(I) Il faut rentrer...

Dimanche... Songe et lyrisme, dans un monde dénué de civisme ; une veuve aux cheveux noirs, femme fidèle qu'elle était, dessinait, les doigts trempés de peintures, un visage blafard de jeune homme. Voici la nostalgie de celui qui l'avait quitté, triste du départ d'un garçon plein de compassion. Le seul qui en avait pour elle. Un regard qu'elle avait crû éternel. Puis elle voulut prendre ses cachets. Sa solitude retrouvée, une maladie étrange la rongeait. La main sur l'estomac, quelques souvenirs revinrent brutalement – une voix, un toucher, un petit mot ; ses doigts effleurèrent son visage en larme, mais pas des larmes ordinaires, de celles que l'on trouve sur un visage banal, celui d'un acteur, ou d'un hypocrite. Celles-ci étaient sincères, celles-ci étaient terribles, celles-ci étaient écarlates. La femme tremblait, ses bras et ses jambes branlantes ne la tinrent pas davantage debout. Dans le silence nocturne, la veuve chuta sur le dos. La maladie avait empiré !

Allez ma grande... Relève-toi. Relève-toi...

Lundi... La reprise de la semaine. Huit heures de travail. Une heure et demie de transport aller-retour. Treize euro cinquante par jour, pour un aller et un retour, sans compter la vingtaine de minutes de marche nécessaire pour faire fondre la distance qui séparait le mystérieux marchant, capuchon relevé sur le visage, de sa destination ; ses écouteurs diffusaient l'actualité accablante, à moins que ce ne fût un podcast d'une émission quelconque. Il changea constamment d'avis. Rien de ce que ce dernier entendait ne lui plaisait. Et les bouches béantes, il ne les entendait pas, le marcheur. Quelle importance ? Futilités écartées : station radio sans intérêt zappée, il faut pourtant être au courant de tout ! Europe. Encore de bruyantes querelles entre les représentants. Des mots compliqués. On change ! Moyen-Orient. Massacres à l'horizon. On change ! Etats-Unis. Procès qui tourne mal. Injustice pour une affaire sale. On arrête. Les écouteurs rangés, le marchant en capuchon dévoila son visage. Une femme, les cheveux tombants ; son regard invisible, pourtant sujet à la contemplation des autres. Ses yeux traduisaient à peine l'émotion de la veille. Tout avait fondu pour arborer le masque. Un masque sans peinture.

Combien de temps encore ? Dix minutes. En retard. Son trajet, à cause du nombre de piétons, avait duré déjà quinze minutes. Une nouvelle confrontation l'attendrait. Six cents secondes, enfin... cinq cent cinquante-deux jusqu'à destination. M. Bougonin se dresserait sur sa chaise, dans son costume magnifiquement sombre et ordinaire, pour l'accueillir comme il se doit.

Violaine n'éprouvait rien. L'uniformité des visages, le courant scindé en deux, les femmes et les hommes qui allaient et venaient, tout cela ne lui évoquait rien, ni même le pavé gris, et les immeubles qui lui sont assortis. Tous les vêtements en mouvements autour d'elle... sombres. Pas une couleur, rien que de froides apparitions fantômes qui ne resteront dans sa mémoire que le temps d'une minute, avant le recyclage pour céder place à d'autres informations qui elles-mêmes se perdraient pour laisser encore une nouvelle fournée de souvenirs éphémères exister.

La voilà arrivée. Bougonin l'attendait. Son costume noir et jaune fit sourire la jeune femme. Le vieil homme au crâne dégarni brillant s'écria : « Alors, Violaine ! Vous êtes encore en retard ? Un problème de transport, si je ne m'abuse ? Que pouvons-nous faire si vous, un élément de la grande machine, n'êtes pas capable de suivre le rythme ? C'est un retard de trop ! Je ne le tolèrerais pas !». L'homme cracha ses mots et sa salive. Son strabisme fit détourner le regard de la jeune femme qui n'osa confronter celui du locuteur. Que regardait-il ?

Les mains de Violaine se tordirent dans un craquement sonore. Celle-ci se mordit les lèvres craquelées face au vieillard à l'allure impassible. Il respirait bruyamment et essaya de se montrer en colère. Sa stratégie fut un échec. Quel mauvais acteur...

Le directeur grisonnant se leva. Chacun de ses pas souligna en un écho claquant le rythme de sa démarche, et une main gauche, trop confiante, se posa sur l'épaule de la jeune employée : « Vous savez ! J'ai beaucoup fait pour vous. N'allez pas me décrédibiliser. Vous avez une dette et ma confiance. Impliquez-vous et appliquez-vous. Je ne vous connais que trop bien, Violaine. Je vous connais, et sais que vous ferez de votre mieux.

– Je n'ai rien demandé, répliqua sèchement la jeune femme, s'écartant de quelques pas. Et je ne dois rien à personne, ici.

– Au contraire ! murmura le vieil homme en lui agrippant le poignet.

– Je ne suis pas de votre monde. Laissez-moi partir.

– Pas tout de suite. Je ne peux pas vous couvrir indéfiniment. Vous me devez... quelque chose »

Le directeur ne relâcha pas prise. Sa main osseuse tremblait, luttait pour rester accrochée au bras. En vain. Les vieux doigts fouettaient rageusement l'air.

« Je ne vous aime pas. En fait, je ne vous aime vraiment vraiment pas ! Je vous connais bien. A côté de la plaque, qui ne respecte rien ! Ne vous attendez pas à rester ici très longtemps ! A moins que vous... »

Violaine soupira. A peine les talons tournés, voilà une retenue sur le salaire. Encore une.

« Je vais partir. Qu'il me soit permis, monsieur, de vous dire que je ne suis ni votre débitrice, ni votre amie. Il n'y a rien, dans votre attitude, que j'apprécie ; la seule pensée qui me vient est dégoût pour cette vie déliquescente. Ce que je vous dis en ces présents mots, vous ne le comprendrez pas ; comment pouvez-vous penser me connaître quand votre propre identité vous échappe ?

– Je vois que vous vous portez à merveille, Violaine ! railla M. Bougonin.

– Comme vous voyez, monsieur. »

Le petit homme, bouche bée, se gratta l'occiput. Comme à son habitude. Sa respiration fut troublée, et son regard... tourné vers elle ... ? Eh bien... qui sait ce que le directeur regarde vraiment ?

13H30. Le temps des médocs. « Un comprimé par jour. Géluvie, dépends de nous et sourit ». Un rire carnassier altéra le visage de Violaine. A quoi bon résister ? Si le temps ne la tuait pas, le monde s'en occuperait. Bougonin, pour commencer, lui créerait probablement une sale réputation. Pas le temps. La boîte blanche vola dans la poubelle.

Puis il faut rentrer. Et lire ses mails, et s'informer, et dormir.

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