Chapitre 7
Il est plus de vingt-deux heures lorsque Driss pousse la porte de la maison, éreinté.
— Driss !
Je me précipite vers lui et le serre tout contre moi, heureuse de le revoir.
— Je te l'avais bien dit que j'étais costaud.
— Nous sommes soulagés de te voir sain et sauf, déclare mon père en l'étreignant chaleureusement, après que ma mère l'ait étouffé avec ses embrassades.
Mon frère se débarrasse de ses armes et sa cape, s'étire en baillant, puis, il s'assoit lourdement devant une assiette bien garnie préparée par ma mère.
— Tiens, tu en as grand besoin. Et tu manges tout.
— Je ne comptais pas te contredire, répond-il avant d'enfournée une grosse bouchée de légumes farcies.
Nous le laissons manger avec appétit, préférant calmer nos nerfs par la même occasion, mais sous sommes tous sur le qui-vive depuis l'alarme, en début d'après-midi. Ma mère était bloquée dans la bibliothèque et n'a pu revenir qu'en début de soirée, tandis que mon père et moi essayions de nous focaliser sur la confection de tartes pour occuper nos esprits tortueux.
Driss termine son plat en silence en prenant soin de ne pas lever les yeux. Il sauce son assiette, lèche ses doigts, repousse son assiette avec un long soupir de satisfaction et, enfin, il croise les bras et lève les yeux vers nous.
— Un groupe de soldats d'Edenris ont franchis notre comté.
— Edenris ? Bafouille mon père, blanc comme un linge. Edenris est venu ici ?
Peut-être nous l'a-t-il annoncé avec calme, sa révélation nous est parvenue comme un boulet de canon, nous coupant le souffle à tous les trois. Il acquiesce en le détaillant sans un mot, les sourcils froncés.
— Seulement une vingtaine de soldats, que nous avons réussi à maîtriser.
— Y a-t-il des blessés ?
Mon frère tourne la tête vers moi et boit un verre d'eau en éludant ma question, si ce n'est mon visage. Je tente de cacher ma nervosité et troque ma mine crispée par une inquiétude qui se veut empathique.
Car le sort des soldats arcatiens ne me laisse pas indifférente depuis que mon frère en fait partie, mais maintenant que j'ai un petit-ami qui porte les couleurs de notre pays, je me sens davantage concernée. Concernée, et apeurée.
— Quelques-uns, mais aucun grave, fort heureusement. Nous avons été surpris par leur nombre et leur technique de combat, mais nous sommes plus fort qu'eux.
Je n'ai pas le temps de lui demander le nom des blessés qu'il joint ses mains sur la table et fixe mes parents.
— Apparemment, ils ont été ordonnés par le Prince Erod d'Edenris pour assurer nos engagements envers leur pays, à savoir avec la fameuse tradition. Ce qui m'amène à vous demander, une nouvelle fois, ce qu'est exactement cet accord passé entre nos deux pays, et pourquoi l'évocation du simple nom d'Erod vous fait devenir aussi blanc ?
Ma mère supplie mon père du regard, les mains tremblotantes. Ce dernier veut paraître calme et imposant, mais ses doigts agrippant fermement la chaise et ses phalanges désormais blanches sont la preuve qu'il n'est pas du tout confiant.
— Que s'est-il passé ensuite ?
— Papa, ne détourne pas la question...
— Que s'est-il passé ensuite ? Que leur a répondu le Roi Stephan et qu'en est-il des soldats ?
Driss baisse la tête et soupire, sachant aussi bien que moi qu'il n'arrivera jamais à lui soutirer la moindre information.
— Le Roi leur a clairement fait comprendre qu'il s'opposait à toute relation avec Edenris, impliquant de ce fait cette coutume « peu orthodoxe », murmure-t-on dans les couloirs des cachots. Et pour montrer sa détermination, il n'a relâché qu'un seul soldat et garde les autres en otage jusqu'à ce qu'il ait la confirmation que tout ceci soit fini. (Il relève la tête et fusille notre père) Tu réponds à ma question, maintenant ?
D'aussi loin que je me souvienne, je n'ai jamais connu une telle tension de la part de mes parents. Toujours calmes et heureux, ils sont les experts pour relativiser et ne jamais voir le mal. Depuis toujours, ils nous apprennent à chérir ce que nous avons et remercier le ciel pour notre vie paisible. C'est pourquoi les voir aussi inquiets nous rend, Driss et moi, aussi soucieux qu'eux.
Mon père marche de long en large dans la maison, malgré la difficulté de tenir le rythme aussi longtemps avec sa jambe, ma mère, quant à elle, hésite entre rejoindre son époux pour le soutenir ou faire le brin de vaisselle pour s'occuper l'esprit.
Finalement, notre père s'immobilise et fixe notre mère avant de répondre.
— Si le Roi n'a rien révélé, et s'il maintient ses opinions, alors il ne sert à rien de dire quoi que ce soit...
— Papa...
— Et si le prince d'Edenris est assez intelligent, il ne viendra pas se frotter ici pour semer la pagaille. De ce fait, il n'est pas important de vous en parler. Le sujet est clos.
Je baisse les yeux et soupir longuement en sachant que nous perdons encore une fois la bataille. Si personne ne veut nous le dire, il ne sert à rien d'insister. Peut-être qu'ils ont raison, et bien que j'aie envie de connaitre cette partie de l'histoire cachée des livres, il est sûrement préférable de ne rien savoir. Du coup, je préfère changer de sujet.
— Et les blessés, hasardé-je en regardant mon frère du coin de l'œil, tu les connais bien... je veux dire... il s'agit de tes amis ?
Le regard de mon frère m'oppresse. Il sait parfaitement que je veux savoir si Marcus est sain et sauf, néanmoins, il secoue la tête avant de se résigner à répondre :
— Quelques-uns, mais tu ne les connais pas. Enfin, si, tu as déjà croisé Alec, mais je ne sais pas si tu te souviens de sa face de rat.
Je me crispe à l'évocation du nom de mon ami.
— Alec... Alec Préva est blessé ?
Mon frère plisse les yeux en me dévisageant, captant sans la moindre hésitation mon malaise.
— Tu as bonne mémoire. Oui, il a été touché au flanc. C'est ce qui arrive quand on ne sait pas se battre.
— Driss ! Gronde ma mère, horrifiée. Il s'agit d'un de tes frères d'armes, alors respecte-le !
Silencieusement, il se lève en soupirant, secoue la tête et fait craquer son cou avant de prendre ses armes et de se diriger vers les escaliers.
— Je le respecterai quand il sera fiable.
La seconde d'après, il monte se coucher, nous laissant tous les trois dans un silence pesant.
Le lendemain, alors que Driss et mes parents sont partis travailler, je profite de ma rééducation au dispensaire pour voir Alec. Blessé au flanc hier à cause de l'intrusion des soldats d'Edenris, le docteur Cambrio m'a informé qu'il était dans une chambre pour se remettre de ses blessures. Je me faufile donc dans les couloirs en prenant garde de ne pas me faire remarquer par un proche de Driss qui ne tiendrait pas sa langue dans sa poche.
Je toque doucement sur la porte de la chambre, et entre lorsqu'on me l'autorise.
— Aleyna ?
Alec, allongé sur son lit, me regarde avec stupéfaction.
— Bonjour Alec, je ne te dérange pas ?
— Non, bien sûr que non, répond-il en se redressant péniblement. Pour tout te dire, ça me fait plaisir que tu sois là.
Il me laisse une petite place sur le lit et tapote dessus pour me donner l'autorisation. D'abord hésitante, je finis par lui rendre son sourire et m'installer en face de lui, mon panier en osier sur mes genoux. Parfois, le silence peut être d'or, mais à cet instant, alors que je contemple son visage tuméfié et son bandage qui lui entoure les côtes pendant que lui me fixe sans rien dire, le silence est quelque peu gênant.
Comme pour sortir de ce malaise, Alec se râcle la gorge avant de désigner mon panier.
— Tu étais sortie au marché ?
— En fait, je te ramène quelques pâtisseries que j'ai fait ce matin.
— Oh... merci, c'est très gentil de ta part.
Malgré ses lèvres écorchées, il me gratifie d'un large sourire avant de prendre un loukoum et de le déguster.
— Ils sont super bons. Mes compliments au chef.
Je souris en le voyant reprendre d'autres pâtisseries qu'il engloutit, cette fois, comme s'il n'avait pas mangé depuis des jours.
— J'ai pensé que quelques douceurs compenseraient ta douleur, mais j'étais loin d'imaginer que ce soit aussi grave.
— Ce n'est pas si grave, juste une coupure, deux côtes cassées et quelques bleus. Je m'en remettrai rapidement.
— Bon sang, Alec, quand j'ai appris que tu avais été blessé, j'ai eu peur. Imagine si c'était plus grave, tu aurais pu mourir !
Quand Driss a parlé de l'état d'Alec, j'ai eu peur pour lui. Mais cette peur était vite remplacée par un soulagement vis-à-vis de Marcus qui n'a, apparemment, pas été touché. Maintenant que je suis en face d'Alec, la culpabilité grandit peu à peu en m'imaginant cet homme avec qui j'ai beaucoup sympathisé souffrant. A aucun moment je n'avais pensé à lui jusqu'à ce que mon frère l'évoque, au détour de la conversation. Moi qui ai de l'affection pour cet orphelin que beaucoup se moquent injustement, j'ai l'impression de n'être qu'une égoïste en oubliant mon ami au dépend de Marcus.
Marcus qui, lui, ne prend pas notre relation avec beaucoup d'importance.
— Je te dis que ce n'est rien, répond-il en prenant la pâtisserie que je lui tends. Je t'assure, Aleyna. Je sors cet après-midi du dispensaire. Par contre, si quelqu'un a eu peur, c'est bien moi, souffle-t-il en désignant mon bras dans l'écharpe. Toi, tu as failli mourir alors que je n'avais même pas été au courant. Et le pire dans tout ça ? C'est que je ne pouvais même pas prendre de tes nouvelles.
Son regard attristé me fait de la peine. Avec la surprotection de Driss, je ne peux pas me déplacer librement dans Arcate. De ce fait, je reste souvent à la maison en m'occupant comme je peux et, malheureusement, en ne voyant plus Alec. De son côté, sachant qu'il n'est pas apprécié par mon frère, il ne pouvait venir librement à la maison pour demander de mes nouvelles. Encore une fois, mon envie d'indépendance grossit, ainsi que mes envies d'envoyer Driss se faire paitre.
Une caresse sur ma joue me sort de mes vives pensées.
— Et toi, comment vas-tu ?
— Moi ? Eh bien, ça va. Mon épaule se remet peu à peu, je devrai bientôt enlever mon écharpe.
— C'est une bonne nouvelle.
Sa main reste toujours sur ma joue, son pouce caressant doucement ma tempe. Ses yeux me contemplent longuement, comme s'il voulait imprégner mon visage, découvrir chaque parcelle de ma peau et en imprimer chaque détail.
— Aleyna, je me disais...
Alec marque une pause, passe sa langue sur ses lèvres sèches avant de les pincer avec ses dents, quelque peu gêné.
— Est-ce que tu accepterais d'être ma cavalière pour la Célébration d'Arcate ?
Je me fige instantanément. J'avais oublié ce bal, pourtant important à mes yeux. Non seulement je serai avec Marcus, mais il nous permettra d'officialiser notre couple, d'après lui. Avec les récents évènements et le froid qui s'est installé lorsque nous nous sommes quittés, j'ose espérer qu'il n'ait pas oublié sa promesse.
Alec ne perçoit pas mon trouble, et mon silence lui permet de croire à une possibilité, compte tenu de son élan d'audace en se redressant, les yeux brillants d'espoir :
— Tu sais, je ne sais pas trop danser, mais je pourrais apprendre pour être un bon cavalier, dit-il, soudain enthousiaste. Et je viendrai te chercher chez toi, comme ça, je pourrai faire la connaissance de tes parents. Peut-être que Driss ne se montrera pas désagréable en voyant que nous sommes amis.
Je ne lui rends qu'une pâle copie de son sourire éblouissant. J'affectionne beaucoup Alec et je n'aime pas faire de la peine aux gens, alors à mes amis, c'est pire.
— C'est très gentil à toi de me demander d'être ta cavalière, Alec, et crois-moi que j'aurais été ravie de t'accompagner...
Je me pince les lèvres et fuis son regard parcouru d'émotions diverses, les étincelles perdant peu à peu leur éclat dans ses yeux noisette.
— Mais ?
— Mais j'ai déjà un cavalier.
— Oh.
Je m'en veux terriblement, mais je ne peux pas choisir entre Marcus et Alec, le verdict étant donné sur le champ. Alec est un ami avec qui je peux parler sans voir défiler le temps, mais il n'est pas celui qui fait vibrer mon cœur à chaque fois qu'il me regarde, et ses mains ne me procurent pas les frissons extatiques quand elles me touchent. Quant à la chaleur bienfaisante qui m'enveloppe, ce n'est pas grâce aux bras d'Alec. Il n'y a que Marcus pour me procurer toutes ces émotions, et pourtant, il m'arrivait souvent de lever les yeux au ciel quand les héroïnes ressentaient la même chose dans mes romans. Je n'y croyais pas, même si une part de moi rêvais la même chose. Et c'est pour cela que fuir Marcus à cause de son comportement était une énorme erreur. De toute façon, même avec la plus grande volonté, je n'aurais jamais réussi à l'écarter.
— Je suis désolée, dis-je après un instant silencieux.
— Et... est-ce que je le connais ? Je veux dire... ça ne me regarde pas, naturellement, mais...
J'hésite quelque peu à lui donner son nom, pour la simple raison qu'il pourrait facilement me prendre pour une girouette. La dernière fois que nous avons parlé de Marcus, c'était lors de notre retour de l'Epicéa, et je me souviens ne pas avoir été ravie de le croiser ce soir-là.
Je fais une légère grimace, comme pour apaiser la tension, puis, je souffle doucement :
— Il s'agit de Marcus.
Alec plisse les yeux en me dévisageant puis, quand il comprend, les écarquille en un sursaut :
— Marcus Raden ? Mais...
Il cherche ses mots en passant sa langue sur ses lèvres, son regard perdus dans le vague. Quand il repose les yeux sur moi, il paraît décontenancé.
— Il se passe quelque chose entre vous deux ?
Mes joues s'empourprent, une fois de plus, comme dans mes romans. Je me souviens qu'à chaque fois, je secouais la tête, dépitée. Comme quoi, il faudrait que je revoie mon jugement concernant le comportement de ces bonnes femmes.
— Pour être honnête, nous sommes... ensemble.
Alec encaisse difficilement, un soupçon d'amertume sur son visage. Je pose ma main sur la sienne et prends ma voix la plus douce :
— Ecoute, je sais que vous ne vous entendez pas très bien...
— On va dire que j'ai connu mieux, me coupe-t-il, sarcastique.
— Mais je suis sûre que si je lui demande, il fera un effort. Je le ferai également avec Driss.
Comme si j'avais dit une blague, Alec rigole en secouant la tête.
— Sauf que tu ne comprends pas, Aleyna. Sans vouloir être désagréable, ton frère et ton... petit ami, dit-il échappant une grimace, n'ont pas l'intention d'être sympa avec moi. Ils ne m'aiment pas, point. Tu connais ton frère, pas vrai ? Tu crois qu'il change d'avis facilement ?
Je grimace, moi aussi, car il a tout à fait raison. Driss est... Driss. Un être fidèle, aimable et sincère avec les personnes qu'il aime, mais totalement contraire avec ceux qu'il ne peut pas voir en peinture. Si on ajoute son caractère impulsif et borné, il est très facile de savoir qu'il est très difficile de le faire changer d'avis. J'en suis la première à en faire les frais, alors envers Alec, je comprends que cette tâche sera complexe.
Alec hoche la tête, comprenant mes pensées, et finit par hausser les épaules.
— Et Marcus est pareil. Une vraie tête de mule. Ne t'inquiète pas, Aleyna, j'ai parfaitement l'habitude et je suis tout de même heureux de ma vie, parce qu'elle t'a mise en travers de mon chemin.
Je lui prends une main et la serre affectueusement dans la mienne, émue par son discours.
— Je partage le même avis te concernant, Alec.
Nous restons ainsi quelques instants, le temps de savourer ce silence, désormais bienfaiteur. Et puis, son regard devient perplexe.
— Mais dis-moi, ça fait longtemps que vous deux, vous...
Toujours avec la même grimace que précédemment, il essaye de me faire comprendre ma liaison avec Marcus par le mouvement de ses doigts.
— Tu vas surement rire, mais c'est vraiment très récent. Quelques jours, c'est tout.
Contrairement à ce que je pensais, sa grimace se perd pour laisser place à un malaise. Flagrant.
— Il y a un problème ?
— Est-ce que je peux être honnête avec toi ?
J'acquiesce, les sourcils froncés, mon ventre légèrement crispé.
— Je pense que, pour ton bien, tu devrais ne pas le fréquenter. En tout cas, pas de cette façon.
J'ouvre la bouche, puis la referme, sous le choc.
— Tu devrais sincèrement te méfier le lui, continue-t-il en se calant contre son oreiller, l'une de ses mains recouvrant sa blessure au flanc.
— Et pourquoi cela ?
J'aurais dû lui dire que cela ne le regarde pas, qu'il s'agit de ma vie et que j'ai déjà assez d'un grand frère envahissant pour avoir un ami ayant la même opinion sur mes choix, mais la curiosité m'a toujours fait défaut. Et là, alors qu'il s'agit de Marcus, la curiosité semblerait bien être maladive.
— Je n'ai pas envie de te faire de la peine...
— Dans ce cas, il ne fallait pas commencer, réponds-je en élevant la voix. Pourquoi devrais-je me méfier de Marcus ?
Il ferme les paupière en se massant les tempes, puis tend le bras sur le plateau pour attraper deux comprimés et un verre d'eau.
— Tu me dis que vous êtes ensemble depuis plusieurs jours, alors que je l'ai vu hier dans les rues d'Arcate, accompagné. D'une femme, ajoute-t-il en voyant ma mine perdue.
— Il était en patrouille dans la cité, dis-je naturellement. Il était forcément en contact avec la population, et donc avec une civile.
— Tu ne comprends pas...
— Non, c'est toi ! Ecoute, tu voulais me donner un conseil, et c'est chose faite, mais je ferai ce que je veux. C'est mon couple, et donc ma décision.
— Et je comprends tout à fait, mais crois-tu que tous les soldats qui patrouillent dans la cité embrassent les civiles ?
Cette fois, je ne réponds rien. Je crois même que je n'entends pas l'infirmière entrer dans la chambre pour vérifier le bandage d'Alec. Je reste muette, figée, vidée. Je me rappelle d'hier comme si je pouvais encore sentir les effluves des fleurs bordant la fontaine, entendre les marchants vendre leurs produits, toucher les lèvres de mon petit-ami et ressentir ces picotements dans mon ventre. Je me souviens l'avoir aperçu au loin, discutant avec quelques passants, puis l'instant d'après, il m'embrassait comme si sa vie en dépendait, pour en final repartir avec un regard qui en dit long sur sa frustration.
Oui, je me rappelle très bien de Marcus et de son comportement abusif, mais j'étais loin d'imaginer qu'il aurait agi de cette manière.
Je reprends mes esprits quand le porte se referme derrière moi, me faisant sursauter. Je m'humecte mes lèvres devenues sèches en quelques secondes et tente de reprendre mon souffle, perdu je ne sais où depuis sa révélation.
— Tu es sûr qu'il s'agissait de Marcus ?
— Tu veux dire qu'il pourrait y avoir deux hommes blonds aux cheveux mi-longs, imbu de leur personne, yeux bleu, sourire arrogant et se faisant appeler Marcus, c'est ça ? Non, désolé, il n'y en a qu'un seul. Et c'est le même qui m'a encore une fois envoyé paitre quand il a pris ma relève quelques minutes plus tôt.
Je baisse la tête pour refouler au maximum les larmes, mais Alec jure dans sa barbe et relève mon menton, un visage peiné.
— Je suis désolé, je ne voulais pas dire ça comme ça, mais cette histoire me met plus en rogne qu'autre chose.
— A qui le dis-tu.
— C'est pour cela que je peinais à te croire, tout à l'heure. Je pensais qu'il était en couple avec son ancienne copine vu leur échange.
La tête baissée à essayer de rassembler toutes les informations et surtout, les encaisser, quand sa dernière phrase m'achève.
— Son ancienne copine ?
— Je ne sais pas si tu rappelles de notre danse, lors du bal du retour des soldats. Nous dansions ensemble, à un moment. Nous devions faire un roulement, tu te souviens ?
Je hoche la tête, les mains tremblantes en commençant à comprendre où il veut en venir.
— Quand nous dansions ensemble, Marcus avait une cavalière, une jeune femme brune. Je ne sais pas si tu as fait attenti...
— Si, je me souviens que trop bien.
Cette femme, ou plutôt devrais-je dire, cette superbe femme, était suspendue à son cou lors de la danse, mais aussi lorsque Driss me ramenait à la maison, coupant court à notre slow.
— Et donc, cette femme est son ancienne copine ?
Je n'ai pas envie de le savoir, mais alors pas du tout. Pourtant, je reste suspendue à ses lèvres en attendant son verdict.
Pathétique.
— Elle s'appelle Julia, et c'était sa copine avant que nous ne partions à la guerre. Après, je ne suis pas au courant de toute la vie de Marcus étant donné nos échanges peu cordiaux, mais je pensais, en les voyant hier, qu'elle avait fini par oublier le passé de Marcus et lui donner une deuxième chance, mais avec ce que tu me dis...
Il s'arrête quand il me voit pâlir. Je respire à peine tant mes abdominaux sont tendus. J'écoute à peine la suite tant mon cerveau s'est arrêté sur cette gifle. Et sa main sur la mienne me fait sursauter tant je me suis déconnecté de la réalité.
— Aleyna, je suis désolé, je ne voulais pas te blesser.
— Non, je... ne t'inquiète pas, il avait surement une bonne raison.
Je ne sais pas qui je veux convaincre, lui ou moi. Mais le résultat reste le même, aucun de nous deux n'y croit. Ma gorge se comprime quand un hoquet se fraye un passage, et je me lève précipitamment pour ne pas montrer la faiblesse qui se lie à présent sur mon visage.
— Aleyna...
— Je reviendrai, Alec. Demain, peut-être, sinon, dans deux jours, après ma rééducation.
— Aleyna...
— Oui, dans deux jours, ce sera mieux...
Je lisse ma robe et inspecte ma tenue avant de partir, mais Alec attrape mon bras.
— Aleyna, je serai sorti dans deux jours, tu te rappelles ?
— Ah, oui, c'est vrai, Dis-je en me forçant à rire, une main sur le front pour mon étourderie. Dans ce cas, nous nous croiserons bien dans la cité.
J'agite vigoureusement ma main en guise d'au revoir pour cacher les tremblements, puis je tourne les talons. Il faut que je fuis au plus vite, que je puisse rentrer chez moi, trouver mon refuge, mon antre, réfléchir, pleurer, sécher mes larmes et avancer.
— Aleyna !
Une main sur la poignée, je ferme les yeux et inspire lentement pour rassembler tout mon courage pour ce dernier face à face. Quand je me retourne, Alec penche la tête sur le côté, l'air affligé.
— Je t'apprécie énormément, et tu es une bonne personne. Ne souffre pas pour ceux qui ne mérite pas ton affection. La vie est trop courte.
Je hoche la tête, les lèvres pincées.
— Prends soin de toi, Alec.
Dans le couloir du dispensaire, je frôle les murs, tête baissée, essayant de trouver une inspiration correcte pour retrouver une certaine assurance aux yeux des personnes présentes. S'il y a une chose que je ne veux absolument pas, c'est de me faire remarquer, et encore moins à cause de ma détresse.
Mais alors que j'étais sur le point d'arriver dans le hall de l'accueil, Marcus se matérialise devant moi. Sans un mot, il m'attrape par le coude et m'entraine dans le couloir adjacent et, après quelques regards pour s'assurer que personne ne nous ait remarqué, il me fait entrer dans une pièce. Sombre, petite et disposant de produits d'entretiens, nous sommes désormais dans un local d'entretien que Marcus prend note de fermer à clé.
— Tu peux me dire ce que nous faisons ici ?
Jusqu'alors silencieux, il me scrute des pieds à la tête avant de s'arrêter sur mes yeux.
— Et toi, tu peux me dire pourquoi tu sors tout juste de la chambre de Préva ?
Son ton sévère m'enlève toute trace d'affection sur le visage et je le regarde, d'abord avec étonnement puis, lentement, avec une certaine colère.
— Il a été blessé hier, alors je suis passée le voir. Et son prénom est Alec.
— Je l'appelle par son nom de famille comme nous faisons tous entre soldats, tranche-t-il. Et je t'interdis d'être seule avec lui.
— Pardon ?
Je mets la main devant ma bouche en comprenant que ma voix s'est faite un peu plus forte, risquant de nous faire surprendre. Marcus, me surplombant de toute sa hauteur, s'impose comme un roc, un bloc de glace aussi froid dans le ton de sa voix et son regard que sa musculature mise en avant grâce à ses bras croisés contre son buste.
— Je ne veux pas que tu te retrouves seule avec lui dans une pièce où Dieu seul sait ce qu'il pourrait se passer.
— Mais pour qui tu te prends ?
— Pour ton mec, gronde-t-il en faisant un pas vers moi. Aleyna, ce type est dangereux et malsain.
— Alec est blessé, contre-attaqué-je, furieuse, en pointant son torse du doigt. Blessé mais également gentil avec moi.
— Il te mène par le bout du nez, et toi, tu te laisses faire tellement tu es aveugle !
Je laisse tomber lourdement mon bras pendant qu'il tire sur ses cheveux, un long grondement sortant de sa gorge. Discrètement, je jette un coup d'œil à la porte, juste derrière lui, fermée à clé, et je commence à regretter de m'être enfermée avec lui. Généralement, l'impulsivité de mon frère ne m'effraie pas étant donné que je le connais parfaitement, mais avec Marcus, je me pose désormais la question. Je pensais le connaitre un peu... en tout cas, assez pour ne pas risquer ma peau en m'enfermant dans un espace réduit avec lui, mais à cet instant précis, je me pose sérieusement la question.
— Je veux être libre de faire mes propres choix, Marcus, surtout que pour nous, tu ne me l'as pas demandé.
Je déglutis avec peine en pensant à ce « nous ». Maintenant que nous sommes face à face, le peu de bonheur concernant notre relation qui anime ma poitrine se perd peu à peu dans les abysses. Cela fait cinq minutes que nous sommes dans ce cagibi, et pas une seule fois nous nous sommes embrassés, ni même touchés. Je ne sais même plus ce que je dois en penser.
— Je l'ai fait pour nous, répond-il, sa voix redevenue plus douce. Pour protéger ce qui nous lie.
Il chasse la faible distance entre nous pour poser sa main sur ma joue. Je ferme les yeux, incapable de résister à ses caresses.
— J'essaye de faire au mieux, mon ange. Je fais peut-être des erreurs mais je n'y connais rien.
— Je sais, je souffle en un long soupir de contentement lorsque la pulpe de son pouce s'attarde sur mes lèvres.
— Mais j'ai envie d'être avec toi, de ne pas être obligé de te retrouver uniquement en étant cachés. J'ai envie de t'embrasser n'importe où, n'importe quand... comme maintenant.
Pour appuyer ses propos, sa bouche prend place sur les miennes tandis que ses mains agrippent mes hanches. Son baiser est lent, doux, sensuel, auquel je réponds timidement. Je devrais le repousser, mais j'en suis incapable. Je devrais lui refuser l'accès de ma bouche, mais je l'accueil avec gémissements de plaisir. Je devrais être plus forte mentalement, mais j'ai envie d'un semblant de tendresse. Encore un peu, un tout petit peu.
Quand il recule sa tête, il frotte son nez contre le mien, un sourire irrésistible sur le visage.
— J'aime bien ta version de notre connexion, murmure-t-il.
Je rigole doucement en repensant à notre échange sur la place du marché. Je me souviens avoir eu une première idée de l'homme en face de moi, et ce n'était pas glorieux. Il pensait un lien basé sur l'amour physique, l'attirance charnelle au lieu de chercher plus loin. Je n'arrive pas à croire que seulement deux semaines se sont écoulées depuis.
— Et cette version peut être très agréable, réponds-je dans un souffle.
Il m'embrasse une fois, deux fois, puis une troisième fois avant de retrouver son visage sans émotion.
— Pour en revenir à Alec, je veux simplement que tu me croies. Ne t'approche pas de lui, Aleyna. Tu ne sais pas à quel point ce type cache bien son jeu. Il est faux, dans tous les domaines. Il n'agit que dans ses propres intérêts.
Le fait de reparler de mon ami me ramène vite quelques minutes en arrière, lorsque qu'Alec me mettait, lui aussi, en garde contre Marcus.
— Et toi, Marcus, es-tu sincère avec moi ?
Il tique à ma question, mais n'enlève pas son sourire aguicheur.
— Bien sûr, et je suis très, très sincère quand je pense que tu es une femme magnifique...
Ses doigts frôlent mon visage et caressent la ligne de ma mâchoire.
— Avec une peau délicieuse...
Il descend lentement le long de mon cou, et finit par chuchoter à mon oreille.
— Et un corps très tentant.
Cette fois, je ne rentre pas dans son jeu et le repousse doucement avant qu'il ne mordille la peau fine de mon cou.
— Si c'est le cas, alors peux-tu me dire quelle est ta relation avec Julia ?
Touché, il a un mouvement de recul, comme si je venais de le brûler.
— Julia ? Comment la connais-tu ?
— Peu importe comme je la connais. Je veux seulement savoir ce qui se passe entre vous.
Il ouvre la bouche, puis la referme, ses sourcils s'amusant nerveusement à monter et redescendre. Un soupçon de frayeur passe devant ses prunelles, m'interrogeant sérieusement sur sa prochaine réponse.
— Je ne la connais pas plus que ça, répond-il après mainte réflexion.
La pièce est petite, la chaleur est donc étouffante, mais malgré tout, un frisson se propage le long de mon dos, jusqu'au bout de mes doigts. Je ne sais pas si je dois rire ou pleurer, être en colère ou attristée, sortir d'ici ou l'écouter. Je me souviens de cette femme, cette très belle femme. Cavalière de Marcus lors du bal, puis accrochée à son bras lors de mon départ précipité. Il n'y prêtait peut-être pas tant d'attention que ça, mais leurs quelques échanges démontraient leur connaissance. Peu flagrant, mais en y repensant, évident.
— Pas plus que ça ? Je demande, sarcastique. Vous n'étiez pas plus que des connaissances, fut un temps ?
— Tu me fais une crise de jalousie ?
— Je veux juste que tu tiennes tes engagements et que tu sois honnête.
Il cesse de rire et se concentre sur mon visage, enfin avec sérieux.
— Nous sommes sortis ensemble, c'est vrai, mais ça remonte avant la guerre. Et comme ça n'a pas duré bien longtemps, et de plus, ça remonte à sept ans, alors crois-moi quand je te dis que je ne la connais pas plus que ça. Pourquoi tu me demande ça maintenant ?
Je ferme les yeux et prends une grande inspiration pour pouvoir rassembler assez de courage. Je n'ai jamais été trop téméraire, ni entreprenante, et encore moins confiante. Tout ce qui me représente est à l'antipode de cette description. Je veux changer, je le veux de toute mon âme, mais le changement ne se fait pas en quelques jours, comme je l'aurais pensé.
Maintenant devant le fait accompli, il faut coûte que coûte que je reste ferme et sûre de moi.
— Tu aurais été vu dans la cité en sa compagnie, juste avant l'alarme. Apparemment, vous aviez l'air de former un très joli couple, dis-je avant de soupirer quand je le vois écarquiller les yeux. Marcus, écoute, je ne me fais pas de conclusions hâtives, mais je veux de la sincérité. Juste de la sincérité...
— Et je le suis ! Oui, je lui ai parlé hier dans la cité, elle est venue et nous avons discuté, mais de là à nous prendre pour un couple, c'est complètement grotesque. C'est l'autre abruti qui t'a dit ça ?
— Peu importe qui...
— Réponds à ma question ! Est-ce toi qui nous a vu ainsi, ou Alec ? Est-ce que tu nous a vu nous embrasser, nous caresser, nous dire des choses qui iraient à l'encontre de mes propos envers toi ?
Le silence s'installe entre nous, laissant les bruits de pas derrière la porte augmenter en intensité. Quelques échanges professionnels sont portés entre une infirmière et un médecin, le bruit d'un chariot que l'on pousse retentit juste après. Derrière cette porte, le calme et la convivialité sont tellement puissant que j'envie leur place. Ici, l'air crépite de tension, de colère, de non-dits, rendant la respiration hachée.
— Réponds-moi, Aleyna. Est-ce toi qui nous as vus dans une position compromettante ?
— Non, avoué-je. Non, ce n'est pas moi, mais comprends mes interrogations. Tu veux absolument cacher notre relation, il faut que nous soyons entre quatre murs pour ne serait-ce que parler, et on te voit dans la cité avec une femme, et ton ex.
Tout à coup, il me prend dans ses bras. Je me blottis automatiquement dans ses bras.
Faiblesse, quand tu nous tiens...
— Il ne se passe rien entre elle et moi, murmure-t-il avant d'embrasser mes cheveux. La fidélité, Aleyna, c'est le mantra d'Elenrod. J'ai peut-être passé plusieurs années dans un autre pays, je connais les lois du nôtre.
Il prend ma tête entre ses grandes mains et m'embrasse sur les lèvres.
— Je t'ai dit que j'étais novice dans ce domaine, mais ce n'est pas pour autant que je ne le prends pas au sérieux.
Mon corps se détend sous ses paroles rassurantes.
— Vivement que tu parles à Driss, dis-je en posant ma tête sur son torse.
Je sens son corps se crisper légèrement, comme s'il avait reçu une petite décharge, lui provoquant un faible sursaut, peut-être quasi perceptible à l'œil nu, mais palpable.
— Oui... oui, vivement.
Je relève la tête et capte le changement qui se lie sur son visage. Extérieurement, il est impassible, mais cette à force de contempler ses magnifiques yeux, je commence à déceler certaines de ses humeurs. La première fois que je l'ai vu, le soir du bal, une lueur de malice brillait fièrement dans ses prunelles. Hier, l'éclat du désir m'avait fait tressaillir tellement elle était forte. Aujourd'hui, il n'y a pas de lueur malicieuse ni l'éclat du désir charnel, mais autre chose. Comme une petite ombre sur un tableau, rendant la visibilité médiocre et le déchiffrage plus complexe.
— Je suis toujours ta cavalière à la Célébration d'Arcate, n'est-ce pas ?
— Bien sûr, répond-il en souriant maladroitement.
— Ce qui signifie que tu auras informé Driss...
— Ne t'inquiète pas, Aleyna. Tout est sous contrôle.
Je ne sais pas pour lui, mais pour ma part, sa dernière phrase résonne faux.
— Je dois te laisser. Je dois aller travailler.
Il m'embrasse rapidement avant de se tourner vers la porte.
— Marcus ?
Il se fige un instant. Son buste se soulève lentement, un souffle s'échappe de ses narines et, enfin, il me fait face.
— Toi qui connais parfaitement mon frère, sais-tu pourquoi il n'accepte pas de te voir près de moi ?
— C'est évident, tu es sa petite sœur. Il ne veut personne de sexe masculin auprès de toi.
— Et tu penses sincèrement qu'il s'agit de ça ?
Je repense à certaines paroles, certains actes de mon frère durant ces deux dernières semaines. Certes, il est protecteur, borné, impulsif et sacrément énervant, mais il ne réagit au quart de tour uniquement lorsqu'il s'agit d'Alec ou Marcus. Pour mon ami, je sais qu'il ne l'aime pas, mais pour le dernier, je peine à croire. Il m'a bien vue parler avec le fils de l'épicier et le jeune céréalier la semaine dernière. Il a montré ses dents, mais ce n'était que de la taquinerie. Pourquoi alors doit-il se comporter comme le plus gros idiot de la planète lorsqu'il s'agit de son frère de cœur ?
— Il ne peut s'agir que de ça. Rien d'autre. Je te promets.
Il sort du cagibi rapidement, mais j'ai eu le temps de remarquer le tremblement de ses mains.
Dehors, je porte ma main en visière pour me protéger du soleil aveuglant et regarder les alentours. Quelques feuillages cachant les remparts sont secoués par la brise de l'altitude, envoyant les ombres sur le sol, tel des vagues ondulant au rythme du vent.
Je descends les marches en me faufilant entre la foule, quand une voix bien trop familière me fait lever la tête.
— Aleyna !
Ophélia vient vers moi, suivi de mon frère. Elle m'embrasse chaleureusement avant de laisser Driss faire de même, son éternel sourire caché au fond de sa poche.
— Enfin, je croyais que jamais tu n'allais sortir, grogne-t-il. Ta rééducation s'est terminée il y a trois quarts d'heures. Qu'est-ce que tu foutais ?
Les deux paires d'yeux me scrutant en l'attente d'une réponse font monter le feu à mes joues, comme à chaque fois que je suis prise en flagrant délit ou, comme maintenant, je veux à tout prix cacher quelques secrets.
Car il serait suicidaire de révéler à Driss que j'ai été voir Alec dans sa chambre d'hôpital pour ensuite m'enfermer dans le cagibi avec Marcus.
— J'ai parlé un peu plus longtemps que prévu avec le Docteur Cambrio, réponds-je en souriant niaisement. Je vais rentrer, à plus tard les amoureux.
Ma tentative de fuite est trop grosse et mon frère trop malin pour qu'il comprenne que tout n'est que supercherie, et la seconde après avoir tourné les talons, il me rattrape.
— Je te raccompagne, Aleyna, c'est ce qui était prévu.
— Tu n'es pas obligé. Profite d'Ophélia, je peux rentrer toute seule.
Je fais un clin d'œil à la copine de mon frère, qui me rend un sourire ravi. La pression s'estompe progressivement, mais elle revient à la charge avec Driss, toujours et encore Driss.
— Sauf que tu n'es pas encore tout à fait rétablie. Je te ramène et je retrouve Ophélia dans une heure. D'acc, ma puce ?
— Driss, je te répète que je peux rentrer toute seule.
Sa question était bien évidemment pour Ophélia, moi n'ayant pas ses faveurs, mais plutôt ses ordres, ce qui a le don de me mettre en rogne.
— Et moi, je te répète que tu n'as pas ton mot à dire. Je te ramène, point.
Sans demander mon avis, il me prend par le bras et commence à m'entraîner avec lui, sous les regards indignés des passants. Me sentant humiliée de la sorte, je tire sur mon bras pour échapper à son étreinte et le pousse sans ménagement.
— Et moi, je t'ai dit non ! Je vais mieux, je vois clairement, je peux rentrer à la maison comme toute personne normale. Arrête de vouloir choisir pour moi, arrêtez tous de savoir ce qui est mieux pour moi et laissez-moi maîtresse de ma vie !
J'ai crié plus fort que je ne l'aurais voulu, mais je n'en peux plus. J'étouffe chaque jour, que ce soit avec Driss, Marcus et même Alec qui veulent avoir le pouvoir sur ma vie. Jusqu'à présent, je laissais les autres diriger ma vie comme ils l'entendaient, mais aujourd'hui, je veux prendre les rênes et faire ce dont j'ai envie. Ce n'est pas bien compliqué, j'ai juste à me montrer autoritaire avec ceux qui ne comprennent pas. Là, il s'agit de mon frère qui, étonné, me regarde comme si j'étais en lévitation.
Aux chuchotements des habitants, je pense avoir été un peu fort. Je masse mes paupières lourdes de fatigue dû à la rééducation, et je pousse un long soupir en tentant de refouler ma colère.
— Driss, je n'ai plus douze ans.
— Dans ce cas, agi comme telle et non comme une pourrie gâtée.
— Driss !
Je sursaute, non pas par le cri d'indignation d'Ophélia, mais par la réponse cinglante de mon frère. Son visage reflète parfaitement la rage tapis en lui, avec ses lèvres pincées, ses sourcils qui tressautent et ses yeux verts qui lancent des éclairs.
— Si tu veux que tout le monde te prenne pour une adulte, dans ce cas, réfléchis en conséquence et cesse d'agir comme une idiote et surtout, démerde-toi !
Il n'attend pas son reste et attrape la main d'Ophélia avant de partir, me laissant seule avec une larme s'écoulant le long de ma joue.
Pendant ce temps, au palais, le Roi Stephan quitte la salle du trône pour retrouver sa femme dans leurs appartements privés. Fatigué de cette semaine ou plutôt, éreinté de ces vingt-quatre heures d'interrogatoire, il a hâte de nicher sa tête dans le cou délicieux de son épouse, retrouver la douceur de sa peau, la senteur unique de sa Reine et le battement de son cœur, plus palpitant lorsqu'il marie baisers et caresses.
Retrouver sa femme, la chérir, la combler, l'honorer et l'idolâtrer, voilà ce que tout homme est censé faire, pense-t-il en entrant dans ses appartements.
Les soldats referment aussitôt la porte. Il profite de ce moment de silence pour ôter sa cape et ses jambières, tout en ressassant, malgré lui, les dernières paroles des soldats ennemis retenus en otage dans les sous-sols du palais.
— Quoi que vous pensiez, quoi que vous décidiez, Roi Stephan, elle ne vaut pas un rond pour notre Prince. Edenris est le pays de la puissance. Le fils d'Ertès règne en maître en ce monde. Vous n'êtes que les agneaux attendant la sentence du loup.
Un frisson glacé s'aventure le long de son dos. Stephan frotte ses bras couverts de chair de poule en cette journée chaude, dépose sa couronne et longe le couloir, les muscles tendus de fatigue et d'inquiétude, l'esprit encore torturé par cette visite inopportune. Mais en pénétrant dans le grand salon, les mauvaises ondes se volatilisent quand son regard se pose sur la silhouette gracieuse et longiligne de sa femme, Milena, admirant la vue sur la Place du Palais.
Il reste immobile, contemplant avec émerveillement celle qui donne tout un sens à sa vie. Ses longs cheveux châtains tombent en cascade dans son dos, sa robe blanche, nouée à la taille, marque la finesse de son corps et ses bras nus dévoilent sa peau laiteuse. Avec les rayons du soleil qui embrasse son visage, Stephan à l'impression de voir un ange illuminer dans son salon.
Admiratif, il n'a pas remarqué le léger mouvement de tête de sa femme.
— Je me suis inquiétée.
— Je sais, mais je suis là.
Il se rapproche lentement et colle son torse contre le dos de Milena, respirant par la même occasion le doux parfum de fleur que dégagent ses cheveux. Les bras autour de sa taille, ils regardent en silence les quelques passants et soldats. Alors que l'apaisement l'enveloppait tout entier depuis son entrée dans le salon, l'angoisse reprend le dessus avec ce que sa femme s'apprête à lui demander. Il sait qu'elle brisera le silence, consciente que l'avenir de certains sont en jeu.
— Qu'a donné l'interrogatoire ?
Stephan prend le temps d'humer une dernière fois son odeur tout en fermant les yeux. Il resserre son étreinte pour se donner un peu de courage, mais ce sont les caresses de sa Reine sur ses avant-bras qui le poussent à parler.
— Ils sont venus pour savoir si nous sommes prêts à tenir nos engagements.
Elle se crispe légèrement, ses doigts stoppant leur danse sur quelques cicatrices.
— Tu leur a bien fait comprendre que cette tradition ne se fera plus ?
— J'ai libéré un seul prisonnier afin qu'il puisse transmettre ma décision. Si Erod veut les autres, il lui faudra renoncer à cette coutume.
— Bien.
Au pied du palais, un groupe de soldats échangent avec les ainés. De l'autre côté, deux enfants courent en mimant une scène de bataille. Les parents, eux, conversent tranquillement sur un banc tout en guettant leur progéniture. Les commerçants passent de temps à autre la tête pour saluer un voisin, un client, un ami, créant une ambiance harmonieuse et conviviale.
Oui, tout le monde est heureux. Le long sourire sur leurs lèvres le confirme. Pas de malheur, pas de souffrance, pas de perte.
— Crois-tu qu'il capitulera aussi facilement ?
Stephan prend le temps de méditer. Il ne connait pas personnellement Erod, mais il a connu son père, Ertès, jadis Roi d'Edenris. Un être froid, machiavélique, calculateur et sans cœur. Un parfait souverain pour ce pays tant redouté depuis des siècles. Erod a grandi à ses côtés, reçu la même éducation et son âme est sans aucun doute aussi noire que son géniteur. Même s'il espère, au plus profond de lui, qu'il ait hérité de l'intelligence et de la bonté de sa mère, il sait qu'un jour, il sera face à lui.
— Je l'espère, dit-il, n'y croyant pas un mot.
Car une autre phrase d'un prisonnier d'Edenris lui revient en mémoire. Une phrase révélant toute la monstruosité qui les attend, comme trente ans auparavant. Une phrase qui lui glace le sang et chantonnera dans sa tête durant des jours, comme une complainte diabolique.
— Bientôt, le Prince Erod fera son entrée en Elenrod, à Arcate, et même Dieu ne pourra contredire son choix.
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