Chapitre 5 : À deux tranchées de toi
Louis avait reçu ce matin ci une lettre de sa mère.
Elle disait en première lieu que son aîné lui manquait énormément. Mais comme sa mère avait toujours peur de faire culpabiliser son enfant partis à la guerre, elle ne restait jamais longtemps sur le fait qu'il leur manquait à tous. Elle enchaîna alors sur l'état de chacun dans la famille.
Jean et Luc avaient fait des progrès à l'école et Marie venait d'apprendre à calculer. Pierre aidait sa pauvre mère du mieux qu'il le pouvait. Louis sentit un petit sourire coupable se glisser sur ses traits. Sa famille lui manquait. Il espérait chaque jours survivre au prochain pour pouvoir les rejoindre. Pourvu que cette maudite guerre se termine au plus vite, le jeune homme n'en pouvait plus. Et il était loin d'être le seul à penser ainsi.
Louis écrivit une réponse rapide à sa mère, un petit message comme quoi il les aimait énormément et que leur correspondance lui faisait un bien fou. Il partit déposer sa lettre à l'endroit prévu à cet effet en espérant que le postier du front survive en allant la poster. Ce n'était pas rare que le pauvre homme chargé de récupérer les lettres des soldats ne se fasse tuer en courant entre le front et les lignes arrières.
Le jeune homme retourna alors à son terrier, ses bottes s'enfonçant comme à l'accoutumé dans la boue. La pluie tombait toujours sur Verdun, mélangée à la terre, au sang, et aux pleurs.
Aucun soldat n'en avait pas marre de cette guerre. Un conflit idiot, complètement dévastateur et terrifiant. Une bataille sanglante où chacun avait peur pour sa vie, mais se maudissait de devoir prendre celles des autres pour espérer survivre. Mais survivre combien de temps ? Une heure, deux ? Peut-être un jour, ou une semaine ? Un mois, soyons fou, ou même plus s'il était permis de l'espérer.
Est-ce que le prix à payer pour fuir la mort ici-bas en valait la peine ? Louis, qui au départ trouvait ça ridicule comme question, commençait à la repenser. La vie n'était-elle pas le fruit même de toutes les possibilités, de la joie, du malheur aussi mais il fallait bien ça pour profiter du bonheur. Le soleil sans orage ne serait pas aussi apprécier sinon. La vie sans péripéties dures non plus.
Mais fallait-il donc tuer pour vivre ? Ôter le droit d'exister à un autre homme pour pouvoir rester dans le monde des vivants ? Priver une famille, une autre parmi des milliers, d'un proche ?
Louis avait compris rapidement que la vie au front n'avait plus rien d'une vie. Ce n'était qu'un enfer de bombes, des rats, de poux, de maladies, de boue, de sang et de cadavres. Non, ce n'était pas une vie, même s'il était biologiquement encore en vie.
La question de savoir si tuer valait la peine pour survivre prenait alors tout son sens. Et Louis était honnêtement terrifié d'en venir un jour à penser qu'il pourrait souhaiter sa propre mort. Il savait que ça risquait de lui arriver. En quatre mois, déjà trop de temps de perdu loin de ses proches, le jeune homme en avait vu des poilus plus morts que vivants.
Ils étaient là, assis dans les tranchées, entassés les uns contre les autres même sous la neige, sous la pluie, le givre, le vent. Ils étaient là, des soldats fidèles qui montaient à l'assaut lorsque résonnait le coup de sifflet. Ces mêmes hommes qui tuaient, qui essayaient de gagner du territoire sur les Boches. Ce même bout de terre qui serait perdu trois jours après parce que de toute façon, les fronts avaient arrêtés de bouger depuis longtemps. Les soldats aussi. Il ne restait plus que des coquilles vides d'êtres anciennement humains.
Les poilus répondaient aux ordres mais ne vivaient plus depuis longtemps pour certain. Ils ne parlaient plus, ne pensaient même plus semble-t-il. Leurs yeux ne reflétaient rien, pas le désir de combattre, ni même celui de rentrer. Ils étaient morts, leur esprit tué à petit feu depuis des mois par des images traumatisantes en boucle et une peur de mourir continuelle. Cette dernière s'effaçait au court du temps, et c'était peut-être le pire dans toute cette histoire.
Les soldats épuisés mentalement n'avaient même plus peur de la mort. Certains en avaient envie.
Louis en avait vu ; dans le No man's land, des soldats qui restaient droit comme des piquets, observant le ciel où tombait des dizaines d'obus. Le jeune homme se demandait si le sourire triste qui apparaissait sur leur visage lorsqu'il voyait la mort venir à eux était sincère. Il semblait l'être, et quand les poilus fermaient les yeux, attendant que l'obus salvateur ne les explose, Louis ne pouvait que prier qu'il échappe à ce funeste destin.
Pourtant, il se sentait pousser dans cette maudite direction ; celle d'une envie de disparaître, de s'enfuir de cet enfer sur Terre ; la Guerre.
Une autre réalité qu'avait pu observer Louis en écho à cette sordide histoire était la suivante. À Verdun mais sur tous les autres fronts, les jeunes recrues qui arrivaient été les premières à mourir. Leurs formations de fortune ne les préparaient en rien à la réalité de la guerre sans foi ni lois et bien souvent, ils mourraient au cours de leur première semaine au front. Les quelques survivants comprenaient malgré eux très rapidement comment survivre et pouvaient alors espérer s'en tirer. Les vétérans étaient ceux qui survivaient alors que les nouvelles recrues ne ressemblaient à rien d'autres qu'à de la chaire à canon.
Louis et Jack avaient eu de la chance de rencontrer Paul qui les avait de suite pris à part pour leur apprendre la vraie vie. C'était grâce à ce bonhomme fort sympathique qu'ils étaient encore en vie actuellement, ils n'en doutaient pas une seconde.
Pourtant, ça rendait Louis fou. Si lui avait eu de la chance, c'était des centaines voir des milliers de jeunes hommes qui étaient morts comme de vulgaires ressources humaines à gaspiller. Ça rendait le jeune homme complètement révolté, notamment contre les Grands du monde qui avaient commencés cette guerre pour ne même pas y prendre part. Qu'avait-il demandé, eux, les gens du peuple ? Rien. Mais leurs avis ne comptaient pas de toute manière, ils l'avaient bien compris.
Les soldats n'étaient pas formés, mais les médecins censés les soigner plus vraiment non plus. Ils étaient en sous effectif, constamment, entraînant toujours plus de blessés pour de moins en moins de temps disponible pour s'en occuper. Un cercle vicieux infernal qui donnait lieu à une moyenne de quinze secondes à peine de soins par soldats, au mieux.
Quinze secondes. Juste, quinze secondes. Impossible de faire quoi que ce soit qui ne soit pas simplement précaire en quinze seconde.
Et Louis parlait en connaissance de cause. Pour son propre cas mais aussi pour Jack. Qu'est-ce qu'il pouvait en vouloir à ce système corrompu qui les dirigeait. Son sang bouillait alors qu'il repensait à son ami d'enfance.
Jack avait été blessé il y a deux semaines de ça par un débris d'obus qui avait explosé et tranché une partie de sa jambe. La plaie était assez superficielle heureusement et le soldat avait pu finir l'assaut et retourner dans les tranchées alliées sans beaucoup plus de dommages. Pourtant, voyant la file interminable de blessés qui attendaient des soins urgents, Jack avait décidé de s'en occuper lui-même. Il avait fait un bandage précaire pour arrêter les saignements puis était passé à autre chose. Louis avait insisté pour qu'il essaye tout de même de voir un médecin pour désinfecter la plaie ; tout étant si sale au front avec l'abondance des rats et le manque d'hygiène frappant.
Jack était têtu cependant et Louis avait lâché l'affaire. Lui-même étant blessé mais il se savait robuste contrairement à son ami d'enfance. Pour les rassurer, Paul leur avait raconté une énième péripétie de sa vie d'antant ce soir là.
L'événement était rapidement devenu un autre dommage dans cette routine de boue et de sang.
Ce semblant de vie enterré dans les tranchées avait continué son court entre l'attente et les assauts. Louis était concentré sur les lettres qu'il recevait de sa famille et Jack en faisait de même. Pourtant, ce fut un peu plus d'une semaine plus tard que le jeune homme découvrit que son meilleur ami lui cachait des choses.
Louis avait surpris Jack en pleine crise de fièvre, complètement épuisé et brûlant dans son lit de misère. Le jeune homme s'était attelé à son chevet de fortune pour essayer de réveiller son ami complètement dans les vapes. Il ne s'était pas réveillé ce matin ci et ça devait bien être la première fois que ça arrivait. Louis n'était pas assez dupe pour croire à un simple coup de chaud dû a une hypothermie comme il en était coutume au front.
Ce fut là que Louis découvrit la terrible image de la plaie laissée par le débris d'obus. Elle avait une sale gueule, comme le disait les poilus en voyant une blessures infectées. Et c'était bel et bien le cas de le dire. La coupure avait pris en profondeur et suintait de pu et de sang mêlé.
Louis jura à cet instant qu'il n'en avait jamais autant voulu à Jack pour lui avoir caché quelque chose. Mais il en voulait encore plus au système qui avait obligé son ami d'enfance au grand cœur de se murer dans le silence.
Sans demander le moindre commentaire à Jack, et en ne lui laissant pas le temps d'en faire, Louis l'avait traîné jusqu'aux lignes arrières pour qu'il se fasse soigner. Ils étaient déjà venus quelques fois, forcément en quatre mois de guerre. Pourtant, ils furent frappés par le nombre toujours plus important de blessés. Plus le temps passait et moins la situation était gérable, les deux soldats découvrirent que c'était autant le cas à l'avant qu'à l'arrière.
Louis attendit avec Jack durant plusieurs heures avant que le blessé ne soit pris en charge. Il reçu enfin une dose de désinfectant et des médicaments pour faire baisser la fièvre. Voyant son état, les médecins leur conseillèrent de trouver une excuse pour couvrir Jack le temps qu'il récupère. Il devait éviter les assauts et se reposer au maximum.
Les quinze secondes avec le médecin débordé furent les plus instructifs depuis des semaines pour les deux hommes. Louis eu une idée et profita pour une fois de l'incapacité de Jack à rétorquer pour la mettre en place.
Jack avait côtoyé durant son enfance un ami de sa mère qui était un médecin vagabond. Il avait reçu une formation précaire à ses côtés, plus pour s'amuser que pour en faire carrière mais le jeune homme était connu pour sa très bonne mémoire. Louis était persuadé que ses souvenirs seraient au niveau de certain médecins ici. Son idée en tête, il n'hésita pas une seconde pour en faire part à Paul le soir même.
Le bonhomme avait des contacts après tant de temps sur le front. Il sembla réfléchir à la question avant de lui assurer d'un petit sourire rassurant qu'il devrait pouvoir s'en charger. Louis fut immédiatement rassuré, et il manqua d'ailleurs de s'écrouler en apprenant Jack sauvé le temps qu'il récupère. Le sort de son ami d'enfance comptait tellement pour lui qu'il y avait donné toute son attention. Tant qu'il était épuisé, complètement.
Paul se chargea de le ramener dans leur terrier d'où ils étaient partis pour ne pas déranger le blessé qui dormait. Le plus âgé laissa tomber Louis sur son lit avant de s'y asseoir à ses côtés. Ses yeux verts fixaient ceux bruns du jeune homme d'une manière paternel dont il s'était habitué. C'était doux, soucieux mais aussi dur parce que Paul ne cachait pas ce qu'il pensait. Il risquait de crever à tout moment, disait-il, alors pourquoi mentir ?
- "C'est pour toi que je m'inquiète Louis. Tu vas y rester si tu ne fais pas plus attention à toi. furent ces mots, prononcés dans un soupire qui cachait de l'inquiétude."
Louis ne répondit pas. Paul avait raison, il le savait bien. Il se contenta d'un sourire coupable avant de lui souhaiter une bonne nuit. Son sommeil fût agitée ce soir là, conscient qu'il n'était plus que l'ombre de lui-même.
Jack avait été son pilier sur lequel s'appuyer depuis toujours. Il l'aimait énormément et tenait à lui peut-être plus qu'en sa propre vie. Fatalement, il avait tout fait pour que son ami d'enfance soit le plus possible en sécurité ; d'où le fait qu'il allait être envoyé derrière les lignes de fronts pour soigner plutôt que tuer.
Mais ça signifiait aussi que Jack et Louis ne se verraient plus. Surtout que Louis ne verrait plus Jack d'ailleurs. Et s'il était honnête avec lui-même, Louis avouerait que ça lui donnait envie de pleurer. Parce que le monde était trop violent et qu'il avait besoin de Jack pour y faire face.
C'était pour le bien de Jack s'ils se séparaient. Louis essaya de se rassurer avec cette idée toute la nuit, puis les jours et les semaines qui suivirent lorsqu'ils étaient loin de l'autre pour de bon.
Le froid était si mordant que Louis ne sentit plus ses doigts ni ses orteils depuis longtemps. Son uniforme était trempé jusqu'à la moindre fibre et son sourire perdue sous le grelottement de ses lèvres bleutées. Quel enfer.
Un enfer devenu habituel.
Un nouvel assaut avait été annoncé il y a déjà une heure et Louis s'était arrêté dans un trou d'obus pour respirer. Des cris résonnaient de tous côtés, en écho aux détonations de balles. Les projectiles lourds s'étaient arrêtés de pleuvoir depuis quelque temps déjà et certains soldats comme Louis en profitaient pour s'abriter et reprendre leur souffle.
Il faisait terriblement froid ce jour ci, mélangé à une pluie glaciale qui s'insinuait sous leurs vêtements pour glacer leur peau. C'était à peine si leurs muscles répondaient encore. Mais l'assaut continuait alors il fallait bien repartir.
Louis essaya de se dépêtrer du piège collant dans lequel il était tombé. Ce mélange de boue et d'eau qui montait jusqu'aux genoux d'où il était difficile de s'échapper pour peu qu'il soit fatigué. Heureusement, il lui restait encore assez de force pour remonter du trou en s'aidant de ses pieds et de ses mains. Il jeta son fusil dans son dos pour se libérer et commencer sa séance d'escalade. Rien qui changeait de la routine malheureusement.
Cependant, Louis se figea, le corps à peine extirper du trou lorsque son regard croisa celui d'un autre homme. Ce dernier n'était qu'à quelques mètres, dos à lui. Son fusil était en joute et prêt à tirer sur quelque chose qu'il fixait droit devant lui, à demi accroupi dans la boue pour se camoufler.
Un Boche.
Louis finit prudemment de monter, armant à son tour silencieusement son arme au cas où le soldat ennemi se retournerait. Le jeune homme n'aimait pas tuer, il préférait essayer de s'échapper discrètement. Son tir ne ferait qu'attirer l'attention d'éventuels autres ennemis qui pouvaient rôder aux alentours.
Il se faufila doucement en reculant, fixant toujours le Boche devant lui alors qu'il s'éloignait de plus en plus de lui. Encore quelques mètres et il pourrait se relever pour courir loin d'ici.
- "Attention !"
Louis se releva de suite sur ses jambes, se retournant pour remarquer un soldat allemand qui le visait à quelques pas à peine. La détonation résonna dans l'air, et la balle frôla le bras de Louis qui avait sauté au sol.
Le soldat français avait appris à tomber de manière à garder son fusil prêt à tirer. Alors il réussit à lancer à son tour une balle directement dans la jambe de son ennemi. Ce dernier cria et tomba au sol, tenant sa jambe touchée qui devait être affreusement douloureuse. Louis ne perdit pas plus de temps et se retourna de nouveau. L'autre soldat Boche qu'il avait vu en premier lieu n'était pas hors de combat lui.
Pourtant, Louis ne le trouva pas du regard en le cherchant. Il semblait avoir disparue dans la pluie et la boue.
- "Louis, on se replie, cria une voix que le jeune homme reconnu comme appartenant à Paul."
Son aîné l'approcha, recouvert de sang mais bien vivant. Paul remarqua rapidement du coin de l'oeil le soldat allemand blessé qui se tortillait de douleur au sol. Ses yeux verts devinrent sombres et son fusil se leva.
Louis savait qu'il était l'un des seuls à ne pas réussir à se résoudre à donner la mort. Surtout après tant de temps passé au front. Paul y avait été obligé dès son premier assaut, lorsqu'il avait été pris entre deux feux croisés. Forcément, il appuyait maintenant sur la gâchette sans mal. Mais pas sans remords. Il était père, jamais il pourrait ôter la vie de quelqu'un lorsqu'il avait été si ému de savoir qu'il avait participé à en créer une.
Mais pour lui, laisser un ennemi n'était pas la solution. Cette guerre devait bien prendre fin un jour et Paul avait toujours dit que les Grands du monde ne permettrait sa fin que par la victoire de l'un. Et fatalement, la défaite de l'autre. Paul ne se pardonnerait jamais si son femme et son enfant étaient en danger parce qu'il avait perdu. Alors il tuait, mais parce qu'il voulait protéger.
Louis avait déjà surpris son aîné pleurer plusieurs soirs de la misère de ce monde. Ici, le choix n'existait pas réellement.
Le cadet hocha de la tête et ferma les yeux. Un bruit de gâchette enclenchée résonna dans l'air et Louis su que le soldat était mort.
Ses yeux se rouvrirent vite cependant, refusant de regarder le cadavre près d'eux. Louis attrapa Paul en le pressant pour partir au plus vite alors qu'il manquait toujours un Boche. Le jeune homme ne le voyait toujours pas et ce n'était pas rassurant. Il avait arrêté de croire en la chance en espérant qu'il ai simplement pu partir.
Louis força Paul à courir vers leurs tranchées en lui expliquant rapidement la raison de leur vitesse. L'aîné hocha la tête et regarda à son tour de tous côtés pour trouver un signe de mouvement parmi la pluie. Ils courraient sans s'arrêter.
Puis Louis fut le seul à courir. Une énième balle traversa l'air et le jeune homme eu juste le temps de se retourner avant de voir le crâne de Paul traversé par un bout de métal. Le grand corps tomba au sol, et au même moment, une bête enragée se réveilla chez Louis. Il se retourna, trouva du regard le Boche caché dans la boue et tira sur lui dans la même seconde. La balle fit mouche, atterrissant dans sa poitrine.
L'appel à revenir aux tranchées sonna et pourtant, Louis n'arriva pas à se détacher du spectacle sous lui. Paul était là, allongé au sol dans cette boue trempée, sous la pluie qui semblait essayer de diluer le rouge qui sortait de son crâne. Il était mort.
Louis releva simplement la tête, fixant le ciel gris.
Pourquoi un tel enfer ?
La mort était partout.
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