8. ᴇʟʟᴇ
— C'est vrai ? Tu as rencontré quelqu'un sur l'application ? s'enquiert Allison, toute enjouée.
— C'est ce que je viens de dire.
— Je suis tellement fière de toi ! C'est une fille ou un garçon ?
— Un garçon.
Je la vois me lancer un regard plein de sous-entendu que je fais mine d'ignorer.
— Il s'appelle comment ?
— Liam.
— Quel âge a-t-il ?
— Dix-sept ans.
Nouveau regard suspect. Quelle gamine.
— Et il est gentil ?
— Oui, mais beaucoup trop curieux.
— Ah oui ? Pourquoi ?
— Il pose tout le temps des questions, il veut toujours en savoir d'avantage, je trouve ça bizarre.
— Mmm. Tu me fais voir votre conversation ?
Je lui tends mon téléphone portable, appareil auquel elle jette un œil dans la minute qui suit avant de laisser échapper un de ses soupirs théâtrales dont elle seule connaît le secret.
— Il veut juste faire connaissance, Shae.
— Oui, mais même. Je le trouve envahissant.
Elle soupire de nouveau.
En vérité, le problème n'est pas que je le trouve étrange, c'est juste que je ne sais pas si je peux lui faire confiance. C'est vrai, quoi, je ne sais même pas qui il est. C'est peut-être un robot, un maniaque ou même un pervers de la soixantaine appelé Don Juan. Enfin, bref, tout ça pour dire que ça peut s'avérer être dangereux, et je ne veux pas être confrontée à plus de problèmes. Ma vie actuelle n'est pas des plus calmes, je n'ai pas besoin que d'autres situations angoissantes s'y ajoutent.
Un soupir s'échappe de ma gorge alors que j'alterne mes pas sur le sol, le regard braqué droit devant moi. Allison à mes côtés n'émet aucun son, aucun bruit. Elle semble réfléchir.
Contrairement à toutes les autres fois, je ne lui ai guère relaté l'incident parvenu, hier, avec mon beau-père. En partie parce que je ne voulais pas l'inquiéter, mais principalement parce que j'avais honte.
Honte de m'être pliée aux ordres, d'avoir été aussi faible, vulnérable. Vous me direz que je n'ai aucune raison de ressentir cela, mais, au fond de moi, je sais que si, j'en ai.
— À demain, Shae !
La rousse me dit au-revoir d'un signe de main que je lui rends, et me tourne le dos. Je la regarde s'éloigner au fur et à mesure, jusqu'à ce qu'elle disparaisse complètement de mon champ de vision.
Dans quelques instants à peine, je vais devoir pénétrer à l'intérieur de cette maison. La voiture de mon beau-père étant bel et bien garée dans l'allée, j'en déduis qu'il n'est malheureusement pas allé au travail aujourd'hui.
Dans quelques instants à peine, je vais de nouveau plonger en enfer.
Après avoir soupiré longuement, je m'arme de tout le courage que je possède et m'avance, bien que d'un pas hésitant, dans la bâtisse. Tout est calme, à ma plus grande surprise, d'ailleurs.
Je pose mon sac à dos à sa place habituelle, retire mes chaussures et monte directement dans ma chambre. À vrai dire, je passe plus de la moitié de ma vie dans cette pièce ; c'est un peu comme mon antre.
Comme d'habitude, tout est sombre. Il n'y a que le poster fluorescent du groupe Indochine qui émet un peu de lumière, bien que trop faible pour pouvoir éclairer les lieux.
Je soupire tout en balayant la chambre des yeux. Une tonne de mégots de cigarettes est empilée dans un coin de la pièce, tandis que dans l'angle opposé, une pile de vêtements a trouvé sa place.
Mes pensées vagabondent au loin, et je me mets à penser à mon père. Je ne sais pas qui il est, je n'ai aucun souvenir de son visage, de sa voix. Rien du tout.
D'après ce que m'a dit ma mère, ce dernier nous aurait abandonnées juste avant ma naissance, et depuis lors, elle n'a plus jamais eu de nouvelles de lui.
En vérité, je me demande si j'aurais vécu tout ça s'il n'était pas parti, s'il ne s'était pas enfui comme un lâche. Jamais je n'aurais dû supporter tous ces traitements de la part d'Arthur, jamais je n'aurais eu toutes ces pensées suicidaires, jamais je n'en serais venue à détester ma mère. Alors, le berceau de toute cette histoire, c'est lui, mon père. C'est de sa faute si aujourd'hui je me dois de tout garder, tout supporter. C'est par sa faute que je souffre, aujourd'hui.
Mon regard tombe malencontreusement sur cette lame posée sur mon bureau. Je la fixe avec intensité, attirée par elle.
Inconsciemment, je me mets à m'avancer vers la table, récupère l'objet et après un bref instant d'observation, trace un premier trait sur mon avant-bras. La vive douleur que cette blessure réveille en moi est d'un délice envoûtant, si bien que j'en trace un deuxième, puis un troisième. Le sang coule, mais pas abondamment ; juste quelques gouttes, ce qui m'encourage à continuer. Ce rouge intense m'attire horriblement. J'en veux plus. Toujours d'avantage. C'est d'un délice monstrueux. Un magnifique enfer.
C'est une boucle, un cercle infernal. Après chaque trait tracé, on se dit qu'on arrêtera. Mais la saveur de la douleur finit par nous en dissuader. Je me sens bien dans la douleur.
Je ne souhaite à personne d'être en guerre avec lui-même, d'être douteux vis à vis de sa propre personnalité. C'est ignoble de se dire que nous n'en valons pas la peine, que nous n'avons pas notre place dans ce monde, que nous ne sommes rien. Et même si, au plus profond de moi, je sais que certaines personnes tiennent à moi, je ne me sens pas apte à vivre. Peut-être devrais-je m'en aller pour véritablement laisser la place à quelqu'un qui en a envie. C'est le mieux à faire.
Alors, simplement, je continue de tracer. Un trait après l'autre, une goutte de sang après l'autre, une grimace après l'autre. Je trace, jusqu'à arriver près de mon poignet.
Et puis, soudainement, comme par hasard, on toque à la porte de ma chambre. Alertée, je range rapidement la lame sous un de mes livres, enfile un pull à manches longues et me dépêche d'ouvrir. Ce n'est pas sans surprise que je vois se dresser devant moi : Anaé.
Elle semble honteuse, jouant nerveusement avec ses doigts. Ses cheveux blonds relevés en deux mignonnes couettes remuent à chaque mouvement effectué de sa part, tandis que sa robe fleurie bleue contrastée rouge flotte légèrement sous l'effet de la vague d'air qui s'introduit dans la maison par le biais des fenêtres. Elle n'ose pas me regarder dans les yeux, se contentant de fixer le sol avec intensité.
Et je n'y vais pas par quatre chemins.
— Qu'est-ce que tu veux ?
Ma voix ne laisse paraître aucune émotion, même pas de la colère ou du dégoût. Elle est juste neutre. D'un calme qui m'étonnerait moi-même.
— J'étais juste venue m'excuser, pour l'autre fois... Je ne voulais pas que papa te frappe... Je ne pensais pas qu'il lèverait la main sur toi, je suis désolée Shae...
Tu ne savais pas ? Pourtant il le fait toujours devant toi.
Que dire ? Je ne peux pas vraiment affirmer ne pas lui en vouloir, ce serait et vous mentir, et me mentir à moi-même. Par sa faute, à cause de son mensonge, j'ai bien failli y rester. Avec les innombrables coups de son père, tout aussi douloureux les uns que les autres, ce moment n'était pas vraiment "agréable". Mais, en la regardant de plus belle, je ne peux m'empêcher d'éprouver une once de culpabilité.
C'est vrai, quoi, ce n'est encore qu'une enfant, et même si ce qu'elle a fait est très grave pour moi, je ne peux pas la repousser sachant qu'elle a pris la peine de venir jusqu'ici afin de s'excuser. Elle aurait très bien pu rester dans sa chambre, mais elle ne l'a pas fait.
Malgré moi, je laisse échapper un soupir.
— Ne t'inquiètes pas, dis-je sans pour autant la regarder dans les yeux, ce n'est pas très grave.
Pour la première fois depuis qu'elle est là, elle ose lever ses iris bleus vers les miens. Je ne saurai exprimer le choc que je ressens lorsque je réalise qu'elle a les yeux pleins à craquer de larmes. Ses joues ont légèrement rosi, sûrement à cause de la peine assez lisible sur son visage.
Je ne comprends pas, pourquoi pleure-t-elle ? Elle n'a aucune raison, absolument aucune. Serait-ce à cause de cet incident avec son père ? Non, je ne crois pas. Elle s'est excusée, je lui ai dit qu'elle n'avait pas à s'en faire, de quoi pleurer, là ?
J'en reste pétrifiée. Je ne sais pas quoi faire devant ce spectacle. Devrais-je la consoler ? Je ne sais pas me comporter avec les enfants, je n'en sais rien de tout ça. Mais je ne peux pas la laisser pleurer.
Sans plus attendre, je m'avance vers elle et la serre dans mes bras. J'hésite un moment et mon corps décide de ne pas complétement se blottir contre elle, mais je la serre quand-même en lui tapotant légèrement le dos.
— Pleure pas, je lui murmure, je t'ai dit que ce n'était pas grave.
Elle renifle.
— Tu sais, Shae, papa est violent avec moi aussi.
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