II - ᴇʟʟᴇ
En grandissant, on perd souvent quelque chose.
Certains perdent leur amour de jeunesse, d'autres perdent de vue le « pourquoi » de leur amour. Il y en a qui perdent espoir alors que plusieurs perdent patience. Pendant que certains perdent leur âme, d'autres perdent leur certitude, leur repère, et d'autres perdent juste la vie.
En ce qui me concerne, j'ai tout perdu.
Lorsqu'on mûrit, on prend conscience des difficultés de la vie, et c'est ça qui fait le plus peur. On se rend compte que la vie n'est pas ce conte de fées qui se termine toujours par "il vécurent heureux et eurent beaucoup d'enfants", que ce n'est pas ce mur rose qu'on avait l'habitude de décorer étant gosse. La vie, c'est bien plus qu'une couleur.
Le jour est à peine levé, mais me voilà déjà sur le chemin de l'école. À vrai dire, quand il s'agit de fuir mon beau-père, je suis prête à aller en cours même à quatre heures du matin.
La rue est vide, le temps, glacial, et l'atmosphère, lugubre. Mais cela ne m'empêche pas d'avancer normalement. Il n'y a aucune lumière pour éclairer mon passage. C'est bien connu, en période d'hiver, les nuits sont beaucoup plus longues que les journées – on remercie les solstices. Le sol, quant à lui, est humide et glissant.
Ce que j'aime le plus en hiver, c'est cette mélancolie que nous ressentons à chaque fois qu'il fait soir, ou noir. Le temps froid nous fait ressasser nos problèmes, nos fautes, notre importance dans le monde, et tout un tas d'autres choses.
À quoi ça sert de vivre ?
Je me suis toujours posée la question. Il paraît que chaque individu dans ce monde a une mission à accomplir, une importance capitale qui lui est propre. Mais moi, je ne me suis jamais sentie importante pour personne, même pas pour mes propres parents. Je le suis peut-être sans le savoir, mais c'est difficile d'y croire lorsqu'ils ne le montrent pas. Ou peut-être que l'abandon de mon père est une preuve d'amour ? Ou encore le fait que ma mère ne réagisse pas lorsque mon beau-père me porte main en est une ? Je ne pense pas.
J'aimerais tant revenir à l'époque où je vivais encore naïvement, où tout était facile, rien n'avait d'importance.
Une goutte de pluie vient soudainement atterrir sur ma tête. Interloquée, je lève les yeux vers le ciel, le fixant intensément en sa noirceur. La brume l'a envahi de toute part, on se croirait flotter en observant cela.
Une autre goutte d'eau s'écrase sur mon nez, glissant jusqu'à se nicher au coin de mes lèvres. Je ferme les yeux afin de profiter pleinement de la sensation que cela me procure. J'ai toujours adoré le contact de l'eau contre ma peau.
J'ai à peine le temps de m'en rendre compte qu'une corde de pluie se met à tomber, me poussant à courir afin de me mettre à l'abri dans un arrêt de bus – j'aime peut-être la pluie, mais pas au point de me rendre à l'école en étant toute mouillée. Il ne manquait plus que cela pour compléter ma mélancolie.
Par chance, la petite tempête ne dure que quelques minutes, me permettant ainsi de reprendre la route afin d'arriver le plus vite possible à destination.
Il est six heures et demie lorsque je me présente enfin devant le lycée, et le soleil commence lentement à se lever. Très lentement.
Aucun signe de vie humaine dans les parages, excepté le gardien.
Je m'élance alors à travers les grandes grilles argentées, me dirigeant vers ma salle de classe. C'est assez étrange de voir les couloirs, qui d'habitude abritent énormément de monde, tous vides. C'en est presque effrayant. Dans tous les cas, je ne vais pas me plaindre d'avoir un peu de silence.
Mes bottines plates claquent contre le marbre, créant un son semblable à celui dans les grandes entreprises. Je pense sincèrement qu'on doit offrir un oscar à l'employé qui néttoie l'allée : le sol est tellement propre qu'on pourrait se mirer dedans, c'est moi qui vous le dis.
Je tourne la poignée de la porte de ma salle et manque de faire une crise cardiaque en y apercevant une chevelure rousse, la tête plongée dans un bouquin.
Allison.
— La prochaine fois, laisse la porte ouverte. Comme ça au moins, on ne sera pas surpris de ta présence et on ne risquera pas de partir en courant.
Les mots quittent ma bouche au même moment où je m'installe à ma place habituelle, autrement dit, dans le fond de la classe. Mon amie lève ses iris bleu vers moi, avant de me sourire de toutes ses dents. Ses fossettes se creusent du côté de ses joues et je ne peux m'empêcher de trouver cela craquant à en mourir.
Tout ce qu'il faut pour refaire ma journée.
— Excuse-moi, je n'avais pas fait attention.
Je ne réponds rien, me contentant de simplement hocher la tête. Elle sait que je n'aime pas parler pour rien.
Allison est mon amie, ma meilleure amie, depuis toujours.
À vrai dire, je ne sais pas ce que je ferais sans elle. Je serais sans doute perdue, ou meurtrie, si un jour elle venait à s'en aller loin.
On se connait depuis assez longtemps, plus précisément depuis neuf ans, lorsque j'ai emménagé ici pour la première fois. C'était ma voisine de maison, mais quelques années plus tard ses parents et elles ont déménagé un peu plus loin, mais cela ne nous a pas empêchées de nous fréquenter.
Allison sait tout ce qui se passe chez moi, avec mon beau-père. Il y a même eu des fois où elle a été témoin oculaire des atrocités qu'il me fait vivre. Elle a voulu aller porter plainte, mais je l'en ai empêchée. Pas que je ne le veuille pas, mais je pense à ses enfants, mes frères, que j'aime malgré tout. Et puis, avec son poste d'avocat et tous ses contacts haut-placées, il n'y aucun doute sur le fait que je passe pour une folle auprès des autorités.
En ce qui me concerne, je sais aussi une tonne de choses sur elle. Comme, par exemple, qu'il y a deux ans ses parents ont failli divorcer parce que sa mère croyait que son mari la trompait, ou encore que son frère de dix-neuf ans a mis enceinte une fille de son lycée et l'a caché à ses parents jusqu'à ce que ça ressorte.
Trop de choses. J'ai l'impression de complètement faire partie de leur famille, et ça me fait chaud au cœur. Moi qui ai toujours vécu dans la froideur de la solitude, pénétrer dans une atmosphère aussi chaleureuse que celle qui règne dans leur maison, c'est comme vivre dans les nuages. Je ne demande que ça dans ma misérable vie : avoir une famille aimante.
— Tu es pensive, dit-elle.
J la regarde un petit moment, comme pour essayer de me remémorer le jour de notre rencontre. Son visage n'a pas changé d'un poil. Sa douceur nons plus, ni son comportement. d'ailleurs.
Le premier jour où l'on s'est vues, c'était un soir d'hiver, deux jours après notre installation dans le quartier. Elle et ses parents revenaient de vacances et ils sont directement venus faire connaissance avec mes parents lorsqu'ils ont vu les lumières allumées dans la maison. J'étais timide, au début. J'avais peur de l'approcher.
Elle, si étincellante, aux vêtements en soie, brillants comme l'or et éblouis par la lumière des lustres. Elle au teint si doux, aux joues roses et à la peau lisse. Elle à la chevelure flamboyante, tel un feu de cheminée.
Allison respirait la joie de vivre, elle puait le bonheur.
Et moi, à côté, j'étais une enfant dépressive, suicidaire pour tout dire. J'avais toujours le visage ferme, les lèvres serrées et le teint pâle. En bref, j'étais comme l'ombre et elle, la lumière.
Je finis tout de même par me ressaisir avant de me mettre à fouiller mon sac, à la recherche d'une quelconque cigarette. Je n'en ai pris aucune depuis hier soir, et la sensation de manque que je ressens est très désagréable. Je ne tarde pas à en déceler une.
— Hé, 'Lis, t'aurais pas du feu sur toi ?
Mon amie soupire en me voyant tenir le rouleau contenant le tabac entre mon index et mon majeur, soutenu par mon pouce. Elle a toujours détesté le fait que je fume, et la plupart du temps, ce motif est au centre de nos disputes. Néanmoins, je ne peux pas faire autrement. Ça m'aide à décompresser, à m'évader de cette réalité morose.
— Tu vas te tuer les poumons, Shae.
— T'en as ou pas ?
— Je n'en ai pas.
— S'il te plaît Allison, j'en ai besoin. Je sais que tu en as.
— J'ai dis que non.
Je n'essaie même pas d'insister, je sais qu'elle ne m'en donnera pas. Je me mets donc à fouiller désespérément tous les petits recoins de mon sac, espérant trouver un quelconque briquet qui s'y serait égaré, ou n'importe quoi me permettant d'avoir du feu. Habituellement, je ne jette pas les flacons vides que j'y garde. C'est principalement parce que j'ai très souvent la flemme de le faire.
— Ah mah Dieu ! m'écrié-je en ressortant une boîte d'allumette presque vide.
-— Shae ...
Je n'ai guère envie de l'écouter me faire la morale, alors je laisse toutes mes affaires sur la table et prends mes jambes à mon cou jusqu'au toit du bâtiment.
Le vent frais me fouette le visage, emportant mes cheveux en arrière. Un sentiment inégalable de liberté s'empare de moi alors que je m'assieds sur le bord, laissant mes pieds pendre dans le vide. Ça en serait presque effrayant.
La fumée s'expulse naturellement de mes poumons, me revenant en pleine face sous l'effet du vent. Je sais que c'est néfaste pour la santé, que ça peut s'avérer être fatal et tout ce qui avec, mais je ne peux pas m'en empêcher.
Vous avez déjà eu envie de tout claquer par la fenêtre ? De tout laisser tomber ? De mourir ? Parce que moi, c'est mon rêve le plus cher là, maintenant.
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