Chapitre 6 - Gilles

— Plus vite...

La chaleur, violente et étouffante. La peau moite, glissante, brûlante. Les mains qui couraient le long de ses bras pour le maintenir, le bout des doigts qui le chatouillait presque en s'aventurant sur son épiderme.

Il avait le souffle si court, l'air qui incendiait ses poumons, il...

— Plus fort, Gilles... oui, comme ça.

La voix de l'homme résonnait à ses oreilles. Basse, dans une caresse affolante s'il fermait les yeux. Ah, si seulement ils s'étaient trouvés dans une configuration différente de celle-ci, les mots n'auraient pas eu la même signification. Il aurait préféré voir le corps de son coach sportif autrement que dans son survêtement et, surtout, que penché au-dessus de lui, à compter ses pompes lamentables en lui donnant des consignes tandis qu'il suait sang et eau. Enfin, surtout gras et eau. Damien le lui avait suffisamment rappelé ce matin-là, encore.

Au souvenir, Gilles étouffa un grognement frustré. Damien gérait les castings et les équipes sur les tournages. Un homme sûr de lui, nerveux, qui flirtait avec la maigreur par périodes.

Parfois, Gilles l'apercevait dans le lot des figurants, pour les besoins d'une scène, mais Damien n'avait pas vocation à être plus que cela dans le champ de la caméra. Il aimait être derrière. Au travail comme pour tout le reste, d'ailleurs.

— Rameur, Gilles. Grouille-toi, tu perds du temps, mais pas du gras, là !

La voix de Juan le fit grimacer plus profondément. Ce type était bien fait de sa personne et il devait avouer que son physique donnait envie, dans tous les sens du terme, mais quant à sa façon de motiver... Il réussissait plutôt à le démotiver, en ce qui le concernait. Peut-être que d'autres aimaient ces injonctions, mais pas Gilles. Il avait besoin de douceur, que diable !

Les fesses posées sur le siège étroit et dur de l'appareil, Gilles ramait, comme le disait si bien Damien quand il l'apercevait durant ses séances. Il tira la poignée vers lui, le long câble se déroula et ses jambes se tendirent, ses muscles le brûlèrent. Bon sang, il lui fallait une inspiration réelle. Perdre du poids, ce n'était pas toujours qu'une question de « bien manger et faire du sport », ou de « se motiver ». Motivé, il l'était quand son travail était en jeu, mais il y avait le reste. Il aimait beaucoup trop les petits plaisirs du quotidien, ceux qui faisaient que, par-dessus les muscles que Juan s'évertuait à lui faire construire, il avait un côté « plein de vie » que les producteurs lui reprochaient souvent. Damien prenait à cœur de le lui rappeler à tout va, surtout lorsqu'il était dans une de ces périodes où il devait montrer une ligne impeccable. Du moins, autant que possible.

— Ça faisait longtemps que t'avais pas autant donné, Gilles, rit Juan. T'as eu un ultimatum ?

Il grogna en relâchant le câble, essoufflé.

— Disons que cette fois, ce n'est pas une gaine qui me sauvera ! haleta-t-il en tirant de nouveau.

— Ah ouais ? Ils vont te foutre torse-poil ?

— Pire !

— Quoi, tu as accepté de faire cul nu ? Brennet donne dans le porno, maintenant ?

— Arrête de te moquer de moi, ça ne me fait pas vraiment marrer...

— Moi, si. Ça me fait une bonne raison pour te pousser encore plus. Mon petit Gilles à poil, une première !

Juan eut un grand rire et offrit une gentille tape sur l'épaule de l'acteur, faussement compatissant.

— T'as fait des funérailles dignes de ce nom pour tes bien-aimés tiramisu, j'espère ?

— Je t'emmerde, grinça Gilles.

— Il reste combien de temps pour ta préparation ?

— Un mois et demi avant qu'on tourne les premières scènes.

— Et tu te désapes quand ?

Gilles grimaça profondément. Non pas qu'il ait un problème à l'idée de se montrer nu, mais... oh, seigneur. Peut-être que si. Un peu. Devant la caméra, il faisait toujours en sorte de dissimuler ce qu'il y avait à cacher. Les gaines, c'était son petit truc pour paraître en forme durant les tournages et éviter les remarques. Il était grand, ses quelques « rondeurs » se fondaient plutôt facilement dans l'ensemble de sa stature. Résultat ? Les paparazzi se faisaient un malin plaisir de le photographier quand il se promenait avec son gras en liberté sous son pull, comme le disait si poétiquement Damien dès qu'il pouvait l'attaquer. Les gros titres ressemblaient souvent à : « Gilles Schmitt en dépression ? Tout sur sa prise de poids ! »

Sauf qu'il ne s'était pas empâté, parvenant à cacher ponctuellement les quelques formes qui n'étaient pas au goût de la production. Il n'était pas en dépression, ou pas à sa connaissance, et les journalistes ne faisaient que montrer la réalité sans le savoir, celle dissimulée devant les caméras.

— Sûrement au milieu du planning... souffla-t-il.

— Laisse-moi te dire que tu vas tellement en chier, mon cochon.

Oh, ça, il était déjà au courant...

Lâchant la poignée de l'appareil, il observa le câble s'enrouler brusquement, l'extrémité claquant dans un bruit sec contre le capot.

Quand il baissa la tête, ce fut pour détailler l'allure que prenait son tee-shirt mouillé sur son ventre rond. Il affectionnait les vêtements un peu larges, confortables et qui le laissaient libre de ses mouvements. Tout ce qui était serré était un calvaire à porter, lui rentrant désagréablement dans les flancs ou les fesses. Cette petite bouée, toute petite, se persuada-t-il en voyant néanmoins la forme sous le tissu noir, n'était pas ce qu'il y avait de plus horrible à regarder, si ?

Si, lui aurait-on répondu en s'immisçant dans ses pensées. Le milieu du septième art était ainsi. On était ce qu'on montrait. Alors, un corps non entretenu, qui se laissait aller, était plus vraisemblablement synonyme d'échec et de mal-être que l'inverse.

Bougonnant, il se leva pour suivre Juan qui avait repris ses directives. Au moins un qui était motivé, songea-t-il. Parce qu'en toute franchise, le repas courgettes-poulet que son entraîneur personnel lui promettait pour le dîner ne l'enchantait pas particulièrement.


Devant le miroir ce soir-là, Gilles évita consciencieusement son reflet. Ils étaient rares, ces jours où il n'assumait pas ce qu'il y voyait, mais peut-être pouvait-il se fuir ainsi jusqu'au tournage  ? Histoire de ne pas constater à quel point il restait le même malgré les efforts.

Damien rirait probablement de lui, et si fort, s'il entendait son train de pensée.

Il fit claquer la porte coulissante de son armoire à glace et s'en détourna, s'enfonçant dans une veste large et sombre. Ça, au moins, ça avait le mérite d'être confortable et à sa taille. Un peu plus, même. Avoir de la marge n'était pas du luxe, de temps en temps. Il s'y sentait bien et c'était tout ce qui lui importait. Quelque chose de grand, de sécurisant, qui l'enveloppait. Il aurait préféré des bras rassurants et aimants, mais, hélas, Gilles savait qu'il ne pouvait pas tout avoir... Et ça, encore moins.

Dans le grand salon de son appartement, les baies vitrées offraient une vue imprenable sur la ville. La nuit s'étendait au-dessus des bâtiments, les étoiles paraissant à peine à travers les nuages sombres. Il pleuvrait bientôt, à n'en pas douter. Les lumières basses conféraient une atmosphère douce à la pièce. Il tira les rideaux épais, qui le cachaient de l'extérieur, et se laissa enfin tomber sur le canapé.

L'écran de télévision devant lui diffusait les dernières nouvelles à travers le monde, à son grand désarroi. Les journaux d'information n'en finissaient plus. Depuis quand y avait-il des chaînes entières qui leur étaient dédiées à toute heure du jour et de la nuit ? Les gens qui passaient leur temps dessus devaient devenir dingues ! Il changea de canal autant de fois que nécessaire, jusqu'à décider qu'il n'y avait rien d'intéressant. Sur son téléphone, qu'il attrapa par dépit, un message de Damien le prévenait de leur rencontre prochaine avec son nouveau partenaire. Dans un peu plus d'une semaine auraient donc lieu les premiers échanges, ainsi que la remise du premier script.

La curiosité le frappa de nouveau. Il connecta son interface Android au grand écran de télévision, et chercha le nom du blond pour trouver les vidéos le concernant. Même le type le plus insignifiant avait de quoi se taper l'affiche sur Internet, alors un acteur ? Qui plus est, avec un physique comme le sien ? Impossible qu'il n'y ait rien sur lui.

Si Damien était resté professionnel dans son investigation et dans les liens qu'il avait ouverts, Gilles ne s'encombra pas d'autant de chichis. Les vidéos qu'il trouva étaient courtes, principalement issues de smartphones. En arrière-plan, il pouvait entendre des gloussements, sûrement ceux des femmes qui suivaient l'homme à distance. Elles lui faisaient froid dans le dos. Elles agirent ainsi sur toute une rue, puis encore une autre, cette fois jusqu'à un café. Gilles ne connaissait pas ces lieux. Legrand n'était peut-être pas de la capitale, maintenant qu'il y pensait. Il n'y avait aucune indication quant à son lieu de vie sur les sites qu'il avait trouvés le concernant.

Sur une vidéo qui datait de quelques semaines à peine, on voyait le grand blond avec une jeune femme pendue à son bras, ses longs cheveux bruns attachés dans un chignon lâche. Son maintien était élégant, son maquillage léger, mais suffisant si elle avait pris en considération le risque de se faire photographier ou filmer à son insu. Eliott Legrand présentait tout aussi bien, bien que dans un genre plus décontracté.

Sous le tee-shirt serré qu'il arborait, Gilles pouvait deviner la forme du corps, la façon dont les muscles se dessinaient. Il roula des yeux. Jouer avec ce type ? Se foutre à poil devant lui ? Il avait la tête de celui qui prenait soin de lui et ne jurait que sur l'apparence. Son sourire était terriblement suffisant, la confiance semblait dégouliner par tous les pores de sa peau. Ses rôles publicitaires parlaient pour lui, d'ailleurs. Il travaillait son physique pour ce qu'il voulait en faire. Un peu dégoûté de ce constat, il déconnecta son téléphone de l'écran. Le partenaire parfait, hein ? Quelque part, il se sentait rabaissé dans ses compétences. Il avait bien fait de décliner, finalement, la proposition de Damien pour regarder le vieux film d'Eliott Legrand.


Depuis ses applications, il lança de la musique. Le son s'éleva, bas, depuis une enceinte cachée dans un coin du salon. L'ennui n'allait pas tarder à le gagner. Il était fatigué, comme après chacun de ses entraînements. Il pourrait commencer les répétitions sous peu et l'idée de bientôt se trouver occupé nuit et jour pour un nouveau tournage était aussi excitante que déprimante. Ce n'étaient pas des périodes de tout repos, en ce qui le concernait. Il avait besoin de concentration, ce qu'il obtenait rarement dans ces moments-là.

Tout ira bien.

Plus facile à dire qu'à faire.

Il maudit Juan et Damien qui avaient fait une descente dans son appartement, deux semaines plus tôt, et l'avaient entièrement vidé de toutes les denrées alimentaires qu'il ne devait plus toucher. Durant une soirée comme celle-ci où l'ennui frappait, il appréciait passer quelques heures en tête-à-tête avec de petites douceurs.

Là où certains préféraient le sexe, Gilles avait d'autres habitudes. Non pas que quelques galipettes ne lui plaisaient pas de temps à autre, mais il était plus ouvert à la perspective d'avoir une tablette de chocolat fondante entre ses doigts que des tablettes faites de chair. Le choix était vite fait, l'un des deux n'assénait pas de coup de poignard dans le dos et ne brisait ni les reins, ni le cœur. Un bon allié, qui lui faisait du bien au moral. Quant au bien du corps, on en reparlerait quand il y aurait de nouveau accès.

Il soupira. Son téléphone était toujours ouvert sur sa recherche concernant ce Legrand. Il continua à faire défiler vidéos et images, sans vraiment faire attention à ce qu'il regardait. Çà et là, il y avait régulièrement des captures d'écran de la fameuse publicité pour le dentifrice, celle qui parvenait à friser l'indécence et le ridicule à la fois en seulement quelques secondes. Les extraits d'une autre, apparemment plus récente, impliquaient du fromage blanc, une petite fille et le corps d'Eliott sous le soleil de la campagne. Il y avait quelque chose d'un peu – beaucoup – dérangeant dans ce mélange.

Avec un soupir, il cliqua sur la première vidéo, se demandant si un dentifrice avait plus de chance de se vendre en diffusant cette réclame en programme nocturne. Il devait avouer que ce type avait de quoi faire rêver. Il n'était d'ailleurs pas impossible qu'en le voyant, l'équipe de tournage ait décidé de modifier le script et les plans. Ça lui était déjà arrivé, mais, dans son cas, ils avaient réduit les plans en question et, lui avaient fait passer un tee-shirt en prime. Il était l'inverse de ce type : bon à être caché. Gilles était bien conscient que ce n'était que depuis lors qu'il avait fait appel à Juan. Damien, quant à lui, était un témoin visuel et auditif de ce tournage qui ne fut alors qu'une humiliation supplémentaire.

La gorge nouée par ses souvenirs désagréables, Gilles lança une nouvelle fois la vidéo. Cet Eliott avait le corps rêvé. S'il pouvait être ainsi, après tout pourquoi pas lui ? Oh, bien sûr, il n'aurait probablement pas les mêmes facilités que cet homme à se sculpter un physique digne de ce nom.

Des heures plus tard, après avoir écrémé toutes les sources d'informations qu'il pouvait concernant l'alimentation, les régimes et l'activité à tenir, et ce malgré ce qu'il en connaissait déjà grâce à Juan, il se jeta sur son lit avec une idée plutôt persistante en tête : celle du corps trop dénudé de ce type qui n'était personne, sinon une image en mouvement sur un écran.

Avec cet objectif un peu bizarre et qui ne lui était pas habituel, qui l'avait d'ailleurs fait rire tout seul plusieurs fois dans la soirée, tandis qu'il écumait les photos du portfolio trouvé à force de recherches, il avait pris sa décision : il parviendrait à être au niveau d'Eliott Legrand.

Cette fois, il ne se ridiculiserait pas devant son partenaire.



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