Chapitre 7 - Gilles

— Rentre le ventre.

Gilles pinça la bouche, vexé. Sa gaine était en place. Il avait encore perdu deux kilos sur les dix derniers jours, mais Damien ne semblait pas ouvert à l'idée de remarquer l'aspect positif. Parfois, il le détestait, et c'était le cas en cet instant. Il avait dû se vêtir d'une chemise noire, d'un pantalon tout aussi sombre, le tout « à sa taille », pour une fois, et Gilles se sentait piégé dans son propre corps, dans une sensation claustrophobique qu'il expérimentait rarement. Damien ne supportait pas sa garde-robe confortable et prenait soin d'avoir, à l'agence, des habits plus ajustés pour les rendez-vous. Ceux-ci comprenaient notamment la première rencontre avec son partenaire, dans quelques minutes à peine.

Nerveux, Gilles passa une main dans ses cheveux. Il les faisait pousser depuis quelques mois à cause de ce tournage, pour lequel il avait été expressément demandé par le cinéaste. Celui-ci voulait du réalisme, pour travailler sur l'inclusivité et la représentation de la communauté LGBTQ+. Gilles avait ri à ces explications, gêné. Si ça partait d'une bonne intention, il savait que le maître mot était surtout l'argent et la visibilité que rapporterait le film. S'intéresser, notamment, à une certaine partie de la population était forcément motivé par quelque chose, et une soi-disant inclusivité n'en était assurément pas l'unique raison.

Cependant, Gilles aimait l'idée de ce film, de cette histoire qui lui avait été expliquée par Samuel Stenson, le réalisateur. Que dire du fait qu'il souhaitait la mettre en avant comme il le ferait avec n'importe quelle romance classique ? Gilles avait adoré. L'accent n'était pas posé sur les mauvais aspects que pointait la société et Samuel l'avait sollicité plusieurs fois par téléphone pour avoir son avis sur des scènes, des situations, des propositions en tout genre. Ainsi que ses expériences personnelles. Il voulait tout savoir, quitte à en devenir un peu invasif durant leurs échanges.

Ça l'avait rassuré, quelque part, et conforté dans le rôle qu'il allait jouer.

Assis sur le grand canapé qui occupait l'espace du hall principal, Gilles bougonnait. Même contracté, il était impossible que son ventre ne forme pas ce pli sous sa chemise, avait-il décrété. Il n'écouta donc pas Damien qui le dévisageait, goguenard. Ce type était aussi beau qu'insupportable quand il s'y mettait, mais son professionnalisme était déjà reconnu depuis trop longtemps pour que Gilles l'ignore totalement. Damien était un recruteur et un agent qui avait rapidement tracé son chemin, mais qui avait un sérieux problème d'ego. Ça ne semblait pas être un souci pour la production qui l'avait contacté. De même, leur propre agence s'en accommodait apparemment très bien, après de nombreuses années à l'avoir intégré aux équipes.

Gilles détestait les attentes. C'était quelque chose qui le rendait nerveux. Il ne parvenait jamais à anticiper ce qui allait suivre. Par exemple, que ferait-il si le type qui surgirait de derrière cette porte décrétait ne pas vouloir tourner avec lui ? Si le script ne lui plaisait pas ? Si...

En fait, que se passerait-il si Eliott Legrand décidait de ne pas accepter le rôle, tout simplement ?

Les grandes portes vitrées et teintées s'enclenchèrent et il sursauta, arrachant son attention de l'écran de portable de Damien, assis à ses côtés et plongé dans un jeu comportant beaucoup trop de couleurs à son goût. Ce dernier réagit à peine au bruit, son sourcil fin s'arquant juste un peu, puis il soupira tout bas, sans raison apparente, puis glissa une longue main dans ses cheveux pour les lisser en arrière. La plupart du temps, Damien les attachait. Gilles se souvenait alors qu'il était bel et bien de cette génération de types arborant une coiffure façon sac poubelle. Il espérait toujours que l'élastique minuscule lui claque sur le crâne, et que sa touffe garde cette forme ridicule. Ce jour-là au moins, il avait évité ce débordement capillaire.

Contre toute attente, Damien lui tapota légèrement la cuisse tandis que son regard se levait vers leurs invités. L'instant suivant, Gilles comprit la raison du geste de son collègue. Dans l'entrée, les deux hommes qui se présentaient à eux lui coupèrent le souffle, à peine les vit-il. L'un était aussi brun que l'autre était blond. Ils étaient grands. Leurs costumes étaient ajustés à merveille.

Il ne fallut pas plus de deux secondes, tandis que Damien quittait le canapé et s'avançait vers eux, pour que Gilles reconnaisse la silhouette athlétique, la mâchoire carrée, les cheveux impeccablement coiffés, le sourire arrogant et les yeux azur qui se posaient alternativement sur Damien et lui. Dans la réalité de l'instant, Eliott Legrand était intimidant.

Le peu de confiance en lui qu'il possédait déserta Gilles. Il eut soudain l'impression d'être minuscule, ridicule même, face à lui. Il inspira, tâchant d'être discret, mais il savait que Damien n'avait rien manqué de sa réaction. Son rictus en disait suffisamment long.

Un peu de dignité, Gilles ! semblait dire son regard.

Seigneur, faites que ses jambes ne mollissent pas. Cet homme était d'une beauté à lui ôter tous les mots. La seconde suivante, il avait déjà pris la décision de parler le moins possible pour s'éviter toute déconvenue.

Son cœur fit un bond tandis qu'il se levait pour saluer les deux nouveaux arrivants. Deux yeux océans, pétillants de curiosité, se posèrent sur lui et lui coupèrent momentanément le souffle.

Il était étrange de voir ce type ici, devant lui, après dix jours à arpenter ses vidéos et son portfolio officiel pour se motiver dans ses objectifs physiques. C'était complètement autre chose de l'observer réellement en mouvement, sans qu'il joue un rôle. Et avec plus de vêtements. Cela également, c'était déstabilisant. Il avait l'impression de connaître déjà par cœur la moindre courbe qui se cachait sous cette chemise et ce blazer.

— Damien de Calle, nous nous sommes rencontrés pour le casting, se présenta son comparse. Et voici Gilles Schmitt.

Sorti brutalement de ses pensées, Gilles s'éclaircit la gorge pour reprendre contenance aussi vite que possible.

— Enchanté, s'entendit-il prononcer machinalement.

De près, Eliott était encore plus grand. Sa main fut ferme et sans tremblement dans celle de Gilles, son sourire plus avenant pendant l'instant que dura le geste. Ou peut-être était-ce la sensation de cette paume chaude dans la sienne qui lui donnait cette impression. Les yeux bleus le dévisagèrent une longue seconde, puis le sourire sur les lèvres de l'homme resta là, un peu figé. Ce fut le ressenti qu'en eut Gilles, en tout cas.

— Moi de même, Gilles.

Sa voix était presque la même qu'à travers les enceintes de son téléphone, de son ordinateur ou encore de sa télévision. Elle était chaude et son timbre bas et rauque lui arracha un frisson qu'il tenta de dissimuler. Jouer avec lui serait au moins agréable, s'il acceptait le rôle. L'idée de donner la répartie à cet homme était plus qu'attrayante, mais tout aussi intimidante.

Damien les installa dans la plus petite salle de réunion. La table ronde était largement suffisante pour eux quatre afin de commencer à discuter du projet.

Gilles le savait, Damien suivait les directives qui venaient de plus haut. Si Eliott était là, ce n'était pas uniquement parce qu'il lui avait tapé dans l'œil : cela signifiait que le réalisateur avait également communiqué son aval. Il ne manquait plus que la signature d'Eliott et de son agence et, encore une fois, Gilles avait le sentiment que quelque chose pouvait toujours faire tourner le vent.

La discussion, dirigée par Damien et son incroyable capacité à parler d'absolument tout et rien sans que personne ne s'en aperçoive, mena rapidement à la distribution du script. Si Gilles connaissait les grandes lignes pour avoir travaillé sur la trame avec Samuel, il n'avait cependant jamais eu le final entre les mains jusqu'à ce jour.

Face à lui, Eliott Legrand parcourait les premiers feuillets en diagonal, avec une curiosité visible et à la fois un détachement étonnant. Ce type ne paraissait pas le moins du monde perturbé par ce qu'il avait sous les yeux. Comment pouvait-il avoir autant confiance en lui ?

Gilles savait qu'Eliott n'avait jamais tenu ce genre de rôle, qu'il n'avait d'ailleurs joué que dans un film et que ce n'était vraiment, mais vraiment pas récent. Il ne semblait pas même s'intéresser le moins du monde au milieu de la romance. Alors pourquoi avait-il l'air aussi serein ? Qu'est-ce qui l'avait convaincu ?

Les bras nonchalamment croisés, Yohann Levallois était penché contre Eliott et lisait les quelques lignes qu'il pouvait glaner par-dessus son épaule. Un petit sourire étirait sa bouche mince quand il se recula enfin sur sa chaise. À la moitié du script, Eliott avait déjà refermé le dossier. Dans ses yeux bleus, son expression ne se reflétait toujours pas, mais le mélange de douceur et d'arrogance qu'il montrait depuis son arrivée peinait maintenant à atteindre ses yeux.

— Est-il possible de vous donner ma réponse définitive dans les prochains jours ?

La voix d'Eliott était posée, elle aussi, mais...

Gilles clôt les paupières durant une seconde, retenant une profonde inspiration aux mots qui avaient résonné dans la pièce. Évidemment, bon sang ! Il avait besoin de réfléchir. Quel homme normalement constitué dirait immédiatement oui pour jouer dans ce film ? Eliott n'avait rien à voir avec cette histoire.

À ses côtés, Damien se redressa, reposant son propre exemplaire du script sur la table.

— Il n'est bien entendu pas question d'avoir votre réponse aujourd'hui, dit-il. Nous sommes ici pour en discuter. De notre côté, nous connaissons votre parcours, et nous sommes déjà honorés que vous vous intéressiez à cette production.

Face à eux, Yohann Levallois esquissait toujours un sourire, son regard glissant en coin vers Eliott qui se contenta de hocher la tête.

— Je vais être honnête, continua Damien. Votre profil n'est pas le plus parfait de ceux que nous avons reçus. Vous ne vous êtes jamais intéressé au milieu de la romance, encore moins du drame, cinématographiquement parlant, et votre expérience... est constituée à quatre-vingt-dix pour cent de tournages publicitaires de petite envergure. Cependant...

Eliott s'était un peu raidi sur son siège. Gilles l'observa poser les coudes sur la table blanche et brillante, ses doigts crispés trahissant sa nervosité, puis il s'enfonça lui-même dans son fauteuil sans quitter cet homme des yeux. Eliott était focalisé sur Damien. Il ne le regardait pas, agissant comme si Gilles n'était pas là.

Il retint un soupir. Ce n'était pas la première fois que ça arrivait. La plupart des acteurs avec qui il travaillait avaient cette même réaction face à sa présence pour le moins discrète et effacée. Eliott Legrand n'avait aucune raison d'être différent d'eux.

— Cependant, répéta Damien d'une voix ferme, Stenson et moi-même pensons que vous êtes le meilleur choix possible pour Schmitt.

Samuel Stenson ? Gilles grimaça. Qu'est-ce qu'il pouvait bien connaître de ses besoins en matière de partenaire derrière la caméra ? D'accord pour Damien, qui travaillait avec lui depuis plusieurs années et avait plus qu'un gros aperçu de sa manière de procéder ainsi que de sa mentalité, mais Samuel ? Qu'il s'occupe déjà de son scénario, celui-là !

Brusquement, ce fut sa mauvaise humeur qui prit le dessus. Il essaya de la jouer discret sur ses états d'âme, mais Damien n'était pas dupe et lui décocha un coup de pied sous la table, l'attaquant par surprise. Le souffle coupé et tentant désespérément de ne pas montrer ce qui se passait entre leurs chaises, Gilles croisa précipitamment les bras, ses doigts crispés sur les manches de sa chemise.

Yohann se contenta d'arquer un sourcil curieux.

Eliott, quant à lui, hochait toujours la tête aux mots de Damien, complètement à côté de cet échange silencieux.

— Eh bien... vous me voyez, euh... ravi de votre intérêt, dit Eliott d'une voix hésitante. Même si je vous avoue ne pas trop saisir pourquoi...

Il rit légèrement, dans un son qui était... tout sauf confiant. Gilles retint un grognement.

Si ce type acceptait le rôle, ça n'allait pas être une mince affaire de jouer avec lui. Cette fois, c'était à Gilles de ne plus être sûr de vouloir travailler avec lui... Que faire si les choses se passaient mal ? Bon sang, ce n'était pas comme s'il était réputé pour être facile sur un tournage !

Un nouveau coup de pied, et Damien lui glissa un regard d'avertissement. Gilles pinça les lèvres sous la douleur. OK, donc ils en reparleraient plus tard. Soit !

— Vous êtes notre premier choix.

Eliott ne cacha pas son étonnement, ses sourcils se haussant beaucoup trop haut.

— Réfléchissez bien, continua Damien. Nous aimerions vraiment que vous rejoigniez l'équipe.

Eliott le considéra pendant un long moment. Les mots lui manquèrent pendant quelques secondes, puis :

— Pourquoi moi, exactement ? Vous semblez pourtant connaître ma carrière.

— Parfois, on sait quand on a trouvé le bon.

Gilles se renfrogna encore plus. Il détestait quand Damien était aussi insistant, qu'il étalait autant de pommade sur quelqu'un alors qu'il s'en fichait éperdument et était déjà prêt à passer au candidat suivant.

— « À en perdre haleine » est un titre important, soupira Damien, surprenant Gilles. Pour nous, évidemment, mais également pour toutes les personnes qui seront concernées par le sujet. Nous vous saurions gré de mesurer la portée de ce que nous vous proposons en participant à ce projet.

Eliott semblait perdu. À ses côtés, Yohann fronçait les sourcils, dévisageant Damien comme s'il essayait de lui trouer la figure du regard. Quelle bonne idée, si seulement !

— Je ne sais pas si...

— Vous seriez parfait, Eliott. Puis-je vous demander d'y réfléchir sérieusement ?

Damien se pencha sur la table, son attention visiblement posée sur l'agent qui leur faisait face, et son sourire s'agrandit largement.

Bien entendu, je comptesur toi pour le convaincre, Yohann. 

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