Chapitre 9 - Gilles

— Tu m'expliques ?

Bras croisés, Gilles s'était posté devant Damien. Depuis que la porte s'était refermée derrière Eliott et Yohann, son sang bouillonnait fort. Il y avait eu si peu de choses découlant de ce rendez-vous, et si peu de gens présents également, contrairement à ce qu'il pensait. Pourtant, il avait l'impression d'en avoir trop vu.

Du bout des doigts, Damien prit le temps d'arranger ses cheveux, les rassemblant finalement dans son petit élastique. Puis, il frotta nonchalamment sa joue, testant la rugosité de sa barbe légère.

— Expliquer quoi ?

— Tu connais ces mecs.

— Peut-être. Et ?

— Et c'était quoi ce manège avec son agent ? Tu le tutoies déjà ?

Damien ne répondit pas immédiatement. Dans un premier temps, il soupira, puis leva les yeux, un sourire en coin étirant ses lèvres.

— Il se trouve que Yohann est une... vieille connaissance, dit-il après un moment.

Gilles ferma les paupières un instant.

— Une « vieille connaissance », hein...

— Vraiment.

Le visage de Damien était rieur, mais atteignait mal son regard. Sa bouche tressaillit cependant, preuve qu'il retenait son amusement.

Soufflant profondément, Gilles se laissa tomber à ses côtés dans le sofa du hall. Il préféra ne pas lui prêter attention lorsque ses lèvres articulèrent silencieusement « Gros tas », tandis que les coussins s'enfonçaient sous son poids.

— Vieille comment ?

— Un... ami de longue date, mais ça faisait un moment qu'on ne s'était pas croisés.

Le ton calme de Damien ne lui donnait absolument aucune indication. Frustré, Gilles s'appuya contre le dossier, essayant de se détendre. Il devait bien l'avouer : sa rencontre avec Eliott Legrand ne s'était pas du tout passé comme il l'avait imaginé, même s'il n'avait aucune idée de ce qu'il en attendait.

— Comment l'as-tu connu ?

— On a eu quelques expériences communes, dirons-nous.

— Ah ouais ?

Il glissa un coup d'œil vers Damien qui le fixait sans se défaire de son sourire. Visiblement, l'interrogatoire l'amusait.

— Je t'ai trouvé particulièrement insistant avec lui. Pour Eliott.

— Je pensais ce que je lui ai dit.

Gilles claqua de la langue. Damien ajouta :

Tout ce que j'ai dit.

Il n'en fallut pas plus pour que Gilles lève les yeux au plafond :

— Mais bien sûr ! Parfait, hein, rien que ça... Qu'est-ce qu'il a de si génial ?

Gilles ne connaissait rien de cet Eliott, mis à part son physique, les photos qui le mettaient en valeur sans difficulté, quelques articles pour le moins succincts et les vidéos disponibles qu'il avait déjà écumées. Son comportement durant leur courte entrevue n'avait pas donné d'indications sur sa manière d'être ni sur son train de pensées. À la toute fin, peut-être avait-il laissé un léger trouble le prendre, mais même ça, Gilles n'en était pas sûr.

Damien, pour une fois, gloussa gentiment. Il sortit tranquillement son téléphone de sa poche, fouilla dans ses dossiers, puis montra son écran à son collègue.

Les quelques photos qui défilèrent étaient pour le moins personnelles. Damien, plus jeune d'une bonne quinzaine d'années, les cheveux courts et coiffés en picots sombres, glissait un bras autour des épaules de Yohann, dont le visage était également moins marqué par le temps. Ils étaient entourés d'une foule d'autres individus, peut-être durant une soirée étudiante ? Gilles ne pouvait le dire exactement. Il voyait seulement des cocktails colorés dans leurs mains.

Cependant, l'homme qu'ils avaient rencontré plus tôt montrait là une tout facette différente de lorsqu'il était devant eux.

— Voici Yohann, dit Damien. Merveilleux spécimen, n'est-ce pas ?

Gilles marmonna, mais n'eut pas le cœur à réfuter. Autant dans le réel qu'en photo, ce Yohann faisait plus que bien présenter. Le duo qu'il avait formé avec Eliott était... Non, il n'avait pas les mots. Son caleçon trop serré pendant le rendez-vous pourrait répondre pour lui avec bien plus d'honnêteté.

— Et donc ?

— Et donc, mon petit Gillou, ce mec est l'agent de monsieur Eliott.

— Un truc que je ne sais pas ?

— Si les choses n'ont pas changé, il ferait n'importe quoi pour la carrière d'Eliott. Enfin, pour Eliott tout court, en fait.

Sa voix s'était faite plus rauque, son regard plus sombre. Où était passé son sourire, au juste ? Gilles fronça les sourcils, perplexe, et rejeta la tête en arrière, lâchant l'écran des yeux.

— Tu m'en vois ravi. Il fait son boulot, c'est génial. Tu pourrais même en prendre de la graine, dis donc.

Damien rangea son téléphone avec un reniflement amusé. Ou moqueur. Ou les deux.

— Eliott est hétéro.

Gilles tenta de s'enfoncer plus profondément encore dans le dossier du canapé. Sans succès. Le regard de Damien était sur lui, insondable, et le perforait. Ce type savait comment mettre les gens à mal avec une simple œillade, et sa propension à s'acharner sur Gilles n'arrangeait rien.

— C'est le seul moyen qu'il a de rester proche de lui : trouver tous les tournages qu'il peut pour ce mec. Tant qu'il peut lui être utile, il pourra continuer d'avancer à ses côtés.

Avec un profond soupir, Gilles chercha une quelconque inspiration dans le plafond uniforme.

— Et donc, on doit saccager notre propre casting pour les beaux yeux de ton amour de jeunesse ?

— Eh, tu vas un peu vite en besogne. Yohann est juste un... ami. Un très vieil ami. Et qui a le poulain idéal pour le job.

Son sourire n'atteignait toujours pas ses yeux et son timbre était moins virulent qu'à son habitude. C'était suffisamment rare pour que Gilles s'en rende compte.

— Un ami, répéta Gilles. Et donc, un ami que tu utilises pour avoir mon partenaire parfait, en fait ? Convaincre Yohann pour avoir Eliott ?

Damien haussa les épaules. Ses prunelles claires pétillèrent d'amusement.

— Crois-moi, ce sera facile. J'ai effectué quelques recherches supplémentaires sur ce type.

— Eliott ?

— Ouais. Il s'avère qu'il écume les auditions et les plateaux, mais ça finit souvent avec de mauvais retours.

Gilles plissa du nez, retenant difficilement une grimace, mais Damien l'arrêta d'une main en voyant sa réaction.

— La maquilleuse de sa dernière publicité a surpris une conversation entre eux. C'est son ultime boulot si quoi que ce soit se passe mal. Sa carrière est terminée, son agence en a ras le cul.

— Et tu veux me le refourguer ? Tu sais que je n'ai pas besoin d'un handicap pour foirer un tournage, j'arrive très bien à m'autosaboter tout seul !

Eliott avait beau avoir le look mannequin, les mots de Damien le refroidissaient considérablement et Gilles avait un peu de mal à voir où il souhaitait en venir. N'était-il pas censé encenser son futur partenaire, histoire de le motiver ?

— Précisément, tu t'autosabotes.

Gilles se renfrogna aussitôt.

— Devine ce que j'ai trouvé pendant mes recherches ? continua Damien.

— Je vais bientôt le savoir.

— Ce mec ne plaît pas du tout, parce qu'il détourne les scripts. Et à ton avis, pourquoi le fait-il ?

De mieux en mieux.

— Aucune idée. Parce qu'il est mauvais pour retenir les choses ? grinça Gilles.

Damien se contenta de rire à son expression peu amène.

— Contrairement à ce que tu crois, il est excellent. Il connaît parfaitement ses parties, lui. À la virgule près.

Gilles fit une moue face à l'attaque directe qui était lancée.

— Je connais mes scripts, répliqua-t-il entre ses dents.

— Je sais.

— Alors quoi ?

— Tu paniques, mais tu es déjà au jus. Tu t'imprègnes tellement que tu en es outrageusement grandiose. Il te faut quelqu'un qui pourra faire face à ça sans paniquer.

Gilles s'assombrit. Il avait conscience de ses défauts, surtout celui-ci, depuis longtemps, mais jamais Damien ne lui avait vraiment reprochée cette partie-là, ou pas à proprement parler. C'était même certainement la seule chose qu'il respectait. Sa façon de le dire, à cet instant, était différente du reste de son discours. Plus douce. Mêlée à un soupçon d'envie.

Gilles le savait pertinemment : lorsqu'il était dans ses scènes, sur le plateau, il se concentrait pour tout oublier de ce qui l'entourait. Trop. Parfois, son rôle le submergeait tant que sa sensibilité exacerbée prenait le pas.

Rien de mieux pour foirer une séquence que de trop suivre la ligne directrice et émotionnelle de son personnage. Tout ça pour en arriver à déroger à la trame « artistique » du réalisateur, placée là en dépit de la logique du protagoniste. En cela, il pouvait devenir mauvais. Ce n'était qu'une question de point de vue.

— Alors, marmonna Gilles. En quoi est-il si fabuleux qu'il faut absolument me le coller sur ce duo ?

Outre le fait qu'Eliott n'avait montré aucun signe d'appréciation du scénario quand il l'avait eu dans les mains, il y avait tout de même ce détail : il était hétéro. D'après Damien, du moins.

Ce dernier haussa les épaules, avec toujours ce rictus qui insupportait tant Gilles. N'était-il pas capable de se comporter normalement, sans avoir l'air d'un véritable trou du cul ? Sans surprise, Gilles en doutait.

— Tu verras par toi-même. Je prends le pari, en tout cas, dit Damien. Peut-être qu'il pourra te débloquer... S'il accepte !

Puis, son rire fusa d'un coup, prenant Gilles au dépourvu. Hébété, il ne put répliquer. Quand Damien se ressaisit enfin, au terme d'un effort sans nom, ce fut pour darder un doigt dédaigneux sur l'acteur.

— Allez, mon Gillou, c'est l'heure pour toi d'aller sécher ton gras, Juan va finir par t'attendre !

Une main lui claqua la cuisse, retentissant dans l'espace tout autour d'eux et le faisant sursauter. La discussion était close, et Gilles n'était plus certain de vouloir qu'Eliott Legrand accepte ce satané rôle à ses côtés. 

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