12. ᴇʟʟᴇ

— Il a l'air gentil, prononce Allison en regardant le garçon de tout à l'heure s'éloigner peu à peu.

— Si tu le dis.

Contrairement à elle, lorsqu'il est venu nous accoster, je n'ai pas dit un seul mot. Pour être franche, il ne m'inspirait pas confiance. Et la manière dont il s'est permis de me dévisager comme ça, sans aucune gêne, m'a mis horriblement mal à l'aise. Mal dans ma peau. Je me sentais égale à une bête de foire, un animal exposé dans un zoo.

J'ai conscience que je suis horrible à voir, mais je ne supporte pas qu'on me détaille ainsi des yeux. Ça m'horripile.

Je ne le connais même pas pour déterminer son caractère. À première vue, tout le monde peut être ce qu'il veut. Un psychopathe peut paraître normal, un tueur à gage peut paraître inoffensif, un déjanté mental peut paraître gentil. En bref, ne jamais se fier aux apparences.

Le vent frais de la nuit commence à me geler les articulations. Je me mets debout, m'étire les bras avant de regarder ma montre.
Vingt-trois heures et demie.

— Tu ferais mieux de rentrer chez toi, 'Lis.

— Toi aussi.

— Ouais.

J'entreprends alors de remettre mon veston. Il fait atrocement froid, et je me félicite intérieurement d'avoir eu la présence d'esprit de prendre un veston.

Mais je remarque bientôt qu'Allison reste figée, les sourcils anormalement froncés. Elle affiche un air horrifié, comme si elle venait de voir la Faux en personne. Je les fronce à mon tour avant de lui demander si ça va.

— Shae, ne me dis quand même pas que tu as osé faire ça ! s'écrie-t-elle soudainement, m'arrachant un sursaut et un pas en arrière.

— De quoi tu parles ? Tu es sûre que ça va ?

— Fais voir tes poignets.

À l'instant même où elle prononce ces mots, je sais d'ores et déjà où elle veut en venir. Je ne peux empêcher une sueur froide de me couler sur le front et avale bruyamment ma salive. Elle les as vu. Elle a vu mes poignets mutilés.

Bon sang.

— De... de quoi tu parles ? bafouillé-je.

— Fais voir tes poignets, j'ai dis.

— Allison...

— Je ne me répéterai pas, Shae.

Je ne peux pas faire ça. Je n'ose même pas imaginer la colère dont elle fera preuve si jamais ses yeux se posent sur ces foutus traits. Non, je ne peux pas.

Voyant que je ne compte pas m'exécuter, Allison soupire d'exaspération et me tire brutalement le bras, me prenant par surprise. Ma veste tombe sous le choc et je me mords inconsciemment les lèvres lorsque ses yeux se posent sur mes bras. C'est terminé.

Ses pupilles se dilatent, et pendant une fraction de secondes, je crois y apercevoir une lueur de déception. Mais cette lueur se fait bien vite remplacer par de la colère. Sa main s'échoue brutalement sur ma joue, et là, c'est la goutte d'eau qui fait déborder le vase.

Ma tête vacille sur la droite. Une sensation de chaleur me naît sous la peau, comme si on y allumait une bûchette d'allumette. Je la frôle de mes doigts pour faire passer la douleur, en vain. Et le froid n'y arrange rien.

Je l'ai bien méritée, cette gifle.

— Qu'est-ce-qui t'a pris, de faire ça ? Comment as-tu pu le faire ? Ça ne t'a pas suffit de vouloir te jeter du toit de l'école, il fallait, bien-sûr, que tu te mutiles !

— Allison je... j'allais vraiment pas bien ! Je...

— Et moi ? Je compte pour du beurre ? Il te sert à quoi, ton putain de téléphone, si tu peux même pas m'appeler quand tu vas mal, hein ?

— Tu ne comprends pas...

Elle se tait, tourne en rond en se passant négligemment la main sur le visage, et remonte ses yeux vers moi. Ils débordent de larmes, et rien qu'à cette vue, je sens mon cœur se compresser dans ma poitrine.

— Je serais venue, Shae. On aurait parlé, tu aurais laissé tomber l'idée de te mutiler, et tout se serait bien terminé, prononce-t-elle avec un calme déconcertant.

J'avale bruyamment ma salive, malgré moi. Elle a l'air réellement blessée.

J'entrouve les lèvres dans l'intention de répliquer, mais elle m'interrompt.

— Non ! Ne dis rien, je crois que j'ai compris. En vérité, tu n'as pas confiance en moi.

— Ce n'est pas ça !

— Alors c'est quoi ?

   Je ne réponds pas.

— Tu n'arrives même pas à défendre tes dires. Tu es pathétique, Shae.

Le regard qu'elle me lance en disant cela est plein de peine, de frustration. Mais surtout de colère, de la pure colère. Et je me tais, la gorge serrée par l'amertume.

Je ne peux m'en prendre qu'à moi-même.

Allison récupère son survêtement et s'éloigne en courant, ne me laissant même pas le temps de l'accoster.

Sans me contrôler, je laisse couler une larme sur ma joue ; une larme qui roule jusqu'à s'écraser sur mon poignet suspendu dans la même position que quand 'Lis le tenait. Le contact de la goutte contre mes blessures me procure une sensation de brûlure pour le moins intense, me poussant à me tenir le bras. Ce n'est que lorsqu'une brise fraîche me caresse le visage que je mesure vraiment la gravité de la situation.

Allison vient de me tourner le dos en larmes, courant vers chez elle...

— Allison ! hurlé-je à m'en déchirer les poumons tout en me lançant à sa poursuite.

Je cours à en perdre l'haleine, essayant à tout prix de la rattraper. Jamais auparavant je n'ai ressenti ce sentiment.

Les battements de mon cœur sont lourds. Ils sont comparables à des roulements irréguliers de tambours.

Je dois la rattraper. Elle ne peut pas partir aussi facilement. Je préfère mille fois encore qu'elle me frappe, qu'elle me dise des horreurs, plutôt que de la voir s'en aller ainsi.

Subitement, je trébuche sur mes propres pieds et m'écroule violemment par terre. Mon menton heurte le sol et je ne peux m'empêcher de grimacer sous le coup de la douleur. Je sens un goût métallique dans la bouche, et bientôt, c'est ce liquide rougeâtre glauque qui s'y propage.

   — Allison !

Je me sentais obligée de dire son prénom une dernière fois avant de fondre en larmes. Là, à cet instant précis, je regrette d'être sortie et de l'avoir appelée. Si ce n'était pas arrivé, il n'y aurait pas non plus eu tout ça. Je ne me serais pas disputée avec elle, elle ne se serait pas enfuie si soudainement, je ne me serais pas échouée au sol de cette manière.

Non. Tout est de ma faute, à moi et à moi seule. Quoiqu'un peu celle de cette lame, aussi.

— Pourquoi j'ai été aussi bête, pourquoi ? hurlé-je à mon égard tout en frappant le sol à l'aide de ma paume.

Allison, mon amie de tous les jours. Cette fille flamboyante qui me remonte toujours le moral quand je suis mal en point. Celle-là même qui me soigne à chaque fois que je suis pleine de blessures. Cette même fille qui, à l'instant, vient de me laisser seule. Toute seule.

Purée, mais qu'est-ce-que j'ai fais ?

Cette lame. Je n'aurais pas dû en user. Je n'aurais pas dû la prendre comme je l'ai fait, la porter à mon poignet et tracer ce trait. Ce premier. Le tout premier trait. C'est à cause de lui que j'en suis là. C'est une drogue.

Et puis, tout d'un coup, je me souviens que cela doit faire environ une demie-heure que j'ai quitté la maison. Un déclic se produit illico dans mon esprit et j'ai l'impression que mon cœur s'arrête de battre.

Je devais seulement passer quinze minutes, dehors...

— Oh, mon Dieu !

D'un mouvement rapide, je me mets sur pieds et recommence une folle course vers ma maison. Mes poumons redoublent de travail tellement je respire follement. Je sens mes pieds trembler, si bien que je manque de tomber moult fois.

Si, par malheur, mon beau-père a la fabuleuse idée d'aller dans ma chambre, je suis morte. Non seulement je serai sûrement battue à mort, mais, en plus de supporter la douleur des coups, je devrais supporter la douleur d'avoir perdu Allison. Et j'ai bien peur de craquer sous le poids de toute cette situation.

Toutefois, ma tension se stabilise d'un coup lorsque je vois toutes les lumières de la maison éteintes. Ils sont sûrement allés se coucher.

Je ne saurais expliquer la sensation de soulagement qui m'enivre soudainement. Mes muscles se détendent et je soupire.

J'emprunte le même chemin utilisé pour sortir afin de rejoindre ma chambre. Je souffle un bon coup lorsque je n'y vois personne, déduisant qu'ils n'y ont vu que du feu.

Cependant, je n'ai toujours pas le cœur en paix. La douleur d'avoir laissé Allison s'en aller me pèse toujours dessus, si bien que, pour la énième fois de la soirée, je fonds en larmes. Pleurer silencieusement, il n'y a pas pire situation.

Avant aujourd'hui, je n'aurais jamais pensé que Allison pourrait me tourner le dos de cette façon. Et, le pire dans tout ça, c'est qu'elle a eu raison de le faire. Je ne voudrais pas que mon attitude maussade et fade lui déteigne dessus, mais alors pourquoi je ressens ce fossé dans mes entrailles ?

Allison a toujours été là pour moi. Mais savoir qu'à partir d'aujourd'hui, plus précisément de ce soir, elle ne sera plus à mes côtés, me blesse. Ça me déchire de l'intérieur. Pour une fois, la mutilation a été au cœur de notre dispute.

Je voudrais arrêter de faire ça, juste pour qu'elle revienne, mais ça me procure tellement de bien que je ne m'imagine pas cesser de le faire. La douleur m'aide à me démêler de la réalité, même si ce n'est qu'un bref instant. Et j'ai beau le nier, j'aime ça.

J'aime ne plus avoir à penser à mes problèmes, à ma vie, à demain. Il faut que je me fasse à l'idée, que je me résigne. Ma vie ne mène à rien.

Je ne peux pas continuer ainsi.

Sans vraiment réfléchir par la suite, je m'élance vers mon ordinateur portable, débloque le profil de Liam et laisse mes doigts tapoter sur le clavier afin de former une phrase :

Liam, je t'en prie j'ai besoin de parler...

J'hésite quelques instants à envoyer le message.

En vérité, je suis égoïste de faire ça. Je le sais. Je suis terriblement égoïste.

Je le bloque lorsque lui veut me parler, sous prétexte de ne pas en avoir envie. Mais lorsque c'est moi qui vais mal et qui ai besoin de me vider, j'accours vers lui. C'est tellement bas de ma part. Je me sens mauvaise. Horrible. Et c'est peut-être ce que je suis, réellement. Une créature horripilante.

Mais j'ai à peine le temps de réfléchir que, par maladresse, j'appuie sur le bouton "envoyer".

Je devrais être paniquée, m'élancer partout dans la pièce et supprimer le message en priant pour qu'il ne l'ait pas encore lu, mais je ne fais rien. Je n'arrive même pas à regretter d'avoir envoyé le texte.

Peut-être qu'au fond, il peut bien m'aider...

Sa réponse ne tarde pas à arriver, mais je me surprends à craindre le contenu de la notification. Et s'il me repoussait ? S'il me disait des horreurs pour ensuite me bloquer sans me laisser le temps de répliquer ? Bon sang. Je n'en saurais rien si je ne l'ouvre pas.

Tiens, je croyais que tu m'avais bloqué.

Je me mords la lèvre en lisant son message. Un sentiment de culpabilité s'empare de plus en plus de moi alors que je soupire. Sa réponse est froide, voire même glaciale.

Il n'a pas tord, et il a bien raison de m'en vouloir. Je suis horrible.

Je suis désolée...

Bien-sûr.

Tu m'en veux ?

À ton avis ?

Je ne trouve pas le courage de répondre. Ce que j'ai fait n'a pas d'excuse, et je m'en veux. Terriblement.

Pourquoi m'avais-tu bloqué ?

Je ne sais pas, j'avais peur de m'attirer des problèmes en te parlant...

Comment ça ?

Je crois qu'en fait, je craignais que tu ne sois pas ce que tu prétends être.

Parce que tu crois peut-être que moi, je ne prends pas de risque en te parlant ? Si je le fais, c'est seulement parce que je sens que tu vas mal. Je veux t'aider. Mais comprends que ce n'est pas si facile lorsque tu te joues les désirées et les filles distantes. Tu n'es pas la seule à avoir peur.

Pardon, j'essayais juste de me protéger..

En fait, ton problème, c'est que tu ne penses qu'à toi. Tu agis en ne prenant en compte que tes propres sentiments, seulement tes sentiments. Tu ne te rends pas compte que, parfois, tu fais des choses qui peuvent blesser les gens autour de toi. Et après, tu débarques en pleurant et en disant que tu regrettes. Mais tu ne peux pas défaire ce qui a été fait, Shae. Tu es pathétique.

En lisant ces mots, j'ai comme l'impression de prendre une douche froide. Mes doigts se mettent à trembler contre la souris.

« Tu es pathétique, Shae. »

Je vois flou.

Ce sont exactement les mêmes mots que m'a dits Allison. Même sans me connaître réellement, Liam a su me définir. Il a trouvé exactement les mots justes. Ceux parfais pour moi.

Pathétique. Je suis pathétique.

Est-ce-que je ne pense qu'à moi ? Est-ce-que je ne prends en compte que mes propres sentiments ? Est-ce que je suis pathétique ? Oui. Au fond, c'est Liam et Allison qui ont raison.

Je me plains sans cesse de ma vie, je dis avoir envie de mourir, je fais des tentatives de suicide. Et tout ça, je le fais sans penser à mon entourage. Que ferait Allison si je mourais ? Que pensera-t-elle de moi ?

Elle ne se souviendra sûrement pas de moi comme d'une fée ou d'une fille joyeuse. Que pensera ma mère de moi ? Elle ne gardera sûrement pas de moi l'image d'une fille épanouie.

Est-ce réellement ce que je désire ? Mourir ? Aussi jeune ? Non, évidemment que non. Ce serait donner raison à Arthur. Il en serait bien trop heureux, et je ne veux pas qu'il soit heureux.

J'ai envie de vivre. Terminer le lycée, avoir mon diplôme et explorer le monde. Je veux voyager, rencontrer des gens de qui je pourrai m'entourer. Aider ceux qui auront besoin de moi. Et, surtout, voir Arthur pourrir en prison. Peut-être que ça prendra du temps, peut-être que, pour l'instant, je ne suis qu'une victime à ses pieds, mais ça viendra. Un bon jour, il aura ce qu'il mérite.

Je ne me rends compte que maintenant, qu'au fond, je veux vivre, et il n'a fallu que des mots violents de Liam pour me remettre les idées en place. Une douche froide, voilà ce qu'il a fallu.

Tout ce temps, je n'ai fait que me voiler la face. Mourir ? Le temps viendra. Je ne dis pas que le bonheur montrera immédiatement le bout de son nez, loin de là. Ce n'est pas un compte de fée, certes.

Mais j'y crois.

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