A deux pas de toi

"Attendre. Depuis trois jours j'attends. « Qu'est-ce que j'attends au juste ? », vas-tu me demander. Soyons clairs. Je t'attends, toi. Ou plutôt j'attends ton réveil. Trois jours que je hante les couloirs blancs et livides de l'hôpital où tu as été admis, en faisant tourner mon hand spinner presque maladivement entre mes mains fébriles. Trois jours que je me nourris exclusivement de café au distributeur automatique du rez-de-chaussée. Et oui, tu as bien entendu : moi, qui ai toujours préféré boire du chocolat chaud bien crémeux et détesté l'amertume de ta boisson préférée, je bois du café. En effet, je refuse de fermer un œil tant que tu ne te réveilleras pas, tant que je n'entendrais pas autre chose que les bips stridents des machines chargées de respirer et de vivre pour toi. Te rappelles-tu d'ailleurs pourquoi es-tu ici ? Pourquoi es tu allongé ici, dans cette chambre d'hôpital, relié à une flopée de machines bruyantes mesurant tes faibles fonctions vitales ? Peut-être que non. J'espère au moins que tu ne souffres pas. Pas comme moi...

J'étais vraiment désespérée à ce moment. Si désespérée que j'eusse l'impression de plus souffrir que toi. J'étais blessée, blessée par le trop grand espoir que je nourrissais de te voir ouvrir à nouveau les yeux. Alors, j'attendais. J'attendais et je repensais à tout ce qu'il s'était passé. Comment me suis-je retrouvée dans cette chambre d'hôpital, TA chambre, à me demander comment ce merdier s'est passé ? Oh, tu sais, c'est une longue histoire qui commence à dater. Mais je peux te la raconter si tu veux... Tu en as raté, des choses. Je suis peut-être une tête de linotte pour retenir une simple liste de courses, mais je n'ai jamais rien oublié des détails de ce cauchemar.

Bien. Je vais commencer par le début. Commençons l'histoire. Ton histoire. La mienne. La nôtre.

__________.oOo.__________

Je venais d'avoir mon diplôme. Oui, je sais que tu le sais, car c'était même toi qui avais répondu à mon appel le jour des résultats. Mais autant partir de ce que tu te souviens. Donc, depuis cette date, je suis officiellement pharmacienne, en bonne et due forme. Ce que j'étais contente lorsque j'ai ouvert la lettre qui m'annonçait cette nouvelle ! Avec tous mes efforts innombrables pour en arriver là, je ne pouvais qu'exulter de joie. J'avais passé des milliers d'après-midi à travailler à la bibliothèque, seule ou avec Éva, pour apprendre l'intégrale des médicaments commercialisés ou encore rédiger des feuilles et des feuilles de comptes rendus de travaux pratiques. Je ne comptais même plus le nombre de nuits grises, voire blanches que j'ai faites à chaque veille de partiels ; à réviser, encore et encore.

Heureusement, tu étais là. Je ne sais toujours pas comment tu avais fait, mais tu m'as toujours soutenue et encouragée sans faillir. Tu m'appelais quasiment tous les jours pour prendre de mes nouvelles. Tu m'ordonnais d'aller me coucher lorsque je veillais trop tard, me menaçant presque de venir pour que je lâche mes bouquins. Le pire, c'est que je croyais presque que tu allais vraiment taper à ma porte, avec un plumeau multicolore en main pour me punir si je restais assise une minute de plus à mon bureau. Je savais que tu en serais capable, alors même que la cité universitaire dans laquelle je vivais n'autorisait aucune visite extérieure à partir de vingt-trois heures. Rien ne te résiste de toute façon. Alors à chaque fois je t'obéissais, en soupirant, mais je m'endormais avec un sourire aux lèvres.

Évidemment je ne sortais pas souvent en soirée. Pratiquement tous les soirs, certains de mes potes organisaient une fête à droite à gauche, en général dans une coloc de gars très portés sur la bouteille. Ils invitaient à chaque fois la moitié des campus aux alentours. A chaque fois je déclinais l'invitation, car je savais que du travail m'attendait sagement en rentrant. Tant et si bien qu'on ne prenait plus la peine de m'inviter d'ailleurs. La plupart des étudiants décrochaient, enchaînant les soirées, les sorties, les aventures d'un soir, et rataient leurs examens lamentablement ; mais je ne voulais pas devenir comme eux. Je voulais vraiment mon diplôme. Alors j'avais serré les dents, retroussé mes manches et appliqué à la lettre tes précieux conseils.

Ça y est, j'ai réussi. Je t'ai écouté et j'ai eu, mon satané diplôme, comme tu l'avais prédit. J'étais si heureuse de te voir si fier de moi, que rien que ton sourire qui creusait tes pattes d'oie autour de tes yeux récompensait tous les sacrifices que j'ai faits ces six dernières années. Alors j'ai pu enfin relâcher la pression. Une soirée était justement prévue le lendemain-même, réunissant tous les élèves de l'école afin de fêter comme il se doit la fin des examens.

Ah ça, pour faire la fête, on l'a faite. On a passé un super moment. Peut-être un trop bon moment même, après réflexion. Ça cachait un truc. Mais on s'amusait, et on trinquait. Une bière, deux, trois... Je ne les comptais plus. Mais ça allait, car j'étais sensée rentrer avec une pote sobre et puis, on est jeunes ! La musique pulsait, les verres se vidaient, et ma tête tournait. J'étais ivre, ivre mais consciente de mes actes. Je n'avais pas l'habitude de boire ainsi, mais une fois n'est pas coutume, pas vrai ?

Je le sais, car je me rappelle que dès que tu es sorti du boulot, tu m'as appelé pour prendre de mes nouvelles. C'était en plein cœur de la soirée. J'ai dû t'inquiéter un peu, mais je t'ai assuré que tout allait bien. Je parlais trop fort, celles qui faisaient la queue aux toilettes s'étaient retournées pour voir qui gueulait comme un veau. Et tu m'as dit quelque chose que je n'avais pas entendu, car j'avais appuyé par mégarde sur le bouton rouge.

Surprise, je pensais au départ que c'était toi qui avais raccroché. Sur le moment je n'ai pas prêté attention à ton appel, alors j'ai remis mon portable dans ma poche et j'ai continué à danser comme une folle avec Éva et les autres de ma promo. J'ai passé une soirée d'enfer, ce soir-là.

Cet appel a sûrement été l'élément déclencheur de tout ce foutoir.

Ce que je ne savais pas, c'est que, mort d'inquiétude, tu pensais que j'étais en danger. Tu t'es servi d'une application que tu avais installée à mon insu pour tracer mon portable. Quand je l'ai su, j'ai hésité à éclater de rire ou à fondre encore plus en larmes. Tu étais toujours dans l'excès lorsqu'il s'agissait de ma sécurité, et tu n'as jamais arrêté de t'inquiéter pour moi, alors même que j'entamais mes vingt-cinq ans. Tu étais un Papa poule, un papa surprotecteur avec moi ; et Maman disait souvent en riant que ça allait causer ta perte. Sans se douter qu'elle était un peu trop près de la vérité.

Tu es monté dans ta voiture et roulé sur l'autoroute pour rejoindre la ville, pourtant loin de chez toi. Tu roulais vite. Trop vite. Tu ne pensais qu'à une seule chose : me voir et t'assurer que j'allais bien. Tu ne pensais qu'à ta fille unique, ce que personne ne pouvait te le reprocher.

Et tu n'as pas vu l'autre voiture. Celle d'Ulrich et de sa bande de potes. Ils étaient partis en même temps que nous pour continuer la soirée chez eux. Ils étaient totalement défoncés, et pas seulement à l'alcool. Ian savait où se procurer ce qu'il fallait grâce à son réseau de « connaissances ». Toute la fac était au courant mais il ne s'est jamais fait gauler par les flics. Ce genre d'enflure réussit toujours à passer entre les mailles du filet.

Peu avant, Éva et moi étions sur le parking avec des potes, à prendre l'air avant de retourner dans la salle surchauffée. Ils étaient là, à deux pas de nous. On aurait pu les arrêter. Leur dire de descendre et de rentrer avec un conducteur sobre. Les raccompagner chez Vincent pour leur soirée. Mais on n'a pas osé. Le groupe, chancelant sur leurs jambes et riant trop fort, nous faisait presque peur. Ils sont tous montés dans la Clio d'Ulrich, et ont démarré en trombe, faisant crisser les pneus sur le parking sombre. Je me rappelle qu'Éva et moi, on s'était regardées, un peu inquiètes, jusqu'à ce que son copain Sacha vienne discuter avec nous, et nous les avions oubliés. Ce n'étaient pas nos potes après tout, alors nous nous en fichions un peu. Nous avions bien ri, puis Éva et moi sommes rentrés toutes les deux, saines et sauves sur les coups de cinq heures du matin.

Quelle belle égoïste j'ai été.

Le lendemain matin, je ne me réveillais qu'à une heure de l'après-midi, un peu nauséeuse je te l'avoue. Cependant, après une soirée comme celle-là, difficile d'être fraîche et dispose le lendemain. Une bonne migraine, quelques envies de vomir et une tête de déterrée : j'avais une cuisante gueule de bois à m'en faire mal aux cheveux. Sur ma table de nuit, mon téléphone avait sonné à peine cinq minutes après mon déterrement, et j'ai vu une flopée d'appels manqués. Sans prendre la peine de regarder, j'avais décroché, sans savoir à quoi m'attendre. C'était Eva. En pleurs. Un peu plus alerte, j'avais compris qu'elle est à l'hôpital. Je n'arrivais cependant pas à comprendre pourquoi elle est là-bas. Ça n'augurait rien de bon. Je lui avais dit que je la rejoignais au plus vite, puis la laisse pour un double appel. C'était Maman.

Le téléphone collé entre mon oreille et mon épaule, je l'avais brièvement saluée en lui coupant sans arrêt la parole. Je ne l'avais pas remarqué sur le moment à cause de ma précipitation, mais sa voix n'était pas comme d'ordinaire : légèrement cassée, tremblante, pas comme d'habitude. J'aurais dû m'en rendre compte que c'étaient ses larmes qui éraillaient sa voix. N'y tenant plus devant mes rebuffades, elle m'avait brusquement annoncé la nouvelle. J'étais en train d'enfiler mon pantalon lorsqu'elle me dit en haussant la voix que tu étais à l'hôpital, dans le coma.

Là, j'avais arrêté de babiller dans le vide. J'avais stoppé net mes mouvements, sans savoir quoi faire, à moitié habillée. J'étais resté trois bonnes secondes immobile, sans oser bouger : jusqu'à ce que la vérité s'impose doucement dans ma tête et s'impose enfin à moi, claire comme de l'eau de roche.

Hôpital. Papa. Coma.

Hôpital.

Papa...

Coma.

Ces trois mots s'étaient insinués vicieusement dans ma tête pour s'assembler unes à unes comme les pièces d'un puzzle. La réalité m'était tombée dessus, me forçant à m'assoir sur le bord de mon lit. Ma respiration était devenue saccadée, et j'avais commencé à sangloter mes premières larmes dans ma chambre. Ces mots semblaient tournoyer autour de moi comme des vautours autour d'un être agonisant à deux pas de la mort. Après réflexion, ma réaction me sidère. Sur le moment, j'ai plus pensé « pourquoi moi ? », « Qu'est-ce que j'ai fait pour mériter ça ? » qu'à autre chose. J'ai été égoïste, je le reconnais, mais je ne savais pas comment réagir. Heureusement que Maman était restée à l'autre bout du fil.

C'était elle qui m'a redonné un regain d'énergie pour la rejoindre à l'hôpital. Juste l'impulsion qu'il me fallait. Sans ça, je serais sûrement toujours en train de me morfondre dans ma chambre à l'heure qu'il est. J'avais réalisé qu'elle avait besoin de moi. Maman, dans un dernier élan de compassion, m'avais fait jurer de ne pas prendre de risques inutiles, et de rester saine et sauve. Ce sont bien les mamans, ça. Mettre de côtés ses sentiments pour aider les autres à surmonter les leurs. Je lui ai promis, sans grande conviction, mais je l'ai fait. Je m'étais maintenant engagée auprès d'elle, et devais tenir cette promesse. Ne rien faire de stupide.

Dès que Maman avait raccroché, j'étais alors partie en trombe de mon appartement et j'ai couru hors de la cité universitaire. J'ai encore le souvenir du vent dans mes cheveux lorsque j'ai descendu les escaliers de mon immeuble à pleine allure, manquant de me casser la figure au moins sept fois. Je me suis rendu compte dans ta chambre, le lendemain, que j'avais oublié mes clés de mon appartement dans ma précipitation pour la énième fois. C'est drôle de constater que certaines choses ne changeront jamais.

J'avais donc sauté dans le premier métro que j'ai pu attraper, bataillé avec les barrières de sécurité et le composteur qui ne voulait pas accepter mon ticket. Luttant contre les larmes qui menaçaient de couler, je suis arrivée à l'hôpital. Maman, les yeux rouges, m'a longuement enlacée, puis m'a tout raconté. Éva et Sacha étaient là, eux aussi, et leurs paupières gonflées indiquaient qu'il avaient également laissé leurs sentiments les submerger. C'est là que j'ai su ce qui s'était passé.

Ulrich avait grillé un STOP, tandis que toi, roulant trop vite, tu ne l'avais pas vu à temps. Sur les quatre potes dans la voiture, seul Vincent était encore en vie, aux soins intensifs. L'autre victime entre la vie et la mort y était aussi. Toi.

Les infirmiers eux-mêmes nous avaient avoués qu'ils ne savaient toujours pas comment Vincent et toi n'étiez pas restés sur le coup. Maman et Éva se posaient la même question.

J'avais insisté pour te veiller. Maman et moi nous étions relayées, mais j'avais refusé de rentrer à la maison. Je voulais être là lorsque tu te réveilleras. Car je savais que tu ne me lâcherais pas. Tu étais toujours à mes côtés, toujours là, à veiller sur moi. Cette fois-ci, c'était à mon tour de prendre soin de toi. Tu es si proche, mais aussi si loin de moi. A deux pas, et aussi à des milliers de kilomètre de nous. De moi.

__________.oOo.__________

Et me voilà donc, assise à côté de toi depuis trois jours maintenant sur le fauteuil défoncé sur ta gauche, à repenser à toute cette histoire. Je faisais toujours inlassablement tourner mon hand spinner entre mes doigts, source de réconfort déniché au fins fond de mon sac. Je repasse souvent le fil des événements dans ma tête. Une simple et banale succession événements malheureux, qui ont causé ta perte. Je n'ai plus de larmes. Tout a coulé en trois jours. Tout ça à cause d'un stupide téléphone, à cause d'un connard complètement arraché de ma promo qui a grillé un panneau à fond la caisse.

A cause de ton trop grand amour pour moi. Tu es mort à cause de moi.

__________.oOo.__________

L'espoir des médecins a diminué avec le temps. Plus les heures filaient, plus les chances de te revoir diminuaient lentement, et le personnel hospitalier n'était pas optimiste. J'ai pourtant tenu bon. J'ai espéré avec l'énergie du désespoir que, comme dans les films, tu te réveilles. Je savais que biologiquement, tu n'avais que très peu de chances de t'en sortir. Je le savais. En tant que pharmacienne fraîchement diplômée, j'en étais consciente. Mais contre toute attente, ma naïveté aspirait à un miracle. J'ai même imaginé la scène une centaine de fois dans mon esprit.

Je t'aurais pris dans mes bras, les yeux remplis de larmes de bonheur. Tu aurais ouvert tes yeux clairs, et j'aurais entendu ta voix rocailleuse se plaindre des matelas d'hôpitaux beaucoup trop durs pour ton dos. J'aurais souri, les yeux humides, puis je me serais blottie dans tes bras chaud et réconfortant. Maman nous aurais rejoint, aurais laissé tomber les deux tasses en plastiques remplies de café sur le seuil de la chambre, et on se serait tous enlacés dans la joie et les larmes. Ainsi, on aurait entendu la musique du générique, avec le nom des acteurs qui auraient joué dans ce cauchemar, et on aurait repris notre vie d'avant. Notre vie de toujours.

Mais non. Tu ne t'es pas réveillé. J'ai espéré entendre autre choses que les machines qui vivent à ta place, mais il ne s'est rien passé. Ni auréole de lumière, ni poussière de fée magique, ni coup de tonnerre. Le soleil se filtrait simplement à travers les stores, striant le mur blanc derrière moi.

Puis, d'un coup ton moniteur cardiaque s'emballe. Des infirmiers se précipitent autour de toi tout en m'ordonnant de sortir de la pièce. Je sors de la pièce paniquée avec Maman, et on attend dans le couloir, le temps de ta réanimation. On entend les infirmière s'organiser autour du lit, les matériels d'urgence en mains, commencer le massage cardiaque. On remarque le médecin entrer dans la pièce et demander le défibrillateur. Des larmes coulent sur la joue de ma mère et je retiens avec peine mes sanglots. Au fond de moi, je savais que c'était mal engagé. Mais je refusais de le croire.

Puis, au bout un long, très long moment, le groupe de réanimateur a cessé de courir partout. Ils ont commencé à sortir, en nage et la mine dépitée. Je n'ai même pas besoin d'entendre les mots du médecin pour comprendre que tu étais partit. Cependant, entendre le médecin nous parler d'un air triste et compatissant a tué les maigres espoirs que j'avais que tu te me reviennes. Tout est fini.

Terminé.

Mais je ne voulais pas l'accepter.

Le soir, Maman a insisté pour que je rentre à la maison pour me changer, prendre une douche, manger un bon repas. Éva et Sacha étaient eux déjà rentrés chez eux, épuisés, veillant sur Vincent. Je les ai croisés dans les couloirs de temps en temps, et mis à part quelques maigres paroles de réconfort et des sourires forcés, nous étions tous dans la même transe émotionnelle. Une bande de zombis désœuvrés, abandonnés par leur famille et amis. L'état de Vincent s'était stabilisé, mais il reste plongé dans un coma artificiel, et son pronostic vital est toujours sur la sellette. il a cependant une chance de s'en sortir. Chance que n'a pas eue mon père.

Ils m'avaient eux aussi proposés de me raccompagner chez moi pour reprendre des forces. Mais j'avais tout refusé. Non. Je ne t'abandonnerai pas. Je voulais rester en bordure de mon chemin, à attendre que tu te relèves du talus où tu étais tombé pour qu'on continue de marcher ensemble.

Malheureusement, je dû me faire une raison, et accepter le sort. Tu étais parti, et t'attendre ne servirait à rien. Alors, j'ai lâché les armes et je t'ai abandonné.

__________.oOo.__________

Mon chagrin m'a consumée. Pendant longtemps, je n'ai été qu'une loque sans vie. J'ai été près de Maman, qui, au bout de deux longues années, m'a conjuré d'aller retourner vivre ma vie. Elle réussissait mieux son deuil que moi le mien. Je savais quelque part qu'elle avait raison, mais j'ai eu énormément de mal à l'accepter. Je ne voulais pas la laisser seule, pas après ton départ. Mais elle m'a assuré que tout allait bien, qu'elle était une grande fille et qu'elle arriverait à se gérer. Je ne devais pas m'inquiéter pour elle.

Ainsi, avec un peu de patience et beaucoup de courage, j'ai pu intégrer un nouvel appartement au plein cœur de Lyon, et trouver une officine où exercer. Reprendre le travail m'a fait sortir de ma bulle de chagrin, et m'a aidé à guérir. Avec le temps, la plaie s'est quelque peu résorbée, et j'ai pu suivre à nouveau le cours de la vie. Mais je n'ai jamais oublié ce qu'il s'était passé cette nuit-là. Les moindres détails étaient gravés à l'encre de Chine dans ma tête, et il m'arrivait quelques fois de les revivre en rêve. Le temps s'était remis en marche, et j'avançais à nouveau sur le chemin de la vie. Mais chaque année, le jour de l'accident, celui où tout avait basculé, je repensais à tout ceci, et je pensais bien évidemment à toi.

Vincent s'en est sorti, lui. Handicapé à vie, paraplégique dans un fauteuil roulant et une flopée de médocs à avaler tous les jours. Mais en vie. Seul miraculé de cet accident débile. Nous allons souvent le voir, Éva, Sacha et moi et il s'habitue petit à petit à sa nouvelle vie. Chaque fois qu'il me voit, il se confond en excuses, et me dit à quel point il est désolé pour mon père. Je lui réponds à chaque fois que ce n'était pas de sa faute, et que je ne lui en voulais pas. Ce qui était faux. Je lui en voulais. Terriblement. Parce qu'il a survécu. J'essaye de passer à autre chose, d'arrêter de le voir comme un des tueurs rescapés de mon père. Mais, à chaque visite, je ne peux m'empêcher de penser : « Pourquoi Vincent et pas toi ? »

Aujourd'hui était justement le cinquième anniversaire de ton départ.

J'étais rentrée à la maison chez Maman, et j'ai passé mon habituelle journée mensuelle avec elle, à discuter, échanger, rire, passer du bon temps. Puis le soir venu, comme chaque vingt-quatre juin, j'ai pris la voiture et remonte la route, celle que tu avais empruntée pour venir me chercher. A l'endroit de l'accident, le fameux carrefour avec le STOP qui a arrêté ta vie et celle de mes camarades. Je m'arrête sur le bas-côté en inspirant profondément.

Nous avions fait ériger un petit monument en pierre blanche, en souvenir de ce jour funeste pour quatre familles endeuillées. J'ai cueilli alors trois jolies petites fleurs violettes qui poussent librement au pied de cette petite stèle et près des champs qui bordent de la route. Ensuite, j'ai repris la voiture et rebroussé chemin pour me diriger vers l'océan.

A quelques centaines de mètres de la plage se trouve le petit cimetière du village où nous avons vécus tous ensemble. C'est ici que nous avions voulu que tu reposes ; près de la grève, près de là où les vagues viennent mourir doucement en roulant sur le sable blond. Ce choix s'était presque imposé de lui-même. Tu aimais tellement l'océan et ses vagues, et tu m'y avais emmené un nombre incalculable de fois lorsque j'étais petite. Ta place était donc ici, sous le doux chant des mouettes et dans les embruns iodés que la mer portait vers la terre.

Je dépose les fleurs que j'ai en main en main sur ta tombe. Une de la part de maman, et une pour moi. Après, tu as le droit à ton habituel récit de tout ce que tu as manqué dans ma vie cette année. La grande nouvelle de celle-ci, c'est que j'ai trouvé un petit ami. Gentil, adorable, qui a quelques petits défauts, mais énormément de qualités. Un vrai petit ange. Tu l'aurais sûrement autant aimé que moi.

C'est plus fort que moi. Chaque fois que je te raconte quelque chose, quelques larmes s'échappent de mes yeux. J'ai beau invoquer toute les forces du monde, aucune ne parvient à endiguer ces larmes de regret. Je regrette que la vie continue malgré ton départ. Je regrette que tu manques ainsi tellement de chose de ma vie, de celle de maman, de celle de tes amis et de tous ceux qui t'aimaient. Mais c'en est ainsi, et je dois m'y faire. Certains diront que c'est l'ordre naturel des choses qui s'est produit, d'autre clameront la faute du destin, ou une jeunesse corrompue. Moi, je ne dis rien. Ça s'est passé. C'est tout ce qu'il y a à savoir.

Après avoir essuyé mes larmes, je sors du cimetière pour m'avancer sur la plage. Je retire mes chaussures, puis marche sur le doux sable blond qui recouvre le bord de mer. Les pieds nus, mes sandales dans une main, la fleur restante dans l'autre, j'avance jusqu'à l'eau, et la laisse s'enrouler autour de mes chevilles.

Le spectacle était splendide. Le soleil déclinant donnait au paysage des couleurs dorées et lumineuses. L'écume ressemblait à de l'or, et le ciel orangé me réchauffait le cœur autant que ma peau. Les embruns salés me fouettent le visage, et emmêlent mes courtes mèches auburn autour de mes joues. Quelques vaguelettes éclaboussaient les bords de ma robe azur, mais je restais dans l'eau de la marée montante qui m'apaise tant.

Je reste un long moment, face à l'horizon, sans bouger d'un pouce. J'en perds la notion du temps. Sentant le soleil décliner vers la mer, je décide de marcher un peu le long de la bande de sable humide, mes sandales à la main, le moral en berne.

Voilà. J'ai fini mon récit.

Mais tu sais tout cela, n'est-ce pas ? Tu sais toujours tout de toute manière. Je sais que tu es là, et que tu ne rates toi aussi jamais ce rendez-vous annuel. Je sais que tu m'écoutes lorsque je te parle. Je le sais. Et quelques fois, j'ai même la secrète impression que tu me réponds. Je suis certaine d'entendre ta voix, perdue dans les embruns, me chuchoter au creux de l'oreille :

« Je serais toujours là, ma chérie. Je serais toujours là... A deux pas de toi. »

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top