La peste

⸻ Derrière toi ! hurle Galadrielle.

Je bafouille, me retourne juste assez vite pour voir un individu se dissoudre en un cri guttural, transpercé par l'arrière d'une lame angélique. Ses yeux, entièrement noirs, se figent et même si ce n'est qu'un démon, c'est bel et bien un corps humain qui s'effondre à mes pieds. Bouche bée, je dévisage mon sauveur, dévoilé par la chute de mon agresseur.

⸻ Je t'en prie, ne me remercie pas..., marmonne Chad.

⸻ C'est fou comme en une phrase tu balaies toute la reconnaissance que je pourrais avoir pour toi, craché-je en retour.

⸻ Vous vous crêperez le chignon plus tard, dit Hiram. La situation est pire que ce que je croyais...

Chaque mot que ce menteur hypocrite prononce est une brindille de plus au brasier de ma colère.

⸻ Je ne vois pas ce qui te fait dire ça, ironise Uriel. Le fait qu'on marche sur Terre depuis dix minutes et qu'on a déjà dû tuer quatre démons ou parce qu'à chaque coin de rue un humain tousse jusqu'à l'écroulement ?

La chair de poule vient couvrir mes bras quand j'imagine ma famille, mon mari ou mes amis souffrir de ces maux.

⸻ Tu crois que c'est bien, de rigoler sur les ravages de la peste ? recadre Devon.

⸻ Restez concentrés ! s'énerve Galadrielle. En marche !

Je détourne mon attention d'eux, qui repartent presque au pas de course, pour fixer l'amas de cendres, qui finit par s'évaporer dans les airs.

⸻ C'est pas passé loin..., constate Chad en essuyant sa lame sur son pantalon crème.

Il m'escorte de près, attentif au moindre mouvement autour de nous. Je secoue la tête, incrédule. Il est incompréhensible, indéchiffrable. Quant au reste, je me déteste d'être si assistée, de sursauter aux assauts des ennemis alors qu'eux se contentent de leur décocher une flèche et ne sourcillent pas même à leur implosion.

Tout cela entre deux groupes d'étudiants, devant une mamie qui promène son chien... sans qu'ils ne le sentent ou le voient, alors que moi, je ne fais que les observer, et craindre pour leur survie.

Hiram nous mène jusqu'à un temple protestant. Je serre les poings et Chad fait de même de ses dents. Ce décor étrangement familier me file la nausée.

⸻ Reste calme, murmure Chad.

Je rêverais d'étriper Hiram, qui me torture sans nul doute dans le but que je craque. Que sait-il exactement ? Qu'espère-t-il découvrir en me replongeant dans ma ville natale, sur les parvis de l'église où je me suis relevée ange, et devant celle où mes proches m'ont dit adieu ?

Je tâche d'être neutre car je suis loin d'être irréprochable... Que se passerait-il si tous apprenaient pour Chad et moi, pour nos entorses au règlement suprême ? Quel horrible sort nous livreraient-ils pour nous punir de cette faute ? Si notre équipe parvient à capturer le cavalier blanc, notre péché serait-il expié par la reconnaissance générale ? Quels sacrifices devrons nous faire, que devrons-nous taire, pour espérer l'absolution ? Existe-t-elle seulement ou Chad ferait-il mieux de ne pas me sauver, la prochaine fois ?

Quand je me rappelle que cette « prochaine » est d'ailleurs peut-être proche, je me concentre. Pendant que nous faisons le guet, Hiram et Uriel pénètrent la bâtisse romane. Devon est en tension, genoux pliés, prête à bondir et fendre l'air de sa dévotion. Galadrielle et Mikael partent faire le tour de l'édifice, les cordes de leurs arcs tendues. Tous reviennent au point de départ rapidement et le dépit d'Hiram m'arrache un pouffement nerveux :

⸻ Les Français ont perdu la foi..., dit-il, en référence certaine à l'intérieur désert du lieu de culte.

⸻ Je vous assure que des chrétiens il y en a, répliqué-je. Pour les manifestations contre le mariage homosexuel ou l'avortement, croyez-moi qu'ils sont là.

Je ne fais rire personne et Hiram enchaîne, avec une douceur qui tient de l'exploit compte tenu des circonstances :

⸻ Nous allons former des équipes. Galadrielle, Mikael, partez guérir les malades. Devon et Caliel, prenez le sud. Natalia, Uriel et moi prendrons le nord.

⸻ Loin de moi la volonté de t'offenser, Hiram, le stoppe Chad, mais je suis bien meilleur soldat que toi, et Natalia a disons... de grandes lacunes qui ne sauraient être comblées que par ma maîtrise au combat.

Hiram s'adresse directement à moi, sa ride du lion trahissant son tourment :

⸻ Natalia, nous devrions discuter.

Veut-il passer aux aveux ou espère-t-il que je le fasse moi ? Quel serait le sujet : ses mensonges ou les miens ? C'est comme si ça le taraudait plus encore que la fin du monde imminente. Suis-je si importante, comme me l'a signifié Chad ? Ce dernier insiste :

⸻ Je pense que ça peut attendre.

⸻ Il a raison, Hiram..., soutient Devon, sans se proposer comme garde du corps. Uriel n'est pas notre meilleur atout et tu auras assez à le protéger. Je viens avec vous, ne perdons pas une minute de plus.

Hiram me scrute puis cède. D'un hochement de tête, les sous-groupes se forment : Galadrielle et Mikael disparaissent, suivis de Devon, Uriel et Hiram. Le Vertu s'éclipse à contrecœur et je me rends compte, lorsque son enveloppe charnelle se dissipe, avoir tenu ma respiration tout ce temps. Mais le soulagement est de bien courte durée :

⸻ Mais qu'est-ce qui va pas, chez toi ?! m'incendie Chad.

⸻ Quoi ? m'offusqué-je.

⸻ Un ange ne peut pas tenir ce genre de propos. C'est blasphématoire !

Je comprends alors qu'il fait référence à ma critique de la religion telle qu'elle est pratiquée dans la société actuelle, débat sur lequel mon avis est tranché et ne risque pas d'évoluer. Je croise les bras, lui renvoie à l'identique la fureur de son regard :

⸻ À aucun moment je n'ai insulté Dieu.

⸻ Tu le fais en décrivant ses fidèles comme des fanatiques.

⸻ Que sont-ils sinon, hein ? Parce que je n'invente rien. Les églises sont bondées le dimanche d'hommes qui battent leurs femmes et qui estiment que se confesser suffira, qu'ils ont carte blanche pour la semaine suivante. Elles sont remplies de familles brisées aux mœurs étroites.

⸻ Elohim ne veut pas ça.

⸻ Que Dieu, Yahvé, Mohamed, Bouddha, ou qu'importe le nom que vous lui donnez, le veuille ou non, c'est ce que l'humanité a fait de ses présumés textes. De ses multiples textes, d'ailleurs, tous déformés et incompatibles entre les confessions.

⸻ Cette désunion, on la doit au mal, me coupe-t-il. À parler comme tu l'as fait, on se demande en qui tu places ta foi.

En personne, pensé-je.

Et cette neutralité, je ne suis pas certaine qu'elle soit naturelle, ou admise. Au purgatoire, peut-être, mais pas parmi les anges. Je coupe court au débat :

⸻ Tu comptes me flageller encore longtemps ou on quadrille la ville comme on est censés le faire ?

⸻ On ne quadrille rien du tout. On évite les ennuis, c'est compris ?

⸻ Non. Je ne me suis pas portée volontaire pour me cacher.

Il se gratte le crâne et soupire, exaspéré :

⸻ Humaine, tu étais la définition même d'une femme parfaite d'après tes proches... Qui aurait cru qu'une fois ange tu en deviendrais l'opposé ?

J'esquive ses reproches :

⸻ Explique-moi plutôt cette histoire de sceau ! Je ne comprends rien à ce qu'il se passe et vu la colère de Devon, je n'ai pas osé lui demander.

Il m'éclaire :

⸻ Elo... Dieu et Satan se vouent un combat éternel depuis... toujours. Contrairement à ce que beaucoup croient, ils sont de force et de pouvoirs égaux : le mal n'est pas apparu après Dieu, il a toujours été là. Rien n'a jamais existé sans son contraire depuis la nuit des temps, à la naissance de l'univers.

⸻ Mais... la création de la Terre, l'ange déchu...

⸻ Lucifer n'est pas le diable, il a été rallié par. Cette trahison, l'originelle, a provoqué la rage d'Elohim, une rage noire. Les punitions qu'il infligeait à ceux qu'on nomme les « pécheurs » étaient ignobles. Gabrielle n'a pas réussi à le raisonner et c'est son fils qui a enfermé les cavaliers, les martyrs, les fléaux d'Égypte, les pires catastrophes naturelles... dans ce que vous appelleriez une boîte de Pandore. Une boîte scellée sur une prophétie : si le fils de Dieu a pu enfermer ces malheurs, seul le fils du Diable saurait les libérer.

⸻ Ça veut dire que...

Il se met à réciter :

⸻ Le jour viendra où le fils du Diable, l'Antéchrist, se dressera parmi les nuées. Alors le mal triomphera, les hommes seront massacrés, les cités dévastées, l'Eglise persécutée et là commencera le règne de Satan sur terre.

⸻ Et les humains mourront, mais ça c'est le cadet de vos soucis...

⸻ Tu crois qu'on fait quoi sur terre, là ? On essaie de les sauver, de leur éviter ça.

⸻ Alors comment ça se fait que l'Antéchrist ait pu déclencher la fin du monde, Chad ?! Pourquoi vous ne l'en avez pas empêché ?!

⸻ Nous doutions de son existence... Nous avons cru le voir en Judas, Ivan le Terrible, Staline ou encore Hitler... même en Catherine de Médicis ! Satan s'est bien joué de nous et nous avons baissé la garde.

⸻ Comment on fait ?

⸻ Toi, tu vas...

⸻ Non, Chad, coupé-je. Je refuse de voir ma famille mourir, tu m'entends ? Je ne vais certainement pas attendre les bras croisés. Cette prophétie, c'est...

⸻ Écrit, complète-t-il. Ça va se produire. Le seul moyen pour arrêter tout ça, c'est que les deux fils s'affrontent et que Jésus l'emporte... De préférence avant que tous les sceaux aient été ouverts, ce qui implique que les légions doivent en parallèle stopper le... processus.

Un seul fils, pour l'avenir de tous. Ces explications m'éclairent autant qu'elles me brouillent et je m'interroge : pourquoi Chad part-il vaincu ? Je crains pour mes proches mais le dois-je davantage ?

⸻ Vont-ils tous mourir ? Ces humains que vous n'estimez que s'ils partagent vos convictions, ces humains qui ne sont au final que vos marionnettes ?

Chad me sonde :

⸻ Il n'y a pas que l'apocalypse qui te dérange... C'est Hiram ? Tu lui en veux d'avoir pris des décisions dans ta vie ? C'est comme ça que ça marche, ici... Il ne l'a pas choisi.

Sa mine s'assombrit à la simple mention du Vertu.

⸻ Il n'en a surtout jamais parlé ! Il s'est présenté à moi comme s'il me rencontrait pour la première fois, alors qu'il sait tout de moi.

⸻ Hiram a toujours eu du mal à se positionner avec ses âmes... Mais tu aurais pu te douter que ton ange gardien et ton référent ne serait qu'une seule et même personne.

Je n'ai pas le temps d'être froissée par la banalisation qu'il fait de cette duperie qu'un groupe apparaît devant nous, sautant depuis les toits. Je me crispe alors que Chad amorce déjà une posture de combat, son épée en barrière entre lui et les intrus. Placé stratégiquement en protecteur, il lâche, dents serrées :

⸻ Reste bien derrière moi, Natalia.

J'observe ceux que je comprends être nos ennemis. Au nombre de six, ils arborent des physiques parfaitement lambdas à l'exception de leurs yeux couleur charbon. Leurs rictus sadiques me filent des frissons et je me cramponne à ma dague. Oserais-je seulement m'en servir ? Vais-je y être contrainte ?

Les démons avancent vers nous lentement, comme des hyènes vers une proie fragile, à l'exception faite qu'eux ont des armes en plus. Puis, sans code de départ ni cri, ils bondissent. Chad se met aussi à courir. Sa lame pourfend l'air et le cingle d'un sifflement qui signe en quelques secondes la mort des premiers au front. La lumière les transperce alors qu'ils poussent leurs derniers râles. Aussitôt que mon allié récupère son épée, ils implosent en cendres. Lorsque ces dernières se dissipent, je revois Chad, encerclé par les quatre restants. Il évite et contre habilement les attaques adverses, au point presque de les faire passer pour ridicules, alors qu'ils sont bel et bien redoutables. Je l'admire et je me sens d'autant plus mal de lui imposer ma présence à défaut de mon aide. Ses gestes sont fluides et calculés : il ne manque jamais sa cible : bientôt, seuls deux démons subsistent et eux ont l'air de lui donner du fil à retordre.

⸻ Natalia ! Cours ! m'ordonne-t-il alors.

Le shuriken qui m'effleure le bras me convainc de l'écouter. Tout en regrettant qu'il soit si loin, je prends mes jambes à mon cou. Malheureusement, il a trahi notre faiblesse et l'un l'accapare tandis que l'autre me prend en chasse.

Je fixe un point au loin. Combien de temps vais-je devoir courir pour lui échapper ? Ou aller où il ne pourrait me nuire ?

Immédiatement, l'image de l'église me vient et j'accélère. L'individu qui me suit laisse traîner sa faux au sol. Le raclement qu'elle produit contre le bitume a le son de la fin.

⸻ Natalia ! appelle Chad avec effroi.

La lame arquée m'attrape un pied et me fauche. En pleine course, je bascule en avant et l'asphalte embrase ma joue. Je n'ai pas le temps de me retourner que l'individu me traîne sur plusieurs mètres, avec un rire qui me pétrifie. Je me débats, hurle à l'entaille que sa lame rouillée me fait à la cheville.

⸻ Ta dague ! Natalia, tue-le !

Je l'ai lâchée dans ma chute mais la rattrape de justesse, pourtant ma main tremble trop pour l'utiliser. Chad insiste, acculé par les renforts rivaux. Celui qui m'a poursuivie, au visage d'un blanc cadavérique contrastant avec la noirceur de ses longs cheveux, relève son manche. Le tranchant va s'abattre sur moi si je ne fais rien.

Tu es faible et pathétique, merde, reprends-toi ! pensé-je.

Je roule sur le côté, me redresse avec agilité. Je n'ai pas le choix. Je rentre le ventre en me reculant, esquive in-extremis la tentative de mon pâle assaillant.

Lui n'hésitera pas, Lia. Fais-le, me répété-je.

Mon dos cogne contre les briques d'un muret et je glapis. Mes doigts s'unissent et mes bras se tendent, la dague pointée en avant. Je ferme les yeux et ne les rouvre qu'à l'éblouissement que me provoque la mort du démon. Mes bras retombent ballants contre mes jambes flageolantes et l'arme du crime rebondit sur le macadam en un tintement métallique.

Le silence retombe. Chad est face à moi, le front et ses pommettes balafrés de sang. J'analyse sa position et comprends : c'est lui qui l'a tué. Toute ma détresse retombe d'un coup et je m'écroule à genoux. Chad se met à mon niveau et étouffe mes tremblements de ses bras aux muscles bandés par l'effort, tout en récupérant mon arme délicatement afin de la poser à côté. Sa peau caresse la mienne d'une accorte tiédeur et terrasse le froid qui m'avait prise d'assaut. Même si j'ignore pourquoi son empathie prend le dessus sur l'agacement que je lui cause en général, je me cramponne à lui, à ces sensations qui désormais n'existent qu'à sa proximité. Il est l'unique auprès duquel je me sens encore un tant soit peu vivante... et en sécurité.

Comprimée contre son torse, je jurerais qu'il me presse contre lui. Sa respiration est lourde et je me rends compte que je l'entends pour la première fois. Je savoure ce délicieux goût de normalité, en tachant d'effacer de ma mémoire les dernières images enregistrées par mon cerveau.

Après un long silence, mon passeur murmure :

⸻ Tu n'aurais pas été une meurtrière, Lia... Les démons ne sont faits que de vide et de vices. Ils ne sont pas humains.

⸻ Nous non plus...

Comme si ce « nous » que je viens de mentionner l'émouvait, il pousse un léger gémissement. Ou peut-être est-ce ce constat qui l'attriste.

⸻ Qu'est-ce qu'il y a ? demandé-je en me décollant de son étreinte chaleureuse.

Il entortille une de mes boucles blondes et la contemple comme s'il avait de l'or au bout des doigts. Puis, son index glisse sur la plaie à ma cheville, qu'il examine en grimaçant :

⸻ Tu saignes...

Et je ne devrais pas... Mais bon sang, qu'est-ce qui cloche chez moi ?

⸻ Ça reste entre nous, déclare-t-il en réparant le cuir fendu de ma bottine d'un claquement de doigts. Ça cicatrisera vite, en attendant personne ne doit voir, tu m'entends ?

⸻ Pourquoi est-ce que tu me couvres, Chad ? Que vas-tu demander en retour ?

La mer dans ses yeux est déchaînée lorsqu'elle s'abat sur moi :

⸻ Tu as détraqué mon monde. Et tu m'as détraqué, moi...

Je n'ai pas le luxe d'exiger davantage d'explications qu'il recule de plusieurs pas et m'intime de glisser mon couteau dans ma ceinture. Tandis que je m'exécute, des colonnes bleutées apparaissent à plusieurs mètres et leurs formes se modifient jusqu'à nous rendre les membres de notre équipe. J'en veux aux autres de revenir si vite, d'interrompre ce qui était, je crois, la genèse d'une discussion importante. Je vais devoir attendre que nous soyons à nouveau seuls... Le serons-nous seulement ou Hiram tentera-t-il encore de m'accaparer ? Je suis avide de réponses. De vérités.

Alignés, les anges prennent tout l'espace de la ruelle, elle-même lavée des cadavres que pourtant mon acolyte a semé en masse derrière lui. Armes aux poings, Devon, Hiram et les autres nous rejoignent en quelques enjambées synchronisées.

⸻ De nombreux démons mais pas de cavalier, désamorce Chad.

⸻ Pareil de notre côté, décrète Galadrielle.

⸻ Et du nôtre..., marmonne Hiram.

Il vient assez près pour me toiser.

⸻ Au moins, tout le monde se porte bien, énonce-t-il.

Je soutiens son regard jusqu'à ce qu'il s'en détourne. Son attention chute sur Chad et je le devine en train de scruter les éclats sanguinolents sur son visage. Il passe sa paume ouverte devant et ils s'évaporent. Je cille, sidérée. En une seconde, il a endigué les dernières traces de notre lutte ici. Est-ce si simple de contrôler les éléments ? L'ampleur de leurs pouvoirs ne devrait plus m'étonner... Comme ils ont dû s'amuser, tous, à régir ma vie et celles de tous les humains. De pauvres pantins, voilà ce qu'on était, au milieu de conflits qui débordaient de leurs frontières et nous entachaient nous aussi de mort et de désolation. Hiram a transformé mes souvenirs en l'aigre sensation d'avoir fait partie d'un complot, de n'avoir été qu'une ombre de plus dans un mirage grandeur nature.

Chad me ramène au présent en pressant discrètement mon avant-bras. J'inspire, lui signifie avoir compris d'un léger hochement de tête. Devon, Galadrielle, Uriel et Mikael sont penchés sur un plan dessiné par Hiram. Je les imite, quand bien même je connais la capitale européenne comme ma poche. Les lignes surnaturelles illustrent les axes majeurs de la ville. Le Vertu y symbolise les endroits où ont été rencontrés des ennemis. Rapidement, le schéma se noircit.

⸻ Combien, Caliel ? interroge Devon. Ils avaient l'air concentrés sur votre secteur, à Natalia et toi.

⸻ Une quinzaine au total. Nous n'avons par conséquent pas pu aller bien loin.

⸻ Quelque chose les attire ici... Nous devrions chercher quoi.

Nous frémissons tous deux mais ne sommes pas les seuls. Cette remarque met également Hiram en tension, qui répond :

⸻ Pas de temps à perdre avec des suppositions, nous allons rentrer faire un rapport à Gabrielle.

⸻ Attendez ! s'écrie Galadrielle. Vous n'entendez pas ?

Le groupe prête l'oreille et leurs mines se teintent de ténèbres.

⸻ Dispersion !

À l'ordre d'Hiram, les anges déploient leurs ailes et fendent le ciel. Le sifflement de leurs vols emplit mes tympans.

⸻ Chad ! Qu'est-ce qu'il se passe encore ?

⸻ La Peste n'est pas loin ! Attends-moi là !

⸻ Quoi ? Non ! Ne me laisse pas se...

Mes cheveux m'aveuglent à la bourrasque que Chad me donne pour unique réponse. Je déglutis et mon idée initiale, celle de plaider asile en un lieu saint, où les démons n'entrent pas, me dicte la route à suivre. D'un pas hâtif, je quitte la venelle et soupire d'aise à la vue de passants. Mon contentement n'est plus au cri déchirant qui fige l'allée.

Je fonce, la peur aux tripes. Je devrais faire demi-tour mais un mauvais pressentiment me propulse vers l'origine du SOS. Ma gorge se noue quand je reconnais la silhouette de mon petit frère Marco dans l'attroupement agité sur le trottoir. Il est en larmes, je le vois à mesure que je m'approche. Il fixe la masse inerte au sol, téléphone en main.

⸻ C'est pour une ambulance place Saint-Pierre-Le-Jeune. Ma sœur ne respire plus. Elle a toussé, vomi, et...

Un des spectateurs, qui jusqu'ici me bloquait la vue, pivote pour me faire face. Je hoquette aux pustules et crevasses qui couvrent sa peau. L'individu a les yeux injectés de sang et lorsqu'il se met à rire à gorge déployée, tout s'éclaire. Il ne porte pas un imperméable comme on pouvait le croire à première vue, mais des haillons eux aussi rongés par les siècles. Entre ses pieds violacés, je discerne une tignasse blonde, et une veste orange que seule l'aînée Gauthier ose porter.

⸻ Non ! Non ! hurlé-je.

Ma main cherche le manche de ma dague et je fonds sur lui, prête à lui trancher la gorge. Le lépreux ricane de concert avec l'hennissement d'un colossal cheval blanc, survenu comme par magie. Il l'enfourche et aussitôt, le martèlement des sabots m'assourdit et signe leur départ. Je tente un lancer qui n'atteint pas ce monstre et abandonne l'idée de le poursuivre. Je plonge entre les citadins, atterris à genoux.

C'est bien Moïra, inconsciente dans une flaque nauséabonde, sous cet inconnu qui appuie sur sa poitrine pour la réanimer.

⸻ Non !

Je ne peux la toucher, je ne peux la sauver. Son teint blafard contraste avec les coulées rougeâtres qui dévalent ses tragus.

⸻ Vous devez reculer ! couine alors Marco. Les secours arrivent mais il se peut qu'elle ait la peste !

La panique dissout la foule et même celui qui essayait de la ramener abandonne son poste. Marco sanglote, impuissant. Il devrait aussi garder ses distances, au lieu de quoi il saisit les mains de Moïra et la supplie de se réveiller.

Ma tumulte mute en rage. La protestation qui m'échappe est stridente, renversante. Les ondes qui en résultent fissurent l'immeuble attenant et font trembler le quartier. Je me relève, animée d'une force que je sens vibrer au bout de mes doigts et, les yeux vissés aux nuages grisonnants, j'hèle Dieu :

⸻ Descends, espèce de lâche ! Regarde ce que tu as fait !

⸻ Natalia ! m'interpelle la voix reconnaissable de Chad.

Mais cette fois, elle ne suffit pas à m'apaiser.

Je serre mes poings, ferme les yeux et implose. L'allée tremble ; hommes et femmes se mettent à hurler. Sans que je ne puisse la contenir, la haine irradie autour de moi et projette les gens contre les façades telle une vague déferlant avec violence. La collision s'étend à tout le périmètre et le vacarme qui en résulte couvre l'effroi de la foule. L'onde de choc décroît aussitôt après avoir frappé et ma poitrine me brûle quand je constate les dégâts : des débris enfumés jalonnent le passage alors que les câbles électriques, tranchés, dansent au-dessus de Marco et Moïra. Au bout de l'allée, au pied du brasier, Chad se redresse en grimaçant. Son collier se met à briller aussi alors qu'il rouvre ses ailes, ses plumes noircies par le feu, et m'attrape au vol.

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