
— Non, attends ! Attends, je vais repasser ! Maman ! Maman !!
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