Chapitre 1

La porte grince, puis claque. Le bruit mou de mon gros sac résonne quand il atterrit sur le sol. Autant de sons qui me paraissent familiers et saugrenus à la fois.

L'entrée est sombre.

Mes doigts tâtonnent contre le mur jusqu'à trouver l'interrupteur. Le déclic. La lumière jaillit. Seul sur le seuil, j'observe la première pièce qui m'apparaît. L'air est saturé de poussières.

Je n'ai pas vu mon appartement depuis plus de deux mois. En mon absence, Michou est probablement passé pour vérifier que tout allait bien, comme d'habitude. Quand j'avance et jette un coup d'œil dans le salon, je reconnais le tas caractéristique que forme le courrier sur la table basse. Quelques enveloppes sont décachetées et proprement mises sur le côté. Il sait quels sont les papiers qui hurlent à l'urgence. Les habitudes ont la vie dure.

Ce qui me frappe en premier, ce n'est pas le silence. Ça, je m'y suis fait depuis si longtemps que je n'ai pas vraiment souvenir des périodes de mon existence où ça n'a pas été ainsi.

Non.

Là, c'est plutôt le vide qui me prend à la gorge, épais et envahissant. Et la solitude, aussi. Une compagne que je refoule autant que possible, quitte à m'entourer d'une mauvaise manière. Tout pour ne pas être seul. Malheureusement, j'ai conscience de ce qu'il en est : peu importe qui gravite dans mon monde et de quelle façon, je sais comment se termine inéluctablement chaque journée. Esseulé, encore et toujours.

Debout au milieu de mon appartement, il me faut quelques instants avant de bouger. Un pied après l'autre. Ma routine, quand je reviens d'un long moment sur le terrain. Le dernier tournage s'est plutôt bien passé si je regarde les choses de manière pragmatique. Le réalisateur a l'air ravi. Les acteurs étaient satisfaits, pour la plupart. Enfin, je crois. Je ne me suis pas amusé à les sonder et encore moins à leur poser la question. Pas le temps pour ça.

Dans la cuisine, tout est en ordre et propre. Ma chambre est impeccable aussi. Les draps ont été changés, je remarque que ceux qui étaient sur le lit lors de mon départ sont maintenant dans la panière de linge sale. Il y a une pièce qui a servi pendant mon absence, c'est pas mal. Ça donne presque l'impression que ce n'est pas totalement désert...

Michou est bel et bien venu utiliser mon appartement pour ses petites affaires personnelles, au minimum une fois, mais il sait le faire proprement et c'est le principal. J'ai au la chance d'avoir un ou deux proches respectueux des possessions d'autrui, mais ce sont bien les seuls. Gilles, peut-être, mais je suis loin de le considérer comme un ami au sens strict du terme. Je crois. Un collègue pas dégueulasse, à la limite. Il est gentil et il me fait marrer. Enfin, quand il n'est pas trop chiant avec ses états d'âme. Bref, je l'aime bien.

Je quitte la petite salle de bain et retourne dans le salon. Mon manteau vole sur le canapé. Je m'en occuperai demain. Là, j'en ai juste marre. Une espèce de ras-le-bol comme j'en ai fréquemment quand je rentre à l'appartement. Un truc qui me ferait jeter la table par la fenêtre, si j'en avais la force. À cette pensée, j'évite sciemment mon reflet dans la vitre qui me le renvoie à moitié.

A peine plus de deux mois en tournage, à courir dans tous les sens et à ne plus faire attention à rien d'autre que le boulot et les besoins de chaque équipe, et je ne ressemble plus à rien. Rachitique, Domino. Il va encore falloir que je fasse la tournée des restaus avec les collègues, tellement ils vont m'emmerder en me voyant. Ça m'agace d'avance...

Ça ou bien pour une fois, je pourrais ne pas faire l'effort de me rapprocher de ce que tout le monde attend de moi. Me foutre totalement des remarques dès que je perds une taille ou deux. Ou trois. Gilles a au moins la décence de ne pas en dire un mot, pourtant je sens fréquemment son regard me scanner. Enfin, venant de lui, c'est peut-être son incompréhension quant à notre immense différence de métabolisme. Je maigris, il grossit. À vue d'œil pour nous deux. Je perds d'ailleurs toujours plus qu'il prend, pour être honnête... le ratio est un peu baisé. Je suis baisé. Putain, non, même pas, mais j'aimerais bien, là, de suite.

Pendant que mon cerveau repart sur des élucubrations dont je me passerais bien, je récupère mon sac dans l'entrée. Il est lourd. Je le traîne, sans tenir compte du tapis qui s'enroule à sa rencontre. Au milieu du couloir, j'hésite entre ma chambre et la salle de bain, puis me décide pour les deux à la fois en restant à ma place. Je jette les vêtements propres sur le lit à travers la porte ouverte et les sales sont bazardés en direction de la panière à linge. Ranger attendra. Je n'en ai rien à faire. Ce qui me mine, c'est que ce n'est pas la fatigue qui m'alourdit ainsi. C'est quelque chose d'autre, de plus virulent, d'insidieux, que je connais et dont j'essaie de ralentir le processus autant que possible.

Le retour au quotidien.

Au milieu de mon vidage de sac, je m'arrête et regarde autour de moi, con avec un caleçon dans la main.

Le silence.

Je suis seul.

J'ai pourtant l'habitude.

Je suis toujours seul.

Il n'y a pas un son dans tout mon appartement.

Je n'ai pas d'horloge à aiguilles.

Je n'ai pas d'appareil qui vrombit.

Je n'ai pas d'animal de compagnie.

Je suis seul.

Parfois, j'en ai encore des vertiges quand je me concentre sur cette simple idée. Avec les années, j'ai réussi à cesser de m'appesantir dessus.

Je suis...

Mon train de pensée s'interrompt et mes mains aussi quand la sonnerie de mon portable retentit et résonne dans le couloir. Je lâche tout.

... Dès qu'il s'éveille, il voit le soleil...

Mon cœur s'emballe pendant une fraction de seconde, ou au moins le temps que je dégaine mon téléphone et vérifie le nom. Je sais à qui j'ai dédié cette sonnerie, mais j'ai du mal à y croire. À tout ça. À lui.

À nous ?

... Et sa gourmandise lui fait faire des bêtises...

Je décroche.

— Ouais ?

Ce serait mentir de dire que je n'ai pas la gorge sèche.

C'est quoi ce « ouais », je t'ai pas manqué ?

Même à travers le microphone, sa voix possède ce timbre chaud et si particulier, celui qui m'a fait fondre dès le premier mot, la première fois. Il l'ignore sûrement, mais le jour où il a croisé mon chemin, je me suis aussitôt langui de son regard sur moi.

Sans trop chercher à réfléchir, j'avise le sous-vêtement dans ma main.

— Je suis en train de faire une lessive, répliqué-je.

C'est censé vouloir dire quoi ?

— Tous mes caleçons sont à laver.

Il laisse un blanc s'installer et je sais qu'il est tout ouïe. Il se doute probablement déjà de la façon dont je vais embrayer :

— Ça signifie que j'en ai pas pour demain.

Son souffle résonne dans le combiné, lourd de sens, pesant de désir, le même qu'il me montrait lorsqu'il me plaquait sur son matelas à peine l'avais-je rejoint.

Je bande, un chatouillis familier se ruant dans mes entrailles.

Et comment tu vas faire ? expire-t-il.

Sa voix rauque descend directement pour se loger dans mon aine. Je n'avais pas vraiment besoin de ça pour me sentir à l'étroit dans mon pantalon déjà serré, mais force est de constater que ça pouvait être pire.

— J'envisage une opération commando.

Sa respiration se bloque, puis résonne de nouveau tandis qu'il exhale. J'imagine ses soupirs brûlants sur ma peau et ma solitude fond comme neige au soleil.

Bon sang, Damien...

— Mmmh ?

Si j'étais déprimé et seul il y a moins d'une minute, j'avoue que ça va beaucoup mieux à présent. Son timbre grave au creux de mon oreille me réchauffe. Son essoufflement particulier m'indique que son intérêt n'est pas feint.

Pourquoi t'es si loin ?

C'est presque dans un gémissement que ses mots me parviennent. Le manque. C'est le manque qui les imprègne. J'essaie, du moins, de me mettre ça dans la tête, mais je me perds un peu entre mon cœur qui tambourine dans ma poitrine au seul son de sa voix, ma queue pressée contre ma braguette et les craintes qui émergent tandis que je prends conscience de la réalité.

Ce matin, le tournage que nous avons tous côtoyé s'est officiellement terminé après des semaines de travail acharné.

Des semaines pendant lesquelles j'ai retrouvé cet homme, qui avait disparu de ma vie depuis une décennie et demie.

Des semaines pendant lesquelles nous nous sommes redécouverts et apprivoisés, grâce à cette nouvelle occasion qui nous a été offerte.

Des semaines pendant lesquelles j'ai mis de côté ce risque. Cette crainte. Cette possibilité terrible. J'ai maintenant l'impression de faire face simultanément à tout ce que je redoutais.

Tomber amoureux de Yohann, pour la deuxième fois de ma vie, était peut-être la pire chose que je pouvais faire.

Surtout en ne m'étant jamais relevé de la première.

Un énorme bip retentit dans mon téléphone, me faisant grimacer alors que je m'apprêtais à répondre, caractéristique des doubles appels que je passe mon temps à prendre.

— Attends deux secondes, soupiré-je. Un gros gland sans timing essaie de me joindre.

Euh, d'accord ?

J'éloigne l'écran de mon oreille, suffisamment pour voir le nom s'afficher. Diego ? C'est qui ça encore ? La seconde suivante, le visage un peu bizarre de ce collègue qu'on m'a collé dans le bureau il y a quelques années me revient. Le retour est dur...

— Merde, je te laisse, c'est le taff...

Pas de souci, on se rappelle.

Une promesse. J'espère que c'est une promesse. C'en est normalement une, mais la partie irrationnellement effrayée qui compose tout mon être est titillée. Ce n'est que quand la voix de Diego remplace celle de Yohann que la réalité refait soudain surface, comme un gouffre s'ouvrant sous mes pieds. Violent et radical.

Alors, rentré, ça y est ?

Ouais, je me rappelle son ton lent. Ça m'énerve à chaque fois, j'ai constamment l'impression qu'il avance à reculons et que je dois me presser pour deux, histoire de rattraper son temps perdu.

— Il paraît, grogné-je.

Dingue, t'as l'air encore plus désagréable qu'avant. Ça s'est si mal passé que ça ?

Pendant une seconde, je ne suis pas sûr de ce que je dois comprendre.

— Comment ça, « si mal » ?

Ben, je sais pas, Gilles a fait la gueule pendant tout le meeting de cet aprèm et il refuse de dire pourquoi...

Ah oui, c'est vrai. J'ai largué ce pauvre gars et ses valoches au studio avant de rentrer fissa. Mes réunions commencent dans les jours qui arrivent et j'ai bien l'intention de profiter de...

Bon, sinon, euh, je t'appelle à cause d'un dossier qui coince, tu fais quoi, là ?

Le salop.


Parole du générique de « Les nouvelles aventures de Winnie l'ourson ». 

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