(II) Il faut dormir...

Mardi... Violaine se leva. Avant de descendre dans la machine infernale, elle se remit à sa toile. Ses doigts pleins de couleurs froides se mêlèrent à la représentation sombre du visage de jeune homme ; et la jeune femme ajouta sa signature précédée d'une mention à peine visible : « Sourire glaçant effacé d'un trépassé ».

Huit nouvelles heures de travail. Une heure et demie de transport aller-retour. Treize euro cinquante donnée à la société nationale. Aucun contrôle. Elle aurait pu frauder et y gagner. Gagner quoi ? Quel intérêt à gagner ? Vingt minutes, encore. Et la radio qui ne relevait pas le seuil d'intérêt... Les monsieurs de l'Europe n'avaient toujours pas pris de décision. Les massacres, il y en avait eu d'autres. La vie de la victime de l'affaire sale. Elle, on l'a emprisonnée, parce qu'elle a eu tort, et que ce crime avait été commis « parce qu'elle l'a cherchée et que cela relève de sa responsabilité ».

La jeune femme n'arriva pas plus tôt. Les rumeurs avaient circulé. Bougonin avait fait son affaire. Les remarques acerbes de ses collègues abordèrent sa conscience, les feux des critiques se déployèrent, fourbes et discrètes. La dernière fois, il ne resta rien à décider qui ne fût examiné par ses « pairs ».  Elle finit par s'écrier: « Amis rieurs ou persifleurs. Je n'ai cure de me savoir considérée par vous comme une souillure. Je me ris de vos âneries. Dites ce que vous avez sur le cœur, il n'y a aucune raison d'avoir peur. Alors ? Vous complaisez-vous dans le silence ? Comment voulez-vous donc que j'apaise ma méfiance ? Ah, elle est bien belle, ma liberté si je ne puis pas même, malveillants que vous êtes, m'exprimer ! Et que dire de l'égalité ? C'est une bien piètre fraternité que vous vous me proposez. Mesdames et messieurs, je me retire. Je préfère, plutôt que vous affronter, vous fuir. » Les visages se turent. Un reniflement brisa par mégarde le silence malaisant. Les autres se demandaient d'où ses propos étaient tirés, et combien de temps elle les avait médités. Et pourquoi elles les formulaient comme pas deux. Violaine, dans un élan de sincérité, ne voulait pas s'adapter à eux. La journée se passa. La tension s'intensifia. Enfin... Violaine se réfugia dans les toilettes, impassible, pour y cracher quelques gouttes de sang. Sa maladie. Ses poumons impitoyables brûlaient comme s'il y avait eu érosion avec le sang et d'autres menues bactéries. Son cœur palpitait, enragé.

Puis il faut rentrer. Et lire ses mails, et s'informer, et dormir.

Mercredi. Un mail. Bougonin avait fini par se débarrasser d'elle : elle n'avait plus besoin de retourner à son travail, elle n'avait plus de travail désormais. Ce qui n'est guère docile ne rend jamais les choses faciles. Pourquoi s'entêter à lutter quand on peut juste tout couper – et virer. L'envie de prendre ses cachets s'insinue dans un esprit aussi rutilant qu'une épave ; puis le visage sombre et la couleur du deuil se rappellent à elle. Résister ou ne pas résister ? Quelle importance ? La boîte de médocs en main, la deuxième parce que Violaine savait le sort qu'elle réserverait à la première, elle les balança à la poubelle. Subitement, la voix des médicaments par-delà son âme : « Reviens... Reviens, ce n'est pas ce qu'il aurait voulu. Tu dois guérir ta pathologie ! Nous seuls pouvons y parvenir, espèce de folle ! ». Mais Violaine aperçut le chevalet frêle, qui soutenait la funeste peinture de sa conception, posé à même la terre humide. Elle marcha sans se chausser, ressentit l'herbe humide à chaque pas, se trouva devant la peinture qu'elle se mit à contempler, avant d'avoir en tête son époux et son trépas. Elle s'agenouilla, posa ses lèvres sur un pan de terre retournée, ses lèvres blessées contre la terre pour y déposer de discrets baisers, avant de s'éloigner de quelques pas ; sa toile, elle l'embrassait du regard, elle la dévorait du regard !

La fièvre la prit. Elle s'en retourna dans sa toute petite maison qui tenait à peine sur ses fondations tandis qu'une idée à elle se découvrit.

Elle prend un briquet, du papier, et l'ensemble prend feu...

Elle éteignit les flammes, non, elle voulut les éteindre... non, elle ne voulut plus, elle ne le voulait pas, elle ne le fit pas. Quelques minutes ont achevé de consumer les voix dans son esprit. Une petite gerbe de sang se hissa par-delà ses lèvres sèches et craquelées, le frais cresson près de sa petite maison se colora de quelques gouttes de vermeille. La poubelle en proie aux flammes avec elle, c'était l'heure. Il faut rentrer... Mais... Mais cette fois-ci... ne pas lire ses mails, ni s'informer. Sa bouche écarlate remua ; aucun doute quant au goût de ce liquide chaud et désagréable : elle buvait son sang. Et la goutte écarlate tomba. Elle sillonnait comme la larme vermeille qui descendait de ces yeux clairs jusqu'à ses pommettes rougies par le vent frais.

« Je suis désolée, dit-elle. J'ai eu des soucis. »

Des frissons la secouent. La poubelle se renverse sur les rideaux. La chaleur... La chaleur... Ah... La chaleur...

Fatiguée, et désabusée. Ne plus figurer parmi tous ces chiffres, ni dans la grande machine. La main crasseuse et rouge sur le cou, les épaules, la poitrine prise de convulsions. Le sourire des bienheureux sur une bouche sanglante... « Quelle heure est-il ? Sommes-nous... ? La nuit ? Ou le jour ? Qu'importe. Il n'y a pas d'heure pour rêver, ni même pour espérer. Les pas battent le pavé, les regards glissent sur ma peau. Tous ces gens sont des habitudes. Et toutes leurs dites habitudes des carcans. A quoi bon se créer sa propre prison, celle-là même que chacun désire ? Et ce qui n'est pas mieux, c'est de se poser tant de questions jusqu'à souffrir d'un vertige redoutable. »

Les mains sur le cœur, son amour en face, Violaine respire, Violaine vit, Violaine sourit, Violaine rougit, Violaine soupire.

Il faut dormir...

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