Chapitre 12 - Gilles

— Arrête de rire !

— Non, mais sérieusement !

Gilles grogna avant de fourrer un autre sushi dans sa bouche, pris directement à la source dans l'assiette de Florence. Elle ne fit aucune remarque, tout comme elle n'avait rien dit quand il s'était senti à l'étroit dans sa ceinture et avait dû l'élargir d'un passant. Celui-là même qu'il avait réussi à resserrer deux jours plus tôt, ayant miraculeusement dégonflé grâce à ses récents efforts.

Son estomac, qui se remplissait de riz et du bonheur de manger un repas ressemblant à autre chose qu'à de la salade et de la dinde, avait eu raison de lui durant la soirée.

Pourtant, tandis qu'il était assis à côté de Florence qui riait à s'en faire mal aux joues, Gilles n'avait pas le cœur à s'attarder sur toutes ces petites choses qui lui empoisonnaient le quotidien. Il savait pourquoi il se sacrifiait et n'avait aucun regret.

Enfin, à priori.

Il écarta cette nouvelle pensée aussi violemment qu'elle était apparue et grogna en plongeant sur une bouchée japonaise.

— Ton Damien a toujours autant l'air d'un démon, dit Florence en essayant de reprendre son calme.

D'une main, elle essuya des larmes inexistantes, ricanant plus fort quand elle vit Gilles faire une réserve de makis dans son assiette.

— Giiiilles !

— T'as qu'à bouffer au lieu de te foutre de ma gueule ! répliqua-t-il, implacable. Et je te rappelle que Damien est un démon, il n'en a pas que l'air !

— Vous faites un sacré duo, tous les deux.

— Tous les deux ? Plutôt crever, marmonna Gilles en se rejetant en arrière contre le dossier du canapé. Il me fait surtout chier !

Il n'y avait qu'entre deux contrats et tournages que Gilles côtoyait vraiment Damien, à cause de leur présence simultanée dans les locaux de l'agence. Damien gérait des postes divers dans la société, se retrouvant souvent au four et au moulin, comme il le déclarait lui-même. Il aimait visiblement être partout et seconder qui en avait besoin, d'une main de maître, mais il ne cachait jamais ses sentiments aigris concernant les stars de la production. Au sein même de Max Brennet, Gilles était d'ailleurs sa cible favorite. Autant dire qu'il faisait tout pour ne pas se trouver sur le chemin de Damien quand il pouvait l'éviter.

C'était loin d'être le cas sur ce projet, que Damien menait en partie. Samuel Stenson l'avait réclamé, pour Dieu savait quelles obscures raisons. Parfois, Gilles imaginait, avec une grimace, que les deux hommes usaient de plaisirs coupables ensemble. Samuel, trompant sa femme et oubliant l'existence de ses enfants pour quelques heures de luxure ? Ce ne serait certainement pas la première fois ni la dernière, après tout. La rumeur courait que Damien passait de bras en bras avec une facilité déconcertante et sans demander quoi que ce soit en retour. Professionnellement, il ne comptait que sur son talent et ses compétences. Gilles savait que c'était la seule chose qui l'avait propulsé à la position qu'il tenait, et non pas son cul, contrairement à certains on-dit qui circulaient.

Florence se contenta de hausser les épaules, puis enchaîna avec un rire :

— Et du coup, ce type que t'as rencontré, là, il t'a fait des guili-guili partout ?

— Flo ! siffla Gilles, écarlate.

— Ben quoi ?

— C'est pas... enfin, merde quoi !

— Oh, allez ! Tu m'en as parlé trois fois déjà et on n'en est même pas à la moitié du repas !

— Ah ouais ? Y'aura bientôt plus rien dans ton assiette, lui signala-t-il.

— Parce que t'as tout pris ! Ça ne compte pas ! Donc ! Les. Guilis. Du. Beau. Mec.

Elle hacha sa phrase, appuyant sur les mots au moment opportun. Gilles se sentit encore rougir à plusieurs reprises, plus particulièrement sur les dernières syllabes.

— Les guili rien-du-tout, gémit-il.

— On parle du fait que tu n'arrivais pas à le regarder dans les yeux ?

— Ils sont absolument magnifiques, c'était un coup à avoir la trique direct !

Elle plissa les paupières, agitant vers lui des baguettes qui tenaient maladroitement entre ses doigts.

— Tu m'as caché ton talent de poète, toi !

Il rit malgré lui. Florence avait ce pouvoir étonnant, celui de le faire dédramatiser dans presque toutes les situations. Celles qui semblaient insurmontables, en tout cas. Les autres, il y arrivait tout seul, comme un grand, mais dans des moments tels que cette journée post-apocalyptique, il avait besoin des lumières de son amie. De sa lumière, surtout. Son sourire éblouissant l'aidait toujours à remettre son monde dans le bon sens.

Il ne comptait plus le nombre de fois où il avait souhaité préférer les femmes. Pour aimer Florence et lui rendre tout ce qu'elle lui avait offert, avec cette tendresse et cette générosité démesurée.

À la place, il l'avait laissée se perdre dans un milieu où les hommes régnaient en maîtres. Elle ne le lui avait jamais reproché, enfonçant les portes elle-même sans avoir besoin de qui que ce soit pour la guider. Son coup de pied était tout simplement magistral.

Gilles était parfois rassuré qu'elle ne l'ait jamais suivi derrière les caméras. Il n'aimait pas particulièrement l'idée d'être sexiste sur le plan professionnel, mais il y avait des situations que lui-même avait du mal à gérer et digérer. À force, elles faisaient partie intégrante de son métier, qu'il le veuille ou non.

Des situations comme Margaux de La Motte, qui était une de ces petites affaires désagréables. En voilà une qui n'avait jamais accepté l'orientation sexuelle de l'acteur, persuadée qu'il pouvait choisir à loisir. Quand ils étaient sur la réalisation du Ranch ensemble, Gilles profitait de son grand chapeau de cowboy pour la toiser le moins possible. Il préférait éviter son regard, la plupart du temps. Dans le genre gênant, elle savait se poser. Dans le genre collant également. Combien de fois avait-elle tenté de le faire venir dans sa loge – voire dans son lit ? Au souvenir encore récent des derniers tournages, Gilles soupira. Florence glissa un œil dans l'assiette de son ami, comptant les rescapés.

— Tu perds de ton coup de baguette, dit-elle en mâchonnant un morceau de gingembre mariné.

Soit dit en passant, il détestait ce petit ingrédient miracle qui leur était tant vanté. Comment un truc qui avait un goût de gel nettoyant pour les chiottes pouvait-il être un allié vers les plaisirs nocturnes, au juste ?

Il se félicita de ne pas être intéressé par Florence, cette fois, en ce qu'il ne l'aurait certainement jamais embrassée après qu'elle eût avalé ce truc immonde.

— Le temps que tout se tasse, dit-il, et je rempile pour les autres.

— Je n'ai jamais compris où tu parvenais à mettre tout ça, soupira Florence.

Il haussa les épaules, à deux doigts de lui énumérer toutes les réponses qu'aurait balancées Damien s'il était présent, mais il se contenta d'un bref résumé :

— C'est la raison du régime et du sport.

— Il va vraiment falloir que tu m'expliques cette nouvelle lubie...

Il n'échapperait pas à la partie matraquage du gras.

— Damien, dit-il simplement.

— Ah, oui, le démon.

Au moins, son nom était associé à quelque chose d'amusant. Elle ajouta, curieuse :

— Et donc ? Il t'a obligé à prendre un coach ? Il te fait bouffer des radis ?

Gilles détestait les radis.

— Entre autres ! gémit-il. Enfin, pour tout ça, j'ai un coach, ouais... C'est foutrement compliqué de s'y tenir, même avec quelqu'un qui te dit quoi faire... Comment les gens parviennent-ils à faire tout ça en étant seuls ?

Florence plissa son petit nez, tapotant contre sa bouche du bout de ses baguettes.

— Eh bien, pour commencer, de plus en plus de personnes prennent un coach sportif, de nos jours, tu le sais ?

— Comme si c'était suffisant !

Maugréant dans sa barbe, il s'appuya de nouveau contre le dossier du canapé. Ses baguettes roulèrent dans son assiette et ne s'arrêtèrent que lorsqu'elles rencontrèrent un sushi sur leur chemin.

— Pourtant, tu as l'air en forme, continua-t-elle. C'est que ça doit être efficace...

— Je cherche toutes les sources de motivation que je peux, grogna-t-il.

— Quoi, y'en a qui fonctionnent mieux qu'un super-coach-pour-stars-d'Hollywood ?

Il lui lança un regard noir, tout en ne pouvant s'empêcher de rire à sa pique. Gilles détestait lorsqu'elle parlait ainsi, pourtant elle n'avait pas tellement tort. Sauf qu'il n'était pas si bon, de son point de vue. Il leva les yeux au plafond.

— J'essaie de trouver des modèles pour la motivation... grogna-t-il.

— Tu veux dire que ton coach est canon  ?

— Mais non  ! Enfin, si. Mais ! Non ! Bordel, Flo !

Avec un gémissement, il pressa ses paumes contre ses paupières jusqu'à voir quelques étoiles. Il se ridiculisait toujours plus que de raison dans ce genre de conversation, et Florence savait pertinemment ce que cela signifiait. Elle le connaissait bien. Elle le dévisagea un moment, avec un petit sourire en coin.

— Comment s'appelle l'Apollon ?

— Juan.

Faites qu'elle ne...

— Ton coach ou ta motivation perso ? Ou les deux, peut-être ?

Saleté.

Il gémit pitoyablement.

— Le coach...

Pourquoi s'embêter à mentir ? De toute façon, elle saurait tout dans les cinq minutes à venir, top chrono. C'était le but de ce genre de soirée. Florence était au courant de tout, absolument tout, concernant sa vie privée et, surtout, ses déboires en matière de relations. S'il avait bien besoin d'une chose dans son quotidien parfois harassant, c'était de celle-ci. Florence était drôle, rassurante et douce. Sa constante.

Pendant quelques secondes, il attendit avec (im)patience, tandis qu'elle enfournait un sushi trop gros dans sa petite bouche, et étudia la façon enfantine qu'elle avait de mâcher longuement, ses doigts pressés devant son visage pour ne laisser apparaître que ses yeux. Elle détestait être observée la bouche pleine lorsqu'elle mangeait. Il avait toujours trouvé cette manie un peu étrange, lui qui ne s'encombrait pas de ce genre de choses : il aimait manger, alors être vu s'adonnant à ce plaisir était tout sauf gênant. À part quand il s'agissait de Damien. Tout devenait embarrassant et déplaisant avec ce type.

— Et ta motivation alors, elle s'appelle comment ? demanda-t-elle enfin.

Elle avait un grain de riz au coin de la bouche, mais il ne dit rien. Il était déjà focalisé sur le nom de...

— Eliott, souffla-t-il.

Florence cligna des yeux.

— Eliott, répéta-t-elle simplement.

Elle retint visiblement une petite grimace, comme si quelque chose la dérangeait brusquement. Était-ce à cause du prénom de l'homme ? Gilles n'avait pas rencontré des centaines d'Eliott dans sa vie, il devait bien l'avouer, mais de là à avoir un problème avec ce prénom... Cet homme n'avait pas l'air beaucoup plus jeune que lui, d'ailleurs. Ou était-il plus vieux ? À quelques années près, il était difficile de le dire avec exactitude. Et son corps était bien conservé. Plus que bien. Bordel, son corps...

Maintenant, ça devenait gênant, surtout sous le regard scrutateur de son amie. Tant pis pour lui, il savait d'avance à quoi s'attendre, après tout.

— Pourtant, tu ne t'appelles pas Peter, reprit-elle après un instant de réflexion.

— Ah, tais-toi.

Elle se contenta de glousser, comme elle le faisait à chaque fois dans ces situations-là, sa réaction étrange ayant disparu de ses traits. C'était ainsi. Elle le poussait, gentiment, à s'épancher. Son rire était doucement communicatif. Il ignorait toujours comment la remercier de sa présence, mais quand le besoin était là, ils échangeaient les rôles.

— Un beau dragon, je suppose ?

— Ce n'est p...

Oh, et puis merde.

Il leva les mains en signe d'abandon.

— Un très beau dragon, grogna-t-il.

— De quelle couleur ?

— Blond.

Comme les blés.

— Et ?

— Bleus.

Seigneur, ses yeux.

Il soupira, se retenant de fermer les yeux pour visualiser l'homme qui le hantait depuis... une dizaine de jours, et au bas mot tous les jours. C'était déconcertant, loin de ses habitudes. Peut-être était-il en manque ? Il n'avait eu absolument aucun contact intime depuis son dernier compagnon. Un an auparavant. Seigneur ! Déjà un an ? C'était encore plus effrayant de réagir ainsi ! Faites qu'il refuse le contrat, par pitié ! Ce serait préférable pour lui. Il serait si ridicule en lui faisant face sous les caméras !

— Décidément, t'es entouré de beaux gosses en ce moment ! Et où diable as-tu rencontré ta magnifique motivation ? Parce que vu ta tronche, ça m'a l'air d'être du bon.

— Aux côtés d'un démon.

Florence éclata de rire avant de pouvoir s'en empêcher, et ses doigts se collèrent immédiatement à sa bouche.

Trop tard, petite garce ! songea-t-il en plissant les yeux à son encontre.

— Merde ! Damien ? Un pote à lui ? Ils gravitent tous autour de ce type ou quoi ?

— Je préférerais, au moins ça me couperait l'envie.

Elle secoua ses mains, réclamant la suite dans un silence empressé et Gilles abandonna le combat, une fois encore :

— En fait, c'est mon peut-être futur partenaire... celui dont je te parlais au début...

Son rire fut si strident et soudain qu'il les surprit tous les deux. Pendant un moment, son ventre fut agité de spasmes, ses deux mains plaquées sur sa bouche tandis qu'elle se bidonnait en le dévisageant.

— Flooooo...

Il gémissait presque. Le sort en fut jeté quand il ajouta, conscient d'ajouter de l'huile sur le feu qu'était devenu son amie :

— Et il est hétéro, tu t'en doutes.

Elle bascula sur le côté. Son rire redoubla.

— Oh putain, oh putain, ooooooh putaaiiinnnn ! rit-elle. Gilles, t'es pire qu'un mauvais sitcom !

— Je ne sais vraiment pas comment je dois le prendre, bougonna-t-il.

Un sushi, vite !

— Tu me fais marrer, prends-le bien du coup ! suggéra-t-elle.

Il ricana, incapable de répondre, et occupa sa bouche suffisamment longtemps pour faire le point sur ce qu'il pouvait dire de plus.

— Damien connaît personnellement son agent, de ce que j'ai compris.

C'était important, l'air de rien, un détail qu'il avait laissé de côté trop facilement à son goût. Était-ce d'ailleurs une autre des raisons qui avaient orienté Damien sur ce choix ?

— Et...

Il soupira.

— Il semble persuadé que ce serait le partenaire idéal. Du genre, celui qui sait de quoi tu as besoin et devance la situation, tu vois ?

— Ah, ouais. Ce genre de mec qui me fait littéralement chier, marmonna-t-elle, redevenue calme en quelques instants.

— Parce que tu le verrais comme un gros lourd qui te sous-estime ?

— To. Ta. Le. Ment.

Elle se redressa, ses jambes menues s'enchevêtrant dans une position en tailleur un peu expérimentale sur le fauteuil, ses genoux coincés en l'air par les accoudoirs.

— Bon ! Parlons peu, parlons bien ! Il est comment ton dragon ?

— Flo, non...

Flo, si ! répliqua-t-elle avec enthousiasme en battant des mains. C'est ton modèle physique, je veux savoir à quoi tu vas ressembler dans deux mois !

À rien, songea-t-il. Ou à tout, sauf à Eliott.

Avec un nouveau soupir à fendre l'âme, auquel elle ne prêta aucune attention, Gilles attrapa son téléphone. Malgré lui, il dut admettre qu'il avait créé plusieurs raccourcis dans sa barre de favoris qui lui permettaient d'accéder rapidement aux photos et vidéos de l'homme. Avec un reniflement qui attestait de son inconfort, il tendit le petit appareil qu'elle saisit avec un plaisir évident.

Cependant, dans les secondes qui suivirent, son silence devint effroyablement pesant et inattendu. La gaieté de Florence avait fané avec brutalité, oscillant entre... En fait, Gilles ne savait pas du tout quoi penser de son expression. Elle ne souriait plus du tout et c'était ce qui le gênait le plus. Cette expression étrange qu'elle avait eu plus tôt en entendant le prénom du comédien était là, de nouveau. Il ne comprenait pas.

— Flo ? tenta-t-il.

— Tu vas jouer avec Eliott Legrand ? Cet Eliott-là ?

Ses lèvres bougèrent pour se figer en une petite moue. Dans ses yeux clairs, il y avait une peine, si caractéristique et qu'il détestait tant voir chez son amie.

— T'as même toutes ses vidéos, ajouta-t-elle à voix basse après avoir tapoté plusieurs liens.

Il ne releva pas, fronçant les sourcils.

— Il y a un souci ?

Ce n'était pas la première fois qu'il lui montrait un type sur lequel il fantasmait, mais elle n'avait jamais réagi de cette manière. Il était plutôt habitué à ce qu'elle partage ses goûts en matière d'hommes. Combien de fois avaient-ils fait des scénarios idiots dans lesquels ils se démenaient pour savoir lequel des deux gagnerait les faveurs de leur innocente cible, assis dans son canapé avec une pizza ? Il ne pouvait pas le calculer, c'était impossible.

— Ce type, dit-elle doucement en lui tendant le téléphone. C'est mon ex.

Il sentit sa bouche s'assécher.

Florence n'avait pas qu'un unique ex-petit ami, mais il n'y en avait qu'un qui lui avait donné l'impression de ne pas exister, de ne pas compter. Un unique homme qui avait fait disparaître ce sourire de son visage durant des mois. Un seul, dont il ignorait jusqu'au nom et ce qu'il s'était passé. Enfin, de ce qu'il en avait compris, c'était plutôt qu'il ne s'était rien passé.

Au moins, une chose était sûre concernant Eliott Legrand : un hétéro pur et dur. Florence en était une autre preuve vivante, au même titre que toutes ces femmes pendues à son bras sur les photos trouvées en ligne.

Il n'avait donc rien àcraindre à se retrouver face à lui, Damien avait raison. Et tant pis s'il s'entrouvait étrangement amer.


Référence au film de Disney « Peter et Eliott » 

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