Chapitre 2

Nul besoin de dire que ma trique est retombée direct quand j'ai entendu la voix de Diego. Ce type, c'est la débandade assurée. J'imagine qu'il serait utile dans certaines situations, mais je n'en vois aucune pouvant me concerner.

Toujours est-il que je me retrouve face à cet idiot de Diego dans notre bureau commun au studio. Une pile pas possible de dossiers s'élève là où je pose habituellement mon ordinateur portable. Je sais déjà de quoi il retourne, sans avoir besoin d'écouter ce qu'il déverse de sa voix soporifique : il flippe de donner lui-même la validation finale sur tous ces contrats et d'endosser une quelconque responsabilité si un problème devait avoir lieu. Blaireau. On peut me rappeler pourquoi il travaille ici, celui-là ?

— Pour quand sont-ils ? le coupé-je en me laissant tomber sur mon fauteuil, avisant le tas beaucoup trop épais à mon goût.

Il y a forcément une merde qui traîne, je le sens. Surtout en considérant la façon dont il se tortille derrière son propre bureau, des papiers étalés partout autour de lui. Il est bordélique au possible, il ne tiendra jamais s'il ne modifie pas la majeure partie de ses habitudes de boulot... parce que s'il ne le fait pas vite, je lui mets une branlée et je demande à changer d'espace de travail.

— Euh, c'est pour ça que j'avais besoin que tu viennes aujourd'hui, en fait...

Je suis loin d'être débile, qu'on se le dise, mais je sais à quel point les gens ont du mal à s'en rendre compte. Je garde le regard vissé sur lui tout en attrapant délibérément les feuillets les plus en dessous de la pile.

Il pâlit, le connard.

Et moi aussi, en avisant la date initiale.

— Tu te fous de ma gueule ? Ça fait plus de trois semaines qu'ils attendent la validation ?

— É... écoute, Dam, c'est que...

Je travaille avec un débile irresponsable. Déjà las, alors qu'il y a moins d'une heure je posais mes affaires chez moi et me tapais une première gaule à distance avec mon mec, je passe rapidement une main sur mon visage pour me calmer. Puis, je baisse les yeux sur cette liasse de papiers absolument indécente. Au moins, ne plus regarder sa gueule devrait m'apaiser. Ou pas. C'est la cata. Combien d'heures ça va me prendre de rattraper tout ça ? Il faut que je prévienne les autres services... et les clients, merde. On va passer pour des incompétents !

— Diego ? lâché-je après quelques secondes.

— Euh, oui ?

Il a une toute petite voix et je connais sa façon de rentrer la tête dans les épaules quand je l'engueule. Je sais que je ne suis pas le mec le plus agréable, voire franchement pas sympathique du tout si j'ai un pet de travers, mais, cette fois, j'en ai rien à secouer. C'est la boîte qui va pâtir de son incompétence si je ne prends pas les choses en main. Tout de suite.

— T'es de corvée café et massages. File-moi tous tes dossiers.

— Dam, je...

— Damien, le rectifié-je en grinçant. Jusqu'à ce que je sois calmé, c'est même monsieur Damien pour toi, trouduc. Les dossiers. Café. Maintenant. Et oublie les massages, ne me touche pas en fait.

Une demi-seconde plus tard, je suis seul dans le bureau et les sanglots de Diego qui résonnent dans le couloir m'apaiseraient presque si je n'étais pas aussi énervé.

Y'a pas moyen que je m'en aille sans que quelqu'un fiche la merde pendant mon absence, c'est ça ? Bordel, ce dossier-là, presque quatre semaines de retard ! Qu'est-ce qu'il a branlé, bon sang ? Il ne pouvait pas demander à un manager ? Ou même, m'envoyer un message ? J'aurais répondu, merde ! On va passer pour des glands ou des je-m'en-foutistes, maintenant !

Me plonger dans ces conneries me prend plus de temps et d'énergie que je ne le pensais. Il y a trop à dire, trop à rectifier. Des erreurs de débutant, ce que Diego n'est plus censé être, depuis le temps qu'il bosse chez Max Brennet.

Peut-être que sa promotion n'était pas une bonne idée, même si cette réflexion m'est désagréable. Du moins, il n'aurait pas dû être muté sur ce type de travaux. Il flippe au moindre truc, n'a aucune confiance en ce qu'il fait et se repose entièrement sur son entourage pour se faire valider. Je le redis, mais il ne pourra pas avancer tant qu'il ne changera pas de façon de penser et de faire, malheureusement.

Je le sais.

Je suis passé par là, il y a longtemps. Parfois, j'en ai encore des relents, dans certaines situations.

Je sursaute en sentant mon téléphone vibrer dans la poche arrière de mon pantalon. Trop serré. Je n'ai pas pris deux minutes pour enfiler d'autres vêtements après que Diego a appelé tout à l'heure. Mon sac est toujours ouvert au milieu du couloir, mes caleçons jonchent le sol de ma salle de bain parce que j'ai arrêté de viser la panière dès le troisième lancer pendant que je parlais avec Yohann. Je crois que j'ai semé un nombre incalculable de choses dans mon sillage en seulement cinq minutes dans mon appartement. Un désastre. Heureusement que personne d'autre que moi n'en pâtit au quotidien.

Je soupire malgré moi à cette pensée.

Heureusement, hein... ?

Sur l'écran de mon téléphone, je reconnais aussitôt les premières lettres du nom de mon correspondant et ne peut m'empêcher de sourire. Une bonne chose qu'il n'y ait personne dans le bureau, ça ruinerait mon image de connard insensible.

Yohann : Boulot ?

Il ne me faut pas longtemps pour répondre : avec un bulot.

Je pose l'appareil à côté des dossiers empilés. Je ne sais pas ce que je ressens, là, tout de suite. De l'agacement, peut-être. J'ignore même ce que j'espérais en revenant, étant donné que ce genre de situation constitue la majeure partie de mon taff. Rattraper les conneries des autres et faire en sorte que tout le reste se déroule à peu près sans accroc. Jusque-là, je m'en sors pas mal, apparemment. Max est satisfait et me l'a déjà fait comprendre à plusieurs reprises. Financièrement, d'une part. Personnellement, d'autre part.

Travailler pour un studio de production cinématographique ressemble à un rêve pour beaucoup de gens, mais personne n'imagine ce qu'il se passe réellement en arrière-plan. On a toutes sortes d'individus, mais de tempéraments également. Certains sont plus faciles à gérer et vivre que d'autres, et ces autres représentent la raison véritable de mon poste ici.

L'écran de mon téléphone s'illumine de nouveau, je tends le cou pour lire l'extrait qui s'affiche.

Yohann : Le pauvre.

Ah, il a un peu compris comment je fonctionne, maintenant.

S'il faisait son taff, il chialerait pas devant la machine à café, écris-je quasi aussitôt.

J'ai à peine appuyé sur « envoyer » que j'ai des remords. Est-ce qu'il va penser que je suis un connard, lui aussi ? Je veux dire, même s'il est passablement au courant concernant mon caractère de merde. Cependant, je n'ai pas le temps de revenir sur mes mots et d'effacer mon message que, déjà, le petit « lu » s'affiche en bas de la conversation.

Bon, bah, tant pis.

Épisode « Damien-le-trou-du-cul », enclenché.

Yohann : File-lui au moins un mouchoir, le pauvre.

Je renifle en ricanant et laisse l'écran redevenir noir. J'ai que ça à foutre, tiens ! À force, il doit connaître l'emplacement de tous les mouchoirs de la boîte.

Pendant de longues minutes, j'alterne entre la vérification et la validation des documents à envoyer, et échanger de brèves paroles avec Yohann. Ça me fait du bien. Ça me donne l'impression de ne pas être tout à fait rentré à la capitale, comme s'il était ici et que j'allais le retrouver d'un instant à l'autre, par exemple après le travail.

Ça m'éloigne du retour à la réalité, trop abrupte, trop rapide et bien trop indésirable à mon goût.

Cette dernière pensée me rend amer, encore une fois, et j'en viens presque à espérer que Diego s'est perdu dans les couloirs jusqu'à la machine à café, loin, très loin de moi.

Je boude mon téléphone pendant plus d'une heure pour me concentrer sur le rattrapage de toute cette merde. D'ailleurs, mon café n'est toujours pas là et après sept heures de route, bordel, je commence à en avoir salement besoin. Je craque, referme un dossier bouclé à l'instant et pars enfin à la recherche de Diego.

Le couloir est calme tandis que je le remonte. Un peu plus loin, venant d'un autre département, j'entends des chuchotements. À cette heure-ci, la plupart des bureaux sont déjà verrouillés, les quelques-uns encore fréquentés sont grands ouverts et allumés de l'intérieur.

Je dépasse la machine à café qui se trouve à la jonction des quatre galeries. Pas de Diego, évidemment.

Une porte, deux portes... troisième porte, je m'arrête avant la lumière. Ma curiosité a toujours été plus forte que tout, avec son lot de problèmes. Cependant, ce n'est pas le cas ce soir ; dans cette discussion à voix basses, je distingue les mots « tyran », « connard » et « tarlouze ».

Il ne me faut qu'un pas.

— On parle de moi ? demandé-je en passant la porte sans préavis.

Non pas que le thème m'importe réellement, je sais que je suis dur à vivre ici, mais, dans l'immédiat, c'est le côté homophobe de la chose qui me dérange. Pas pour moi. Pour les autres qui auraient à subir ce genre de situations. En ce qui me concerne, j'ai eu mon lot et n'ai aucun problème avec ça. Les gens qui crachent sur les gays sont toujours agréablement surpris en découvrant que j'ai autant de couilles qu'eux. Voire plus. Ça fout souvent une claque à leur égo.

Diego sursaute et se retourne, penché au-dessus d'un bureau. Je n'ai besoin que d'un regard pour voir ses yeux rougis et la terreur sur sa figure. Rien que ça ! C'est bon, je ne vais pas le bouffer, non plus. Son vis-à-vis grimace et s'incline pour me dévisager. Évidemment, il fallait qu'il trouve refuge dans ce bureau-là... Pierre Martelot plisse ses petits yeux porcins en me toisant d'un air antipathique.

— Putain, de Calle, grogne-t-il. Tu peux pas prévenir quand t'arrives ?

— J'enverrai une missive la prochaine fois.

— Ouais, ouais, bon, tu veux quelque chose ?

Il se fait poli parce qu'il sait que je les ai entendus, même s'il ignore ce que j'ai compris exactement de leurs propos. Suffisamment à mon goût. Ce type est un déchet assez classique, persuadé que je me fais sauter par la direction. On va dire qu'il agite fréquemment cette donnée pour essayer de sauver les apparences et se trouver une excuse pour son comportement quand je le chope. Mais vraiment... il n'y a que les apparences qui sont sauves.

— Mon garçon de café, répliqué-je sèchement en tournant les talons. Ramène ton cul, Diego.

— De Calle, reviens là !

Contrairement à mes habitudes, j'obéis. Martelot s'est levé et les roulettes de son siège raclent le sol sous son poids. C'est qu'il y a une bête, ici. Plus grand, plus gros que moi et même s'il n'en faut pas beaucoup à ce niveau-là, disons que la cantine est bonne chez bobonne. Il me toise, l'œil mauvais, fulminant. Déjà prêt à me suivre, Diego fixe le lino d'un air penaud. Il va soit se chier dessus, soit chialer de nouveau. Et dans les deux cas, ça m'ennuie d'avance.

— J'ai du travail, soupiré-je.

— T'as surtout besoin qu'on te remette les idées en place, rétorque-t-il.

Oh, ça faisait un bail, dites donc ! Je m'apprête à lui renvoyer à quel point il m'a manqué, pendant ces deux mois de filmage, mais j'ai juste le temps de tourner ma langue trois fois dans ma bouche avant qu'il reprenne :

— Tu outrepasses tes droits une fois de trop ! T'es tenu au respect envers tes collaborateurs, de Calle, OK ? T'es pas là pour leur en mettre plein la gueule ou les tyranniser ! La prochaine fois qu'il y a un problème, je n'hésiterai pas à en référer !

J'oubliais qu'on est dans le couloir des RH, ici.

— La prochaine fois que t'as un problème avec les pédés, je n'hésiterai pas non plus, retourné-je. Ça aussi, ça tient du respect. Donnant-donnant.

Il devient écarlate. Au fond, on a tous les deux raison et on le sait pertinemment. Martelot se redresse dans une position qui se veut dominante, mais la seule chose que je vois surplomber le bureau, c'est son gros ventre et l'ombre en dessous.

— Y'a rien que tu puisses me reprocher, de Calle, crache-t-il. L'inverse n'est pas vrai, par contre. Fais gaffe à tes miches.

Je hausse les épaules, mais je garde sa menace dans un coin de ma tête tandis que je quitte son office, Diego sur les talons. Le retour se fait en silence. Dans ma poche arrière, mon téléphone a vibré plusieurs fois, me faisant me demander si Yohann s'inquiète de mon manque de répondant. Peut-être pas, il sait ce que c'est de travailler dans le milieu, même s'il ignore ce que je fais exactement. Il n'en a eu qu'un aperçu durant le tournage, après tout, et il faut avouer que discuter du boulot est bien la dernière chose que nous avons faite lorsque nous nous retrouvions tous les deux.

Je soupire en parvenant à notre bureau.

Ce con me manque et j'ai tout juste regagné mes pénates.

Quand je stoppe sans crier gare, Diego n'a pas le temps de s'arrêter et me heurte. Dur de ne pas m'énerver plus que je ne le suis déjà, mais je carre les épaules et inspire profondément. Je le sens de nouveau en alerte.

— Rentre, dis-je lentement en approchant de mon bureau.

— Hein ? Mais... euh, je veux dire, ton café...

— Ça m'a coupé l'envie. Rentre chez toi.

J'avancerai plus vite si je n'ai pas à gérer sa présence dans mon environnement. Je jette un coup d'œil à la pendule accrochée au-dessus de la porte. Dans l'encadrement de celle-ci, Diego tire une piteuse mine. J'essaie de ne pas me dire que j'en suis directement responsable, même si c'est le cas, et me lance sur mon fauteuil. Les roulettes et mon élan me propulsent en arrière. C'est le mur qui m'arrête et je passe les doigts dans mes cheveux, arrachant l'élastique qui les retient. Ils chatouillent ma nuque, ça doit être le bazar là-haut. J'ai besoin de la main de Yohann dedans. Je veux retourner sur le tournage.

— Fais vite, ajouté-je à son manque de réaction alors qu'il me fixe. Sinon, tu auras une vraie raison de te plaindre à la RH.

Il ne se fait pas prier. En quelques secondes,Diego embarque son ordinateur et les rares dossiers qu'il a gardés pour lui. Ilne prend même pas la peine d'enfiler son blouson, le cale sous son bras etdisparaît. La porte reste ouverte et je fixe l'embrasure jusqu'à ce que lalumière automatique du couloir s'éteigne. 

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