Chapitre 8 - Eliott

Inspirer. Expirer.

Ils avaient déjà repris la route, les paysages défilant trop lentement à son goût. L'air était lourd dans le véhicule, le silence seulement coupé par la radio.

Eliott rejeta la tête en arrière contre le coussin de son siège. Son cœur battait fort et semblait incapable de se calmer depuis qu'ils avaient quitté la capitale et, surtout, le grand bâtiment de Max Brennet.

Oh, bordel. Il s'était attendu à tout, sauf à ça.

— GAY, putain ! explosa-t-il soudain.

Le mot sortait enfin. Il y avait plusieurs longues heures que la voiture avait démarré et qu'Eliott rongeait son frein, tournant et retournant ce qui s'était dit dans la salle de réunion. Le scénario était discret dans son approche, voire lent à aborder le sujet, pour ce qu'il en avait parcouru. Il avait passé les pages, sans excitation autre que celle de jouer enfin pour le grand écran, même sans un scénario extraordinaire à première vue, jusqu'à ce que...

Il roula des yeux au souvenir. Dans le porte-document de Yohann qui était posé sur ses genoux, les deux exemplaires du premier script semblaient prendre toute la place et peser une tonne.

— Tu étais au courant du sujet du film ? grogna-t-il.

Contrairement à ce à quoi il s'attendait, s'il s'attendait réellement à quelque chose, Yohann haussa une épaule. Ses mains glissaient sur le volant à chaque virage, dans un calme qu'Eliott lui enviait.

— Yo, putain ! Tu savais !

— Je dirais plutôt que j'avais une petite idée de la chose...

Menteur. Yohann n'avait absolument pas une once d'étonnement ou de remords. Eliott s'enfonça dans son siège.

— Et c'était une raison pour ne pas m'en toucher un mot ? J'ai horreur de partir à l'aveuglette et tu le sais !

— Tu n'as jamais été déçu, répliqua aussitôt Yohann.

— On parle de l'exception qui confirme la règle, là ?

— Ça te pose un problème, ce rôle ?

— Yohann, bordel !

Le silence s'abattit sur eux. Dans la salle de réunion, Eliott avait eu le temps de sentir son estomac faire plusieurs saltos en comprenant enfin le thème du film et ce que cela pouvait impliquer. Il avait renoncé à survoler l'intégralité du script, au risque de réagir devant les trois hommes. Parce qu'il ignorait ce qu'il en aurait été.

— Je répète ma question différemment, dit calmement Yohann. Est-ce que ce genre de chose te pose problème ?

— Comment ça, ce genre de chose ?

— L'homosexualité.

Eliott détourna le regard. Il détestait quand Yohann avait cette expression si sérieuse et qu'il lui glissait ce regard sombre. Il s'éclaircit la gorge, retenant un soupir contrit.

— Non, bien sûr que non, marmonna-t-il. Ce n'est pas ça...

— Alors quoi ?

Eliott expira profondément.

— Tu aurais pu juste me prévenir... Je n'ai jamais joué de truc comme ça...

— Truc ? ricana Yohann.

— Ce genre de rôle ! Merde, tu sais parfaitement ce que je veux dire ! Et arrête de te foutre de moi !

— Tu as peur de ne pas être à la hauteur pour ce rôle ?

Pendant un moment, Eliott ne répondit pas. Il ne pouvait pas se permettre une réplique du tac-o-tac sur un sujet comme celui-ci. Durant toutes ces années à travailler ensemble, les deux hommes n'avaient jamais abordé ces thématiques. Ils n'avaient jamais eu à le faire, alors à quoi bon ? Eliott savait ce qu'il fallait par les médias, mais il n'y avait jamais été confronté lui-même. En fait, il n'avait jamais pris le temps d'y regarder à deux fois. Ou même d'y penser.

— Je l'ignore... admit-il.

Décidément, son premier contact avec le milieu du long métrage était différent de ce à quoi il s'attendait. Cependant, encore une fois, qu'en espérait-il ? C'était une question à laquelle il n'avait pas de réponse. Les deux hommes qu'ils avaient rencontrés étaient à mille lieues de ce qu'il avait imaginé. Il avait déjà vu Damien, mais celui-ci s'était avéré très différent cette fois, une fois sorti de son rôle des auditions. Alors que quelques lignes du scénario tournaient dans son esprit en les découvrant, l'homme s'était également montré... insistant ? Plus qu'Eliott n'en avait l'habitude. C'était un projet important et qui tenait à cœur pour beaucoup, avait dit l'agent de chez Max Brennet... Dans ce cas, pourquoi lui, au juste ? Il y avait certainement des tas de types bien mieux placés que lui pour ce rôle !

— Tu les as entendus, reprit Yohann en faisant écho à ses pensées, un petit sourire en coin. Tu as le profil.

Eliott haussa les épaules, dubitatif.

— Je ne suis pas le meilleur, il l'a bien souligné.

— Mais tu es parfait. C'est mieux que simplement « le meilleur ».

Yohann avait le regard rivé sur la route devant eux. Eliott se contenta de soupirer.

— Je ne veux pas foirer ce contrat-là, dit-il tout bas. C'est trop gros...

— Tu ne foireras rien.

— T'es con. Sauge ne me ratera pas...

De nouveau, Yohann haussa les épaules.

— Ça ne peut pas être si difficile. Rentre dans le rôle, et...

Il bougea une main et vint tapoter le porte-document avec un clin d'œil rapide. Eliott grogna en sentant le mouvement sur ses cuisses.

— ... suis le script. Tout se passera bien.

— Aussi simplement ?

— Et pourquoi pas ?

Il devait avouer être sceptique. Ce n'était pas dans les habitudes de Yohann de réagir de cette façon, encore moins de l'embarquer dans quelque chose de cet acabit.

— Bon sang, je n'ai aucune idée de ce que je vais devoir jouer exactement... gémit-il.

— Un hétéro, répliqua Yohann en riant.

— Quoi ? Qu'est-ce que tu racontes ?

— Mh, attends, on arrive. Je me gare et on en parle, OK ?

Eliott leva les yeux vers la vitre de sa portière, tandis qu'ils pénétraient le parking privé de la petite résidence où vivait l'acteur. L'endroit était propre, simple, mais un peu triste. De l'extérieur, les appartements se ressemblaient tous, les fenêtres noyées sur la façade de l'immeuble.

Yohann récupéra les scripts et autres documents avant qu'Eliott n'ait le temps de bouger. La portière claqua derrière lui.

— Tu m'invites pour un café, au moins ? bâilla-t-il en s'étirant.

— Évidemment.

Ces longs trajets à deux étaient devenus habituels au fil des contrats. Avec les années, malgré leurs différends fréquents, Eliott ne pouvait nier la proximité et l'amitié qui le liaient à Yohann. Son agent en premier lieu, l'homme faisait maintenant partie intégrante de sa vie. Il avait été présent pour le pire, mais également pour le meilleur. Lorsqu'il était question de travail, Yohann était de ceux qui savaient porter leur uniforme en faisant fi des rapports affectifs. La confiance qu'ils se vouaient mutuellement n'avait plus besoin d'être prouvée.

Dans l'entrée de son petit appartement, Eliott apprécia particulièrement quand le regard sombre s'adoucit, signe que Yohann se détendait enfin après cette longue route. Il quitta ses chaussures vernies et sa veste de costume. Le blond l'imita, envoyant valser son propre vêtement sur le dossier du premier fauteuil venu. Il défit les premiers boutons de sa chemise, s'autorisant enfin un profond soupir. La mascarade du jour était finie.

Ses chaussettes ne firent pas de bruit sur le parquet stratifié quand il glissa derrière le comptoir séparant la modeste cuisine à l'américaine du salon. Il y avait juste ce qu'il fallait d'espace pour circuler. Ce n'était pas grand, ni bien extraordinaire, mais Eliott affectionnait son appartement. Il n'y avait que le quartier peu reluisant qui pouvait lui faire un peu honte lorsqu'il ramenait quelqu'un chez lui. Mais Yohann ? C'était différent. L'homme était habitué aux lieux qu'Eliott louait dans cette résidence depuis des années.

— Un café, donc ?

— Sauf si tu as une mousse, je suis preneur.

Eliott ricana gentiment en ouvrant le frigo et attrapa les deux bières fraîches qui y traînaient. Les quelques étagères étaient vides, lui rappelant que des courses s'imposaient. Il s'en inquiéterait plus tard. La porte se referma avec un petit bruit étouffé et il pivota sur les talons pour se retrouver presque nez à nez avec son ami. Il n'y avait que le faux marbre de l'îlot pour les séparer. Avec un sourire, Eliott poussa la bière dans sa direction, tandis que Yohann se déplaçait pour fouiller tranquillement dans un tiroir bien précis. Après quelques instants, il brandit un décapsuleur rouillé.

— Faudra que tu en changes, un jour, marmonna-t-il.

— Tu l'as dit toi-même : un jour.

Ce n'était pas comme s'il s'en servait beaucoup, après tout. Il buvait peu, seulement en de rares occasions, et ce jour-là en était une. Peut-être même qu'il ne gardait des bières au frigo que pour les visites de Yohann, quand il faisait semblant de monter pour un simple café et se rabattait immédiatement sur une blonde, comme il le disait souvent en ricanant. Eliott n'avait jamais compris ce qui l'amusait tant lorsqu'il prononçait ces mots, mais il s'en fichait un peu.

Eliott ne broncha pas quand la main de Yohann serra autour de la sienne pour maintenir la petite bouteille de verre et l'ouvrir, dans un bruit si caractéristique. Ses doigts étaient froids, mais son regard souriant et chaleureux. Juste ainsi, il avait toujours le sentiment que la tension du travail s'envolait. Il expira longuement tandis que Yohann s'accoudait à l'îlot, face à lui.

Le porte-document était posé sur le comptoir, dans un rappel de leur discussion durant le trajet. Eliott s'en voulut un peu de sa réaction.

— Du coup, marmonna-t-il après une rapide gorgée. C'est quoi, cette histoire de rôle hétéro ? Parce que ce n'est pas ce que j'ai aperçu dans le script...

Bien loin de là. Les répliques qui lui avaient sauté aux yeux, avec les noms qui y étaient liés, n'avaient rien de tel.

Yohann ne répondit pas immédiatement. Du bout des doigts, il fit tourner la petite bouteille en verre, tandis que son attention glissait vers les document. Il tendit son autre main pour en extirper un exemplaire qu'il posa simplement entre eux, puis s'éclaircit la gorge, le regard d'Eliott pesant sur lui.

— « À en perdre haleine », lut-il enfin sur la première feuille. Est-ce que tu connais le synopsis ?

Eliott hausse une épaule, incertain. Il avait saisi le gros de l'affaire en survolant le script, Yohann penché sur lui. Durant la réunion, le brun avait laissé son propre exemplaire devant lui, sur la table. À aucun moment il n'avait montré de signe de curiosité quant au contenu.

— En partie, avoua Eliott.

Yohann lâcha sa bière et frotta sa nuque. Ses épaules roulèrent sous le mouvement, le tissu de sa chemise tirant sur son torse. Il expira longuement, évacuant avec lenteur la tension de la journée. La route et leur rendez-vous lui avaient pesé tout autant qu'à Eliott, semblait-il.

— Le scénario est basé sur plusieurs histoires réelles, commença-t-il alors. Ça parle de deux types qui se rencontrent. Classique, jusque-là. Ils n'ont rien en commun, bien au contraire. Le schéma habituel d'un gay for you, je dirais ?

— C'est quoi ça, un « gay for you » ?

— L'un est gay. L'autre est hétéro... et tombe amoureux du premier.

Yohann eut un petit soupir et esquissa un geste las d'une main.

— Schéma classique, répéta-t-il. Si ce n'est le sens dans lequel ça se produit.

Eliott n'ajouta rien. Il y avait quelque chose, dans le regard de son ami, dans le timbre de sa voix, qui l'interpellait soudain.

— L'histoire se joue sur la relation qui s'installe entre eux, continua Yohann. La façon dont ils se tournent autour tout en se repoussant, alors qu'ils sont déjà pris dans le piège.

— Le piège ?

Un haussement d'épaules. Une grimace. Puis :

— Le piège de l'amour.

Eliott se rendit brusquement compte qu'il y avait une partie de la vie de Yohann dont il ignorait tout, et à laquelle il n'avait jamais pensé. Quelque chose dont son ami ne parlait jamais, d'ailleurs, et qui soudain semblait être là, comblant les vides de cette histoire dont il donnait tout juste les grandes lignes. Car Eliott avait le sentiment que ça l'atteignait beaucoup plus que ce qu'il voulait bien dire.

Il ne savait pas comment aborder la chose, mais peut-être était-il juste trop curieux, ce qui n'était pas vraiment son genre, songea-t-il en buvant à petites gorgées. Les bulles éclatèrent de nouveau dans sa bouche et sur sa langue, le réveillant après leur long trajet.

— Comment es-tu au courant du scénario ? demanda-t-il enfin. Parce qu'on ne l'a pas encore lu, concrètement.

— On va dire que c'est par la force des choses.

Trop peu d'informations ! Frustré, Eliott lui glissa un coup d'œil, notant la façon dont le regard de Yohann s'était soudainement assombri. Il se contentait de fixer la première page du script qu'il avait tiré du porte-document, évitant soigneusement le contact visuel avec Eliott. Sa main était enroulée autour de sa bouteille, ses phalanges blanchissant tandis qu'elles se serraient sur le verre glacé et humide.

Le silence n'eut pas le temps de les prendre à la gorge. La voix d'Eliott s'éleva encore, avant que lui-même ne puisse se retenir.

— Tu fais partie des « histoires vraies » du scénario, c'est ça ?

C'était la première possibilité qui lui venait à l'esprit face à cette réaction. Puis, Yohann esquissa un petit sourire. Quelque chose de triste et amer, qui s'ancra sur ses traits d'une manière qu'Eliott ne lui avait jamais connue.

Pour se donner contenance face au silence lourd de sous-entendus de son ami, il but de nouveau et tenta de trouver un point d'accroche du regard. Il s'arrêta sur le vase vide qui traînait à l'autre bout de la pièce, sur une commode. L'objet devait se remplir de poussière, depuis le temps qu'il était là. D'où ça sortait, d'ailleurs ? Une de ses exs avait dû l'oublier là un jour...

— Le réalisateur a gardé quelques parties, marmonna enfin Yohann.

— Lesquelles ?

— Tomber amoureux d'un mec quand il valait mieux éviter. Le truc un poil problématique.

Yohann leva sa bière et eut un nouveau mouvement d'épaules avant d'afficher un sourire navré.

— Le genre d'erreur que tu fais et qui ne te lâche pas facilement, ajouta-t-il.

Eliott referma la bouche. Malgré lui, il dévisagea Yohann. C'était précisément le type de choses qu'il n'imaginait pas arriver dans la vie réelle. Tomber amoureux du même sexe. D'un homme. Bon, il devait bien avouer qu'il n'y avait absolument jamais réfléchi, n'avait jamais pris le temps de le faire, parce qu'il avait toujours eu plus intéressant à penser durant toutes ces années, mais Yohann l'avait vécu. Il n'y avait rien d'impossible là-dedans, Eliott le savait. Pourtant, quelque chose clochait :

— Attends, t'es en train de me dire que tu as craqué pour un mec gay, mais qu'il t'a envoyé paître ? C'est quoi ce monde à l'envers ?

Il doutait d'avoir la capacité pour apprécier la vue à sa juste valeur, mais Yohann était tout sauf désagréable à regarder, même pour lui qui ne s'intéressait pas particulièrement à la gent masculine. Sa mâchoire marquée, ses yeux sombres et son nez droit lui donnaient une prestance virile, mais son sourire adoucissait l'ensemble sans conteste. Son corps ? Yohann le travaillait dans des séances communes avec Eliott, depuis plusieurs années qu'ils avaient décidé de s'entretenir. Il imaginait sans mal que ça pouvait plaire aux autres hommes...

Outre le physique, il était d'un naturel sympathique au quotidien. Enfin, quand il ne lui faisait pas de reproche côté professionnel.

Les prunelles presque noires de Yohann glissèrent sur lui. L'ouverture de sa bouteille appuyée contre sa lèvre inférieure, il souffla :

— Non. Je suis le gay débile qui est tombé amoureux d'un hétéro. 

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