Chapitre 4 - Eliott

— Un film ? Yo, tu te fous de ma gueule ?

— Reste tranquille, on dirait un gamin.

— Je ne sais même pas dans quoi tu m'embarques, tu es conscient que ça va foirer ?

— Calme-toi. Ça va aller.

— Laisse-moi en douter. Merde, j'étais pas prêt à ça...

Dans les locaux de l'agence parisienne Max Brennet., les longs couloirs qui leur avaient été indiqués n'étaient pas blancs comme ceux de la boîte pour laquelle travaillaient Yohann et Eliott. Ici, il n'y avait pas ce côté clinique, si propre à leur bâtiment.

Depuis le tournage de la publicité, une semaine plus tôt, Eliott s'était préparé à toutes les éventualités en ce qui concernait l'ultime casting promis par Yohann. Celui-ci était resté discret sur ce qui se présentait, préférant visiblement lui laisser la surprise. C'était rare, et Eliott avait toujours du mal avec ce genre de choses. Cela signifiait généralement qu'il y avait anguille sous roche, mais cuisiner Yohann n'avait servi à rien, l'agent se contentant de hausser les épaules avec un petit sourire en coin. « Attends et tu verras », lui avait-il dit avant de rire.

Paré de son plus élégant costume, Eliott frotta sa nuque d'une main, nerveux. Il n'aimait pas particulièrement les castings en temps normal, mais vu qu'il s'agissait d'un film, les choses devenaient tout autre. Jouer tel qu'il l'entendait, c'était d'abord passer par ces tests. Ceux des publicités se déroulaient différemment des longs métrages et il préférait de loin ces derniers, pour le peu qu'il en avait expérimenté au début de sa carrière professionnelle. Aucune audition ne se ressemblait, et, dans son cas, celles effectuées dans le cadre d'une production cinématographique pouvaient se compter sur les doigts d'une main.

— Je n'arrive pas à croire que tu m'aies caché ça.

Paradoxalement, Eliott était incapable de se défaire de son sourire depuis qu'il avait vu l'affiche à l'entrée et l'appel aux candidatures qui traînait dans le hall du bâtiment. Le nom du film lui parlait vaguement, signe que, mine de rien, il y avait déjà une communication en cours.

« À en perdre haleine » était un titre qui n'avait pas vraiment attiré son attention, tandis qu'il écrémait les projets lancés pour les prochaines années. Il se trouvait dans des catégories qu'il ne regardait pas vraiment, encore moins pour son propre plaisir. De la romance à l'état pur, avait-il vu, et inspirée d'histoires vraies. Il n'avait survolé le synopsis qu'en diagonale. Ce genre de film abordait généralement des sujets qui soit rendaient triste, soit qui l'ennuyaient profondément. Il n'avait pas besoin de ce genre de chose sur son téléviseur, préférant rêver à travers une bonne science-fiction ou de l'action. La première était beaucoup plus son truc, mais réitérer l'expérience la plus époustouflante de sa carrière n'arriverait certainement jamais, il en avait conscience. Il avait donc passablement abandonné l'idée depuis longtemps. Jouer dans une production sur grand écran, tout simplement, était devenu suffisant pour ses rêves. Oh, dans une production tout court lui irait très bien aussi, d'ailleurs. Vieillir ne lui faisait décidément pas du bien...

— Je voulais... Sauge ne sait pas que je t'ai inscrit ici. Je ne l'ai pas mis sur le planning, c'est pour ça que tu n'es pas au courant. Et puis... il n'y avait rien de sûr quant au fait que tu puisses participer, jusqu'à la semaine dernière, expliqua Yohann. J'ai eu la réponse pendant que tu tournais avec la gosse. Brennet a organisé le casting sur plusieurs semaines pour voir un maximum de candidats.

— Ils n'ont pas déjà de noms particuliers en tête ?

Yohann haussa les épaules.

— J'imagine que non. Ce n'est pas moi le producteur, encore moins le réalisateur. Alors tu vois, on va se contenter de saisir cette chance. J'ai pu t'avoir une place dans les premières auditions, c'est toujours mieux que rien. Pour le reste, je te laisse te démarquer. Je sais que tu es bon à ça.

Eliott sentit son cœur battre la chamade. Se démarquer, se dit-il quand ils pénétrèrent dans la salle d'attente, n'était pas évident, et la confiance que lui donnait Yohann pesa lourdement sur ses épaules.

La pièce était bondée, tous les sièges pris d'assaut par les candidats qui patientaient... avec impatience, il fallait l'avouer. Certains montraient bien plus leur nervosité que d'autres. Les talons tapotaient le sol, les doigts s'entremêlaient avec appréhension, les narines frémissaient. Quelques-uns marmonnaient, perdus dans leurs idées. D'autres encore s'étaient isolés avec des écouteurs. Dans un coin, deux aspirants acteurs discutaient à voix basse. À l'opposé de l'entrée, une porte fermée donnait probablement sur la salle d'audition.

Eliott s'adossa au mur le plus proche, Yohann l'imitant à ses côtés. Là, les bras croisés, il glissa un coup d'œil à son agent, essayant de déterminer son train de pensée, sans résultat. Le brun était toujours imperturbable dans ces moments-là, s'en remettant complètement à son poulain. Pourtant, ce n'était pas avec ses précédentes candidatures foireuses sur les longs métrages que Yohann pouvait rester aussi confiant.

— Tu as un truc derrière la tête, marmonna Eliott après un instant.

Yohann esquissa un petit sourire amusé. Sa voix fut basse et secrète :

— Disons juste que j'ai un bon feeling sur ce coup-là.

— Tu sais ce que je pense des feelings, ça ne m'a jamais réussi... Ce genre de tournage ne marche pas avec les mecs comme moi, on l'a déjà bien remarqué tous les deux.

— Tu es plus confiant en tes capacités, d'habitude.

Yohann continua tout bas :

— Écoute, j'ai fait quelques recherches. Tu as bien plus le profil dont ils ont besoin que tous les types réunis dans cette pièce.

— Ben tiens. Ils veulent un beau cul et des abdos en béton ? ironisa l'acteur.

— Ah, là tu as confiance, tu vois ! Tes chevilles vont bien, ça me rassure, j'ai eu peur.

— Connard, renifla Eliott avec un rictus.

— Sois juste fidèle à toi-même, je te dis.

Il y avait une raison pour laquelle Eliott appréciait la présence de son agent à ses côtés lorsqu'il se rendait à une audition : il le calmait avec seulement quelques mots bien choisis. Peu importaient les tensions qu'il pouvait parfois y avoir entre eux, quelle qu'en soit la raison, Yohann avait toujours été avec lui dans les castings aux résultats positifs. Un peu à la manière d'un porte-bonheur, la voix du brun lui était souvent nécessaire. Plus de quinze ans à se côtoyer, après tout, ça faisait beaucoup, non ?

— Tu as pu voir Hélène, ces temps-ci ?

Eliott cligna des yeux, éjecté de ses pensées, puis grimaça malgré lui. Une semaine plus tôt, après l'appel de la jeune femme et leur séparation pour le moins expéditive, il avait quelque peu omis d'en faire part à Yohann. Non pas que sa vie privée regardait l'homme, mais leur proximité avec les années les avait conduits à une très forte amitié. Ils étaient proches, indéniablement.

— Euh... disons qu'on a rompu.

— Quoi ? Mais la dernière fois que je vous ai vus ensemble, vous...

Avec un soupir, Eliott agita une main pour dissiper rapidement les mots que Yohann n'avait pas encore prononcés.

— Ça fait déjà une semaine, le coupa-t-il. On s'est appelé après le tournage.

Une grimace lui répondit, mais il eut l'impression de voir un sourire dans l'expression de Yohann. Peut-être le stress qui le faisait délirer.

— Il y avait de l'eau dans le gaz ?

Eliott haussa les épaules.

— Non, ça allait ... Mais je n'étais pas assez présent, apparemment. Si ça ne lui convenait pas, c'était mieux d'arrêter. Je n'ai pas envie de me prendre la tête avec ce genre de chose. Pas le temps pour ça.

— Elle a rencontré quelqu'un pendant que tu n'étais pas là, c'est ça ?

Yohann comprenait vite et bien les gens. Après tout, c'était son travail, même si Eliott était persuadé que n'importe qui aurait pu sauter à cette conclusion avec facilité.

— Ouais. En revanche, j'ignore depuis quand, mais je préfère pas savoir, hein. Histoire que mon honneur soit un peu sauf, au moins sur ça.

À ses côtés, Yohann hocha lentement la tête. Il enfonça les mains dans les poches de son pantalon de costume, dans un geste qui lui était inhabituel et trahissait une certaine gêne.

— À propos de ça, souffla le brun après une hésitation. Je suis désolé pour ce que j'ai pu dire...

— De quoi ?

Il savait parfaitement à quoi Yohann faisait allusion. « Après le tournage ». Il ne parlait plus d'Hélène. À chaque fois qu'ils avaient eu des mots, que ce soit sur la carrière ou les agissements d'Eliott, Yohann avait ce besoin de revenir dessus et d'exprimer des excuses. Une rédemption qu'Eliott n'avait jamais jugée nécessaire, mais qu'il acceptait de bon cœur si cela pouvait faire plaisir à son ami. Celui-ci leva les yeux sur le haut plafond de la pièce.

— Je regrette mes paroles, c'était... bas. Si quelqu'un sait à quel point tu bosses, c'est bien moi. Mais... Le fait est que Sauge est incapable de comprendre ce genre de choses, et pareil pour les clients...

Yohann baissa le regard sur lui. Le sourire en coin qu'il avait discerné plus tôt était toujours là, discret dans cette gêne qu'il montrait ouvertement à présent. Yohann avait des prunelles brunes, si sombres qu'elles paraissaient noires. Il pouvait être aussi expressif que taciturne, ce qui déstabilisait Eliott la plupart du temps. Il était parfois difficile de comprendre Yohann, mais il supposait qu'il avait tout de même réussi à apprivoiser cet homme avec les années. Alors en ce jour, le voir à l'entrée de cette salle de casting, souriant à ses côtés, faisait plaisir à Eliott.

Du bout des doigts, Yohann tapota l'épaule du comédien. À travers son costume, celui-ci sentit à peine son toucher, regrettant que ce contact humain ne soit pas plus appuyé.

— Je crois en toi, dit enfin Yohann.

— Y'a bien que toi, ricana Eliott.

Le sourire de Yohann changea légèrement tandis qu'il se penchait sur lui. Ses doigts glissèrent de l'épaule au biceps d'Eliott, dans un de ces gestes rassurants qu'il avait toujours au bon moment.

— Parce que je sais de quoi je parle, murmura Yohann à son oreille.

Son souffle le chatouilla. Un frisson le parcourut. Riant tout bas, Eliott le repoussa doucement d'une main. À chaque fois, le poids de Yohann contre sa paume le surprenait. Il était habitué aux corps légers et souples des femmes, qui n'avaient rien à voir avec la surface dure cachée sous le costume de son agent.

Cependant, il n'eut pas le loisir d'y réfléchir plus, les yeux souriants de Yohann se tournant vers la porte que tous observaient avec attention. Celle-ci venait de s'ouvrir sur un homme mince, habillé sobrement d'un simple denim et d'un étroit tee-shirt sombre.

— Bordel, on est sapés comme des parrains, ricana Eliott.

Cette fois, Yohann lui donna un petit coup de poing dans l'épaule, en avertissement. Il était toujours si conventionnel dans sa façon de faire qu'Eliott prenait un malin plaisir à le faire tourner en bourrique, même si, il fallait l'avouer, son ami avait une classe folle dans ses costumes. Il voyait bien les regards de toutes ces femmes qui se retournaient sur lui, avec plus ou moins de discrétion. Et certains hommes, aussi.

— Monsieur Legrand ?

Se raclant la gorge, Eliott détourna son attention de Yohann et se détacha du mur. Néanmoins, il ne manqua pas la manière dont les doigts retinrent sa manche une fraction de seconde, son murmure s'élevant entre eux :

Je t'attends. 

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