2 juillet 2022

2 juillet 2022

Je regarde furtivement l'heure sur mon téléphone et mon écran annonce 12h04. Il faut que je m'active si je veux être prête avant manger, et ensuite finir mon CV. Je n'ai pas particulièrement envie de me plonger dans cette activité, mais aussi barbante et dénouée d'intérêt soit-elle, si elle peut me permettre de trouver un job pour quelques mois, ou même semaines, je ne dis pas non. Personne ne refuserait un peu d'argent, mais je ne suis encore moins prête à passer à côté maintenant que mes parents se sont séparés et que ma mère doit se débrouiller seule. Je crains que son assiduité au travail ne dur longtemps, et que je doive rapidement trouver une solution pour subvenir à nos besoins. Certains considéreront sûrement qu'en attendant je devrais profiter du fait que tout va bien pour me reposer et me ressourcer, mais pour être tout à fait honnête, je crois que j'ai déjà bien assez procrastiné depuis le début de ces vacances. En plus, si tout va bien, dans quelques jours, je retourne en Bretagne, pour fêter les 18 ans de Candice, ma meilleure amie. Elle a redoublé, c'est pour ça qu'elle saute déjà la barre de l'âge adulte. Elle fait une grande fête, si j'ai bien compris, et elle m'a demandé de venir, de faire cet effort, pour elle. Je n'étais pas enchantée à l'idée de me rendre là-bas à nouveau, mais je crois que je lui dois bien ça, après toutes ces années que nous avons passé ensemble. Ça sera probablement la dernière fois que nous passeront un vrai moment ensemble, mais ça sera aussi l'occasion pour moi de les saluer dignement. C'est la moindre des choses.

Après m'être prélassé encore un peu plus sur le rebord de ma fenêtre, je finis par enfin prendre mon courage à deux mains et me lève. Je suis le genre de personne qui repousse chaque décision, même les plus infimes, et procrastine jusqu'à ce qu'elle n'ait plus d'autre choix que s'activer et passer à l'acte. C'est pourquoi, je perds énormément de temps dans mes pensées, à essayer de fuir une réalité qui m'effraie. Je déteste faire des choix et même les plus ridicules dilemmes m'angoissent. Par exemple, c'est absurde de ma part d'agir ainsi, mais lorsque je suis en période scolaire, je suis obligée de préparer mes affaires la veille, tellement devoir choisir ma tenue et mes vêtements me rend anxieuse. C'est fatiguant de fonctionner ainsi, d'avoir peur de tout, même des choses inoffensives, mais j'espère, sincèrement, qu'avec ce nouveau départ qui m'est offert, je parviendrai à travailler plus profondément sur ce point.

Je me lève donc, et me place devant mes cartons. Je ne les ai pas encore totalement vidés, et mes vêtements n'ont pas encore trouvé leur place dans mon placard. Je fouille dans les boîtes, sans vraiment savoir ce que je cherche, ni ce que je veux mettre. J'hésite entre plusieurs tenues, mais je finis par opter pour une combinaison rose pâle très élégante. Elle fait très habillé, mais son décolleté en V, assez plongeant, ainsi que les fentes sur les pans du pantalon, qui remontent jusqu'à mes cuisses, déconstruisent plus ou moins cet aspect strict. Je l'adore. Elle met à la fois mon corps et ses atouts en valeur, mais est, d'un autre côté, très classe. Elle est cintrée et la taille est décorée d'une ceinture de tissu, qui forme un nœud papillon dans mon dos. Elle met en valeur ma silhouette, particulièrement fine, surtout ces derniers temps, où la nourriture devient de moins en moins importante à mes yeux. J'ai de plus en plus de mal à m'alimenter, mais ça, c'est une autre histoire... Toujours est-il que les os saillants de mes clavicules ressortent, et sont mis en valeur par les fines bretelles qui tiennent ma combinaison.

D'ordinaire, je n'aime pas porter du rose, mais celui-ci, avec ses teintes douces, et son aspect délavé, va assez bien avec le blond platine de mes cheveux. Du moins, je trouve.

Je décide de porter des talons dorés, qui sont attachés à mes chevilles grâce à un laçage fin et élégant.

Je farfouille dans mes cartons, et après quelques minutes de recherches acharnées, je trouve enfin ce que je veux : un fin collier de perle et d'or, que m'a offert mon arrière-grand-mère avant qu'elle meure. Il est constitué d'une fine chaînette, sur laquelle sont disposées quelques perles de nacre blanches, enfin plutôt couleur crème. J'y tiens énormément. À ce magnifique bijou s'ajoutent des boucles d'oreilles pendantes, où une petite étoile dorée est suspendue à une élégante chaîne de la même teinte.

Cette tenue fait particulièrement classe et j'ai peur que ça soit un peu too much pour simplement sortir ou passer une journée tranquille à la maison, mais d'un autre côté, je l'aime bien, et je me dis que c'est l'occasion de la porter. Je ne suis pas sûre de la mettre au lycée, alors autant profiter de ces vacances pour vêtir ce magnifique vêtement. Je crois en plus qu'elle me plonge dans une ambiance et dans un mood qui me va parfaitement. Je suis dans mon élément lorsque son doux tissu rosé caresse ma peau avec délicatesse.

Je saisis l'intégralité de mes préparatifs, et me dirige vers ma salle de bain. Avec ma mère, nous en avons chacune une, aux différents étages de la maison.

Une fois la porte fermée à clé derrière moi, je fais légèrement couler l'eau, pour qu'elle se réchauffe, pendant que je me déshabille.

Lorsque je suis prête, j'introduis un pied sous le jet, et une fois ce premier pas de fait, je me place entièrement sous l'eau bouillante, tout en évitant, avec attention et application, de me regarder dans la glace qui se trouve en face de moi. Je sais pas qui a eu cette idée de foutre un miroir devant la cabine de douche, mais c'est absurde. Je comprends ni le principe, ni le plaisir que peuvent éprouver certains à se doucher en regardant son corps nu... Bien sûr, il doit exister une explication, une justification, une raison, mais pour moi qui déteste mon corps, qui peut pas le voir, ça ne fait que rendre ce moment plus complexe.

Je suis tentée de fermer les yeux, et savourer cet instant sous l'eau bouillante sans les rouvrir, mais comme il fallait s'y attendre, mon regard finit par se poser sur mon reflet, que la vapeur commence gracieusement à envahir et recouvrir, comme la peinture blanche d'un artiste qui souhaite repartir à zéro et effacer ce qui a été réalisé jusque-là sur la toile qui se trouve devant lui.

Mais avant que les gouttelettes nacrées couvrent complètement mon corps, mes yeux se posent sur une de mes cicatrices, qui se trouve sous mon sein droit, au niveau de mes côtes. Je me rappelle comme si c'était hier cette soirée, qui a dégénéré, et de cet homme, qui m'a bousillé à vie. Je ressens encore sa lame entrer dans ma chair et marquer mon corps pour le restant de mes jours. Je revois son regard avide, bourré de plaisir, de désir et de cruauté. Même les yeux clos, ma peau s'éveille encore au contact de son corps moite sur le mien, s'embrasant, me brûlant, gravant son passage. Je ne peux oublier la douleur qui m'a transpercé ce soir-là, tant physique que psychologique. Jamais je ne pourrais enlever le souvenir de ses lèvres sentant l'alcool et la cigarette froide, un mélange des plus rebutants, sur mon corps frêle. Jamais je ne pourrais retirer ce sentiment d'oppression, alors que je n'arrivais même plus à respirer, pendant qu'il opérait, et satisfaisait ses pulsions les plus animales. Son rire cruel et gras résonne encore dans mes oreilles, tandis que le soir, son fantôme se place à nouveau au-dessus de moi, et recommence. Je revis cette scène dans mes plus sombres cauchemars et les plus folles inventions de mon esprit, qui alimentent la plupart de mes nuits. Mon corps n'a pas oublié non plus. J'ai cette cicatrice. Et d'autres. Elles ne sont pas tous les fruits de cette soirée, mais certaines sont apparues alors que j'essayais de m'échapper, de m'enfuir. Celle logée sous mon sein droit a de loin été la plus douloureuse. Elle est apparue après que je l'ai mordu, ayant le fol espoir de m'enfuir, alors que ses doigts dansaient violemment en moi. Puis il y a celle dans mon cou, presque sous mon oreille droite. Ici, il avait placé son couteau, cherchant à me menacer, alors qu'il forçait, cette fois-ci encore plus brusquement, l'accès pour pénétrer en moi. La cicatrice et la douleur perpétrée par son couteau n'est rien comparé à l'indescriptible souffrance qui s'est emparée de mon corps alors qu'il s'amusait et profitait du plaisir que lui procurait la situation dans laquelle nous étions. Mais comment aurai-je pu rester stoïque et ne pas bouger d'un poil, alors que jamais je n'avais ressenti de douleur plus vive ? Je n'ai pas réussi. Je me revois essayer, en vain, de chasser la souffrance, l'inconfort, en bougeant et modifiant mes positions, me mordant la langue pour ne pas crier, et enfonçant mes ongles dans les paumes de mes mains pour ne pas pleurer. Mais j'avais beau faire de mon mieux, les choses ne faisaient que s'aggraver, alors qu'il s'enfonçait plus profondément à chaque nouvel à-coup, et que ses ongles déchiraient ma peau, griffant, tel un animal, ma chair, et détruisant mon corps.

Le souvenir de cette soirée m'est aussi atroce que l'instant lui-même. Mais avec le recul, le plus dur, je crois, c'est de constater tout ce que j'ai fait pour que ça finisse plus vite, oubliant totalement d'agir pour essayer de me sortir dans cette situation. À part l'avoir mordu, bien sûr. Mais une fois que les choses se sont vraiment mises en place, je n'ai rien dit, je n'ai rien fait, si ce n'est me contenir, pour ne pas me faire repérer. C'est absurde, et je m'en veux d'avoir été ainsi paralysée, incapable de bouger, de parler, de me faire remarquer et entendre, et peut-être même de me faire aider. Je ne saurais dire si la peur est à l'origine de cette inaction ou s'il s'agit plutôt d'une véritable volonté de ma part, mais dans les deux cas, je ne suis pas sûre qu'un jour je me le pardonnerai. J'ai la conviction intime que j'aurais pu changer les choses, éviter qu'un si tragique et terrifiant évènement ne m'arrive, et je n'ai rien fait pour détourner ce moment douloureux de mon existence. J'ai fermé les yeux, comme les gens face à la situation d'Iris. Et j'ai le culot de leur reprocher leur inaction, alors qu'au final, je ne suis pas mieux qu'eux...

En ce qui concerne les autres cicatrices qu'arbore mon corps, elles concernent mon père. Elles aussi, ne sont pas facteurs de bons souvenirs. J'ai longtemps cherché à oublier ces moments douloureux, mais j'ai dû me rendre à l'évidence : je ne serai jamais capable d'effacer mon passé. Alors peut-être qu'aujourd'hui, ma destinée est simplement d'accepter de vivre malgré cette douloureuse histoire, de laisser les souvenirs à leur place, et d'enfin prendre mon envol. Pour de vrai.

Bref, en ce qui concerne mon père, ces marques sont dues à l'alcool. Il lui arrivait de trop boire, autrefois, et la violence s'invitait sous notre toit, dans ces soirées, d'euphorie de son côté, et de tétanie du nôtre. Ma mère semblait avoir oublié, mais avec le recul, je me dis que ça a dû jouer dans leur divorce. Je ne sais pas si elle est parvenue à passer à autre chose, même si mon père a toujours voulu lui faire croire que plus jamais il ne lèverait la main sur nous. En réalité, derrière ses belles promesses se cachaient bien plus de récidives qu'il n'aurait lui-même pu imaginer. J'en ai longtemps voulu à ma mère, aussi étrange que cela puisse paraître. Je lui en voulais de rester. Je ne comprenais pas comment elle faisait pour continuer à vivre comme si de rien était dans un foyer qui partait en lambeau, dans une maison où plus rien n'allait. Je ne crois pas qu'il l'ait déjà frappé, ou violenté. En tout cas, je ne l'ai jamais vu la toucher. En attendant, moi, je prenais les coups. Je ne disais pas grand-chose, et cachais du mieux que je pouvais à l'école. Elle, elle voyait, elle observe, elle assistait à ces sautes d'humeur. Pourtant, elle n'a jamais pris la décision, avant cette année, de partir. Elle me voyait souffrir, mais jamais son courage a été assez suffisant pour qu'elle quitte ce domicile rempli de violences, physiques, mais aussi psychologiques. Toujours est-il qu'un jour, je ne sais plus vraiment pourquoi, il s'est énervé et dans un accès de colère, il m'a violemment enfoncé le mégot de cigarette qu'il était en train de terminer sur la cuisse. La douleur qui m'a transpercé à ce moment-là ressurgit encore, de temps en temps, comme si ma peau n'était jamais véritablement parvenue à oublier ces souvenirs quelques peu traumatisants. C'était atroce.

Aujourd'hui, ma cuisse gauche arbore toujours la trace de cette soirée, en réalité bien peu différente des autres, mais qui elle, a laissé une marque, avec laquelle je passerai le restant de mes jours. Je possède donc un rond, où ma peau n'a jamais retrouvé la texture et la couleur qu'elle avait avant.

Ma dernière cicatrice vient également de ce père un peu trop instable qui m'a élevé. Mon arcade sourcilière droite possède donc elle aussi son tatouage, cette marque blanche dont, pour être tout à fait honnête, je me serai volontairement passée. Ce soir-là, ma mère n'était pas là, et sans la voisine, je serais probablement morte. Je dois avouer que je ne l'avais jamais vraiment apprécié, avant qu'elle m'aide et me sauve la vie, ce soir-là, tandis que mon père fumait de colère et rageait, sans pouvoir se calmer. Je ne l'avais jamais vu dans un tel état jusqu'à présent, et si sa colère m'a marqué à vie, le motif d'un tel comportement m'est totalement inconnu aujourd'hui. Je suis parfaitement incapable de me rappeler ce qui l'avait mis dans un état aussi terrifiant. Sûrement un repas un peu trop froid, un pull mal plié, ou un grain de poussière qui traînait à un endroit qui aurait dû être immaculé. Toujours est-il que ce soir-là, il m'a fracassé contre le coin de notre table, à plusieurs reprises, si bien que j'ai fini... complètement inondée, de mon propre sang. Je m'étouffais, et ne pouvais même plus respirer tant j'étais tétanisée. À chaque nouveau coup, je m'efforçais de retenir mes larmes, quoi qu'il m'en coûte, car je savais que sa rage serait encore plus violente et décuplée s'il voyait une quelconque trace de faiblesse en moi. Je crois que beaucoup diront qu'il est normal de laisser ses émotions apparaître en de telles circonstances, mais il était persuadé de m'éduquer en me montrant la violence et la dureté du monde. Enfin, en tout cas, c'est ce qu'il cherchait à faire gober à ma mère, qui, pour une raison que j'ignore, l'écoutait et l'excusait de tout. Je n'ai jamais compris ce choix, et je pense que malgré mes efforts pour passer au-dessus, ces décisions ont joué un rôle gigantesque dans notre éloignement. Je lui en veux énormément d'avoir cru ce fou qui me sert de père lorsqu'il lui disait que je l'avais bien cherché. Le problème, lorsqu'on vous répète sans cesse que tout est votre faute et que l'on cherche à justifier certaines actions inhumaines en vous jetant la pierre, c'est que vous finissez relativement rapidement par y croire, voire à vous en persuader. C'est pourquoi, bien que ces soirées soient de réels traumatismes que je peine à contrôler et surmonter, je m'en veux plus à moi de l'avoir mis en rogne qu'à lui de m'avoir frappé.

Je ne m'en étais pas rendu compte, mais je suis en larme, alors que mes yeux, dont la vue est brouillée par l'eau de la douche, mais aussi les gouttes salées qui s'en échappent, observent mon reflet. Le reflet squelettique d'une meuf détruite, brisée et hantée par les fantômes de ses agresseurs. Je fais peur.

Mes jambes flanchent, et je tombe sur le carrelage de la douche. La douleur m'irradie, mais la peur de m'être cassé un truc ne passe qu'en rapide coup de vent dans mon esprit. Celui-ci est bien trop embrumé par mes souvenirs, perdu dans mes pensées, revivant chaque instant de cette soirée où j'ai à la fois perdu ma virginité, ma confiance, mon innocence et ma joie.

Je ne l'ai jamais dit. À personne. Ça ne serait pas une bonne idée. Je le sais. Et pourtant, j'ai peur qu'un jour, le poids de ces secrets soit trop lourd pour que je puisse continuer à vivre malgré eux. C'est absurde de redouter une telle chose, pourtant, cette crainte est telle que je ne peux me coucher sans penser ne pas m'éveiller le lendemain. Ce n'est de loin pas une question d'idées noires, ni de volonté, seulement j'ai tendance à m'imaginer comme un squelette fragile qui devrait porter des poids exubérants sur son dos. Bien évidemment, cet être aura beau faire preuve de toute la volonté du monde, s'il porte seul ces charges énormes, ses os finiront par le laisser tomber et il ne pourra plus avancer. Mes poids sont mes secrets, mon passé, tout ce que je garde caché, enfoui en moi, loin du regard malsain ou interrogateur des personnes qui m'entourent. Pourtant, je pense, avec, plus ou moins de certitude, que l'unique moyen de m'en débarrasser, c'est de les livrer, pour que quelqu'un les porte avec moi, à mes côtés, et m'accompagne dans ce long chemin, jusqu'à ce que ma santé mentale et mon recul me permettent de m'en détacher complètement.

Je suis toujours assise, sur le sol glacé de la douche, en larmes, devant ce gigantesque miroir, que j'observe comme s'il s'agissait d'un véritable prédateur, d'un monstre qui cherchait à me dévorer ou à m'effrayer. Je suis incapable de bouger. Je suis pétrifiée. Terrifiée. Bouleversée.

Je ne sais par où commencer pour me remettre sur pieds. J'ai déjà eu de grosses crises d'angoisses et de grosses réminiscences suite à un trigger, mais jamais je n'ai eu aussi mal, et jamais je n'ai autant revécu mes souvenirs. Jamais ça n'a été si réaliste. Si prenant.

J'ai toujours le souffle coupé, et ma tête tourne, comme si je n'avais pas assez d'oxygène pour permettre à mon cœur de battre. Pourtant, j'ai beau entre ouvrir en grand ma bouche, l'air semble bloqué, comme confronté à une barrière invisible qui lui empêche l'accès à mes poumons. Cette sensation me donne des frissons tant elle est inquiétante et terrifiante. J'ai l'impression d'étouffer, ou bien de me noyer, comme si mon corps se séparait de toute once de vie présente en moi.

Mes larmes reprennent de plus belle, alors que j'essaie vainement de me lever, afin de couper l'eau et sortir de cette douche, même si je n'ai pas fini de me laver.

Ma vue se floute un peu plus, et je vois alors du sang entre mes cuisses. Je sursaute d'effroi, prends une tonne de savon dans ma main, et frotte à n'en plus finir et à en avoir mal pour enlever ces traînées rougeâtres sur ma peau blanche. Mes larmes coulent à l'infini, comme une cascade, et je me rappelle ce soir-là, et les heures que j'ai passées sous la douche à essayer d'enlever la saleté de mon corps. Je tremble, de froid et de peur, alors que mon corps transpire. La sueur sort de mes pores et pourtant, je suis frigorifiée.

Je n'ai aucune notion du temps, de l'heure qu'il est. Je ne sais pas depuis quand je suis là. Je ne sais plus rien. Je suis comme un légume, dépourvu d'humanité, ou un fantôme, dépourvu de vie.

Je finis par arriver à rassembler mes esprits et à me lever, non sans difficulté, et après m'être enroulé dans une serviette, je sors de la douche.

Sans savoir pourquoi je fais ça, je prends mon téléphone, et appuie sur le numéro d'Oskar. Je pleure toujours, et je ne connais pas grand-chose de ce gars, en tout cas rien qui puisse m'assurer que ce que je m'apprête à faire n'aura pas de conséquences sur ma vie, mais j'ai besoin de parler. Depuis cette soirée-là, j'ai haï plus d'un homme. Je les ai détestés, tous autant les uns que les autres. Ils m'avaient fait souffrir. Beaucoup diront qu'il ne faut pas faire de généralité. Pourtant, je ne connais pratiquement aucun homme dont la présence à mes côtés a été positive. Ça s'est toujours mal fini. Qu'il s'agisse de mon père, de cet homme, qui m'a brisé à vie, de mon meilleur ami d'autrefois, alors que j'étais encore une enfant, qui m'a, pour une raison que j'ignore encore, lâchement abandonné, ou encore de mon oncle, cet homme que j'aimais et que je chérissais tant qui s'est accidentellement donné la mort dans un putain d'accident de voiture alors qu'il était totalement bourré. Tous, ils m'ont déçu et fait souffrir. Et pendant longtemps, j'ai cru qu'ils étaient tous les mêmes. Pendant longtemps j'ai cru que tous les hommes présents sur cette Terre étaient des connards qui nous voulaient, aux femmes, que du mal. Pendant longtemps, j'ai cru qu'ils n'étaient là que pour nous faire souffrir. Puis, j'ai rencontré des nouvelles personnes, dont Oskar, mais pas que, et ma vision a quelque peu changé quant à la situation. Toujours est-il que vu mon comportement ces dernières années, voire mois, je suis... plus que surprise que mon premier réflexe soit d'en contacter un, que je ne connais que depuis quelques jours.

Mais finalement, aussi étrange que cela puisse paraître, pour moi, mais aussi pour les personnes qui me connaissent depuis quelque temps, j'ai fini par appuyer sur cette icône de téléphone vert, et les sonneries ont alors commencé à sonner et sortir du micro de l'appareil, que je tiens entre mes mains tremblantes.

Au bout d'un moment qui me paraît interminable, il décroche.

— Allô ? Prune ?

Je respire un grand coup, essayant de ne pas trop laisser entrapercevoir le fait que je pleure, et réponds :

— Je ne... te dérange pas ?

— Eh ! Qu'est-ce qu'il t'arrive ? me demande-t-il d'un ton si doux que je rougis.

Il semble sincèrement s'inquiéter pour moi, et sans que je ne puisse expliquer pourquoi, ça me touche vraiment.

Voyant que je ne réponds pas, il me dit :

— Prune. S'il te plaît. Réponds-moi. Je m'inquiète, vraiment.

Son ton est suppliant et je dois bien reconnaître que je suis surprise de sa réaction. Je ne m'y attendais pas.

— On... peut parler un peu, s'il te plaît ?

— Bien sûr !

— Merci, lâchai-je dans un murmure.

— Je...

Il fait une pause, et après quelques instants, il continue :

— C'est très probablement bizarre comme proposition, mais est-ce que tu... veux que je vienne chez toi ? Ou qu'on se retrouve quelque part hein, ajoute-t-il, comme s'il avait peur de ma réaction.

Je souris faiblement, bien qu'il ne puisse pas le voir. C'est très gentil, et ça me touche beaucoup. Mais il faut le reconnaître : c'est clairement bizarre vu qu'on s'est rencontré il y a seulement quelques jours.

— Je doute qu'après ce que je m'apprête à te dire tu veuilles venir, dis-je en riant sans joie.

Ça m'attriste vraiment, mais je suis persuadée que c'est ce qu'il va se passer. C'est toujours ce qu'il se passe.

— Ça, ça m'étonnerait, dit-il simplement.

Il se tait, mais reprend avant que je ne puisse parler :

— Je crois qu'il y a des choses qui ne peuvent se dire au téléphone, Prune. Et quoi que tu t'apprêtes à me livrer, ton ton m'indique que cela ne fait pas partie des choses que l'on peut communiquer par l'intermédiaire de ces outils. Alors, s'il te plaît, laisse-moi t'inviter dans un café, que nous puissions en parler au calme, et surtout, que je puisse te rassurer, et être... plus présent, lâche-t-il dans un souffle, comme s'il avait retenu sa respiration.

Je ne suis pas sûre que ces paroles m'étaient destinées au départ, en tout cas le petit rire gêné qu'il laisse s'échapper de ses lèvres semble supposer l'inverse.

Je comprends son malaise, en réalité. Il n'est jamais agréable de constater que ses lèvres ont parlé plus vite que son cerveau et que nous n'avons pu contrôler les paroles que nous partageons. C'est extrêmement frustrant et déstabilisant.

Je suis paumée.

Je m'attendais à lui livrer ma vie au téléphone, aussi étrange que cela puisse paraître, et je n'étais absolument pas prête à ce qu'il m'invite boire un verre pour que nous puissions en parler plus calmement, en face à face. Techniquement, c'est cohérent, bien plus que ce que je m'apprêtais à faire, mais ça n'est de loin pas rassurant. Prendre cette décision met sérieusement à mal ma crainte et mon anxiété, toutes deux à leur apogée, essayant vainement de me contenir et m'empêcher de faire un choix absurde.

Mais en réalité, hormis ce que ma conscience et mon cœur me dictent, ma peur me crie l'inverse, et m'ordonne de raccrocher et rester sagement chez moi.

Je suis confrontée à un dilemme où l'ange et le démon survolent sur chacune de mes épaules, essayant tous deux de me faire pencher pour leur cause. Mais comment pourrai-je prendre une décision censée quand je sais que dans les deux cas, je me mets en danger ?

J'ai beaucoup parlé avec Oskar ces derniers jours et notre relation évolue doucement, mais sûrement. Il me semble pouvoir, sans trop de doute, lui faire confiance. Pourtant, une petite voix intérieure me hurle de ne pas être aussi bête, et ses paroles me déstabilisent.

Une chose est sûre : il m'a proposé de me retrouver chez moi, et ça c'est sûr que je n'accepte pas. Ce n'est même plus une question de confiance, mais tout simplement de bonne volonté. Enfin, certains le font sûrement, mais dans mon cas, il est tout bonnement inimaginable que j'invite un inconnu chez moi, alors que je suis seule.

Après quelques minutes de silence et de réflexion intense, je prends la parole et dit simplement :

— Envoie-moi une adresse où tu aimerais qu'on se retrouve.

Puis j'ajoute, dans un murmure :

— Je suis désolée d'avance...

Je laisse couler quelques larmes, et mon cœur se serre encore plus. Je ne sais pas pourquoi j'ai fait ça, mais je sens que je vais gâcher ma seule rencontre sur Paris jusqu'à présent. Comme si j'avais besoin de ça...

Je m'en veux sérieusement, mais d'un autre côté, j'ai l'intime conviction d'être arrivée à ce fameux stade, où j'ai peur de ce que je suis capable de faire. Je ne peux plus garder tout ça pour moi. C'est trop lourd à porter, et ça m'effraie de dire ça, mais je crois que je risque de sérieusement déconner si je continue sur cette lancée. Alors tant pis si ça gâche tout. Ça serait con, parce que je l'aime bien. Mais d'un autre côté, voyons le positif : il ne me connaît pas beaucoup. C'est un peu comme parler à un inconnu... sauf qu'on est plus si inconnus que ça...

— Ok. Je fais ça immédiatement, me dit-il en raccrochant.

Je soupire en pensant à ma mère et des remarques qu'elle ne pourra s'empêcher de faire, si elle savait qu'au bout d'une semaine à peine de conversation, je sortais retrouver un garçon pour lui livrer mes plus sombres secrets, même ceux qu'elle ne connaît pas elle-même. Elle me sermonnerait sûrement, me rappelant qu'il n'est pas bon de se laisser séduire si vite, de se laisser charmer. Et je ne pourrai lui dire qu'Oskar est gay, parce que ça la choquerait bien trop et qu'elle se sentirait obligée de l'insulter de tous les noms. C'est drôle ce que les gens peuvent être cons et dépourvus de sens parfois... Elle est totalement dépravée, marginale et pointée du doigt, mais elle trouve encore le culot et la force de critiquer, dénigrer, rejeter et insulter les personnes différentes d'elle, notamment quant à leur sexualité.

Bref, ça serait un scandale, et une nouvelle source de dispute entre nous. On a pas besoin de ça, on est assez créative nous-même.

C'est pourquoi, il faut à tout prix qu'elle n'ait pas connaissance de l'existence d'Oskar. Elle ne doit pas savoir que je le fréquente, ni qui il est et comment nous nous sommes rencontrés. Je dois rester discrète. C'est essentiel. Elle fouinerait et ne me laisserait plus tranquille si elle n'entendait ne serait-ce qu'un chuchotement sur lui. Et j'ai tout sauf envie de ça.

Je m'habille en vitesse une fois l'heure de rendez-vous calée et un tour sur google map pour regarder le trajet effectué. Puis, je me coiffe rapidement, mais ne me maquille pas. Je vais pleurer. Je le sais. Et j'ai tout sauf envie d'avoir l'air d'un panda. Ça va être assez glauque comme ça.

Je sors de la salle de bain et une fois dans ma chambre, je rassemble rapidement toutes les choses dont j'aurais besoin, à savoir mouchoirs, téléphone, chargeur, écouteurs, argent, pour le métro, carte d'identité etc. Une fois cela fait, je saute dans la cuisine, englobe un bout de pain de mie, et me dirige vers la porte d'entrée.

Alors que le battant se ferme derrière moi, j'inspire un grand coup, ferme à clé, et débute mon chemin dans les rues de Paris, que je connais encore si peu.


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