Chapitre 7
Point de vue Sun :
Valises au sol, je les regardes passer et repasser, toujours plus de bagages à la main. Ils s'en vont, comme moi j'aurai voulu m'en aller. Mais moi je n'y vais pas. Moi je reste ici. On n'est jamais partis en vacances. On a jamais été voir la mer, les vagues, sentir le vent dans les cheveux, le sable entre les orteils. On a jamais été vivre tout cela, jamais achetés de glaces, de babioles qui servent de souvenirs mais qu'on oublie aussitôt rentrés à la maison. Jamais choisis de maillot de bain, arpentés les digues entre les touristes. Jamais. Les pauvres ils ne font pas cela, dit maman, pourquoi vivrions nous mieux qu'eux ? Il faut faire preuve d'altruisme. L'altruisme j'ai rien contre, mais des fois cela m'ennuie ; je voudrais juste profiter de ce que j'ai. Si les pauvres avaient cette chance, je ne pense pas qu'ils s'en priveraient.
Mais je ne comprends jamais rien, je suis égoïste, c'est ce que Victoire dit. Et pour la première fois, ils s'en vont. Et sans moi. Mais au fond cela ne me désole pas tellement. Toute la famille y part, tout ceux qu'on voit aux regroupements pour les occasions spéciales, type anniversaires et tout ce qui s'en suit. Ils ont décidés de partir pour fêter quelque chose dont maman est particulièrement fière, et je pense que Papa ne l'est pas peu non plus : les huit ans de mariage de Victoire et Simon. « Ils savaient qu'ils étaient fait pour être ensemble, tu vois Lucie, on a le flair. » Papa répète en forçant sur les valises qui ne ferment pas, et maman tape dans ses mains, réjouit. Moi je reste assise sur le canapé, genoux croisés, mains jointes, j'attends patiemment d'être sans eux, enfin, rien qu'un peu, juste un avant goût d'une liberté que je n'aurai jamais, j'ai l'impression.
C'est une fois, quand je suis rentrée du lycée après être discrètement passée par la forêt, que j'ai surpris maman au téléphone. Elle n'arrêtait pas de passer des coups de fils, utilisait l'ordinateur du salon pour organiser un voyage. « C'est quoi ? » J'ai demandé en m'approchant. « J'organise un voyage pour la famille en l'honneur de ta sœur ». Et même si les mots « en l'honneur de ta soeur » m'ont un peu bloqués, j'ai sentie quelque chose se dénouer dans mon ventre. J'allais voir un bout du monde. Je m'en fichais pas mal duquel, je voulais juste voir, observer, noter les différences, prendre des tas de photos, les donner à Jelena pour qu'elle vienne les peindre sur les murs de ma chambre, parce que je n'en peux plus des fissures, du blanc. « Ah oui ? » J'ai dis la voix intéressée, cela se sentait que j'étais pressée, que j'étais prête à la pousser pour avoir l'accès à l'ordinateur, voir où est-ce qu'on allait. L'Italie, Florence ? Paris, la Tour Eiffel ? Les États-Unis, Washington, ou encore mieux, New-York ?
Mais « Tu ne viens pas avec nous, Sun » elle a décrétée avec une moue faussement désolée. Et je suis vite redescendue : l'excitation, la joie, c'est retombé brusquement, m'a fait mal. Je l'ai fixé. Et elle m'a dit qu'avec mon comportement de ces temps-ci, elle ne pouvait pas envisagé de m'emmener avec eux. J'ai failli lui dire pardon, lui dire que je ferais des efforts, et même si c'était avec eux, sur le coup je voulais partir, c'est tout. Mais elle a laissée échapper le nom de la destination dans sa tirade, et automatiquement je me suis tus, aies fait profil bas ; vas-y part, part sans moi, c'est tant mieux, je pensais tout bas. Lourdes, en France. Pas Paris, Lourdes. Pas les boutiques, pas les gens qui parlent autour, pas la vie, juste Dieu, Dieu et tout ce qui va avec. Une remise à zéro de la conscience. Pour eux c'est là-bas qu'on fête les mariages, c'est là-bas que tout se fête. Il n'y a que Dieu qui compte. Moi j'aurai bien aimé compter aussi, pour une fois.
Et comme toute la famille partait, maman ne pouvait pas me mettre en garde à vue chez un de mes oncles. Elle a même appelée Gabriel, a dit « C'est l'occasion de vous rapprocher et de voir si vous vous entendez au jour le jour, tu sais Sun, c'est important ». Plus important que ce que je voulais, apparemment. Et j'ai trouvé cela drôle, parce que ma mère c'est la dernière au monde à vivre au jour le jour. Elle planifie tout, c'est limite si elle organise pas déjà en avance son enterrement, pour être sûre que cela soit parfait. Mais Gabriel n'était pas libre, il lui a dit qu'il était désolé, mais qu'il avait beaucoup de boulot, qu'il n'aurait pas le temps de s'occuper de moi comme il voulait le faire. Qu'il le ferait une prochaine fois, qu'il m'embrassait et qu'il pensait à moi. Elle était déçue ma mère, cela se voyait. Elle a dit « bon tant pis, on va bien trouver quelqu'un pour te garder ».
Mais j'ai 18 ans, j'aurai très bien pu me garder toute seule. Elle comptait spécialement sur Gabriel, pensait sûrement pas qu'il y échapperait. L'autre soir, à cause des murs pas isolés, de leur chambre près de la mienne, je les ai entendues, avec mon père, en parler. Moi Gabriel je ne le connaissais que depuis quelques jours, eux beaucoup plus que cela, à ce que j'ai compris. Mon père je l'imaginais hocher la tête en affirmant que c'est ce qu'il me fallait, un mariage, avec personne d'autre que Gabriel. Celui qui a le nom d'un ange. Ils voulaient sans doute qu'ils repoussent les cornes qui me poussaient sur le crâne. C'est le fils d'une femme qui viens régulièrement aider ma mère à nettoyer l'église. L'église de notre ville, pour eux, elle est sacrée, et il faut en prendre soin.
Une semaine, ils partaient. Une semaine, et je priais pour qu'ils trouvent personne et que je puisse avoir cette maison rien qu'à moi. L'ordinateur, aussi. Jelena saurait sûrement enlever le contrôle parental.
-Eh bien.
Ma mère me tire de ma rêverie par le son de sa voix, réajuste son chemisier et y passe plusieurs fois sa main pour bien lisser le tissus.
-Nous avons trouvés une solution.
Je me lève, l'écoute, croise les doigts dans mon dos.
-La voisine est ravie de pouvoir t'accueillir chez elle.
Je suis mitigée, ne sait pas si c'est une bonne ou mauvaise nouvelle. Madame Robert est très gentille et accueillante, mais elle l'est particulièrement trop avec Harry. Je souris quand même, mais pas trop, ne voudrais pas qu'ils comprennent que je préfère cela plutôt que de les accompagner et changent d'avis. Oui parce que c'est pour cela qu'ils m'ont privés du voyage. Ils croyaient que c'était ce dont j'avais besoin et envie. Ils ont crus qu'ils me privaient de quelque chose d'important, qui me ferait comprendre que je dois reprendre ma place, arrêter d'en sortir. Mais moi finalement, c'est la plus belle chose qui m'arrive depuis des semaines et des semaines. Être seule. Seule sans eux. Avoir le temps de guérir un peu, que les plaies se referment, soient pas toujours directement ré-ouvertes, j'ai peur des cicatrices qui deviennent trop voyantes.
Je vais pouvoir penser, penser comme je le veux, peut-être pas autant que je le voudrais à cause de la voisine, mais c'est déjà beaucoup. Une semaine de répit, de bouffées d'air frais dans les poumons, de battements de cœur qui n'ont pas à vouloir s'arrêter.
Pendant que mon père se charge de mettre les bagages dans le coffre de la voiture, ma mère se regarde dans le miroir, assure qu'elle reflète l'image de la mère parfaite, de la voisine à envier, puis traverse la route, rejoint le perron voisin. Moi je monte, en vitesse met mes affaires dans un sac, les longues robes, les cols roulés, les jupes qui tombent jusqu'aux pieds. Rien de court, rien qui dévoile la peau. J'ai pas le choix, il ne faut pas oublier que Dieu garde sans cesse un œil sur moi, et qu'il serait outré de voir l'une de ses filles s'habiller de manière irrespectueuse. Cela me dérange, mais n'est qu'un point parmi tant d'autres ; on s'y fait, aux contraintes, à force.
Quand je rejoins la maison d'en face, c'est à peine si ma mère n'a pas sorti une liste longue de trois mètres avec les choses qu'ils me sont interdites de faire. Elle lui conseille la manière d'adopter avec moi ; « Sun est un peu désobéissante en ce moment, mais je compte sur vous pour nous aider à la faire revenir parmi ses semblables. » Elle est dans l'excès, ma mère, je me rends compte. Plus dans l'excès que moi avec Harry, pour dire. C'est inutile, je me dis, et humiliant, la façon qu'elle a de tapoter ma tête, refait de moi une enfant de dix ans. La voisine est déjà assez bienveillante pour m'héberger chez elle pendant sept jours, elle n'a pas besoin d'en plus un mode d'emploi en ce qui me concerne.
-S'il y a le moindre problème avec elle, ne tardez pas à nous appeler, nous ferons de notre mieux pour régler cela.
Ma mère sourit, prête à essayer d'avoir le contrôle sur moi, même à des centaines de kilomètres. Et ironiquement, juste dans ma tête et toujours dans ma tête, je lui promets d'être une gentille fille, de dire s'il vous plaît et merci, de ne pas oublier le respect et de ne pas penser à combien je veux retourner voir Harry. En ce qui le concerne lui, j'ai tendance à oublier sa manière désagréable d'être avec moi. Cela se pardonne. Ce n'est pas le seul, puis lui a plus ou moins une raison, je crois.
-Ne vous en faites pas, tout ira bien, j'en suis persuadée. C'est un plaisir pour moi d'accueillir Sun durant cette semaine, je suis certaine qu'elle ne posera aucun soucis.
Je souris un peu. Je pense que j'y serais bien, chez Madame Robert. C'est une femme droite, une femme normale. Si on oublie le fait qu'elle sort avec un garçon d'au moins quinze ans de moins qu'elle. Mais ce n'est pas tout à fait cela qui me gêne, c'est plus le fait que cela soit Harry. Qu'elle, ait le droit de toucher une peau que je désire, sentir une langue que je souhaite découvrir.
Ma mère la remercie encore et encore de son immense bonté, dépose un baiser empli d'hypocrisie sur ma joue, repart. Moi je rentre, la voisine referme la porte derrière nous.
-Fais comme chez toi.
Il y a une odeur masculine, forte, bonne, fraîche et je sais que c'est la sienne, c'est lui. Je retiens un petit bout de jalousie, un qui veut se détacher de mon cœur pour sortir de ma bouche, me dit que c'est déjà bien que je puisse le sentir, même s'il n'est pas là. Que je pourrais même dormir dans le canapé jusqu'à ce que mon odeur remplace la sienne. Mais cela veut forcément dire qu'il est venu, il n'y a pas longtemps. Qu'il s'est passé des choses, beaucoup de choses.
-Tu viens, Sun ? Je vais te montrer ta chambre.
Je tourne la tête vers elle, son sourire gentil et ses cheveux blonds détachés. C'est une belle femme, je me dis. Et arrête de penser à cela, je m'oblige.
J'acquiesce, la suit dans les escaliers. Je ne sais pas vraiment à quoi m'attendre, mais je sais d'avance que cela sera une chambre mieux que la mienne, tout est vivant ici, cela change des nuances d'humidité de la maison, des nuances qui sentent la mort approcher à plein nez, L'odeur de pourrit, qui empeste, qui vient du cœur de tout le monde, sauf du mien, j'espère. Je veux pas qu'il soit pourrit, mon cœur, pas avant même de l'avoir senti battre. Quand elle ouvre la porte, mes yeux s'ouvrent en grand, je pose mon sac d'affaires au sol.
Elle est petite, cette chambre, mais pour commencer, le lit est plus grand que le mien, a une place de plus, un gros attrape rêve y est accroché. Une petite armoire en bois se trouve devant, une plante dessus, un miroir à gauche de la pièce, décoré de petites pommes de pain qui me font idiotement sourire. Une petite étagère placé en hauteur, une guirlande qui l'entoure, qui slalome entre les cadres et les décorations quelconques posées dessus. Une senteur de fruit rouge qui embaume la pièce de façon agréable, me fait quand même un peu regretté celle du salon. Je dois avoir l'air bête, là, émerveillée devant ce que l'on pourrait qualifier d'une simple chambre. Mais cela me frappe, la différence. Je pourrais avoir tout cela, pourtant il n'y a que le nécessaire, quand on regarde bien. Sauf que même le nécessaire, on ne me l'accorde pas, chez moi. Je voudrais rester ici éternellement.
Je souris à Madame Robert, complimente la chambre mainte et mainte fois en la remerciant. Elle rit un peu, caresse mon bras de façon aimante ; le geste me surprend, et elle sort pour me laisser en profiter.
Une fin de matinée ne s'est jamais aussi bien passée depuis longtemps, et je prends plaisir à ranger mes affaires, à admirer ce que cela donne. Je me sens plus chez moi que dans ma propre maison, me dit que c'est étrange, quand même. Mais finalement, je me promets d'arrêter de penser à cela cette semaine, d'y tirer un trait, le laisser derrière moi jusqu'à ce que cela revienne naturellement, et même si plus tard j'étais frappée avec plus de force par le retour de la dur réalité, j'aurai profité. J'aurai des souvenirs. J'aurai un tas de choses qu'ils ne pourront pas m'enlever.
La fenêtre de la chambre a une vue sur la mienne ; on y voit pratiquement tout, sauf si les rideaux sont correctement tirés. Je me dis que j'aimerais bien que quand Harry est dans cette maison, il vienne ici pour m'observer comme moi j'aime l'observer lui. Ou n'importe qui. Je veux juste que quelqu'un me regarde. Que quelqu'un, pour une fois, voit autre chose que l'extérieur, qu'il voit ce qu'il me fait, là, à l'intérieur, au milieu de tout ces fichus organes qui me font mal. Qu'il comprenne ma beauté. Juste pour une fois, même si cela ne dure pas.
La sonnerie de mon téléphone m'arrache de mes pensées. En arrivant ici j'ai pu désactiver le mode silencieux, et cela m'a fait un bien fou, de pouvoir arrêter de me cacher. Je m'empresse de décrocher en voyant que c'est Jelena, et je souris en entendant son « Hey ! » enthousiaste et joyeux. Jamais de mauvaise humeur, cette fille, j'ai l'impression. J'aime bien. Je lui raconte la version courte de ma matinée, et toute ma famille y passe, a le droit aux insultes, même le chat de Victoire, celui qui s'amuse à me griffer chaque fois que j'essaye de le toucher. Cela me fait rire, et je peux rire aussi fort que je veux. Jey' elle dit tout haut ce que moi je pense tout bas, et cela me donne parfois l'impression de me vider enfin l'esprit, de pouvoir passer à quelque chose d'autre. Comme si sa parole était la mienne.
-Bon du coup tu crois que tu peux ramener ton cul à la maison ? Comme ça on se casse, j'ai envie de bouger, et Jek peut nous emmener où on veut avec sa bagnole.
-Euh, je sais pas, il faudrait que je demande à la voisine...
-Ouais bah elle non plus va pas s'y mettre hein. Tes vieux sont plus là, pas question qu'on en profite pas putain. Allez grouille toi.
Et elle a à peine finit sa phrase qu'elle raccroche déjà, m'empêche de protester. Je lâche un petit grognement, pourtant j'ai le sourire aux lèvres. J'enfile un sweat avant de ranger soigneusement mon téléphone dans la poche de devant ; il est tellement ample qu'il n'y a aucune chance qu'il soit remarqué. On sait jamais si ma voisine le voyait, et qu'elle en parlait à ma mère en croyant que c'est elle qui me l'a offert. Je sors de la chambre, appréhende un peu la réponse mais me dit que cela ne pourra jamais être pire qu'avec mes propres parents.
Je descends, plisse le nez et fronce les sourcils, tousse même un peu. Il n'y a plus d'odeur masculine, juste quelque chose d'autre, une odeur que je connais ; je l'ai déjà sentis, peu de fois mais je l'ai déjà fait. Elle est complétée par de légers nuages de fumées, et je mets enfin le doigt dessus ; l'odeur de la cigarette. Mais plus forte, on dirait. Quand je rentre dans le salon, ma voisine est entrain de fumer, et je me stoppe, légèrement surprise. Ce n'est visiblement pas la première cigarette, en plus. Il faut dire qu'on y croirait pas, si on le voyait pas de ses propres yeux. La voisine elle a quelque chose de beaucoup plus décontractée que ma mère, de toute façon ma mère on ne fait pas plus droite, stricte, ou quoi que ce soit. Ma mère c'est le summum de tout. Mais elles ont des similitudes ; les dimanches à l'église, les cookies préparées pour les enfants en fin de catéchisme. Les jupes droites, les tailleurs.
Alors je m'y attendais pas, à ce qu'elle fume, ni à ce qu'elle couche avec Harry non plus, d'ailleurs. Peut-être qu'elle cache juste bien son jeu, peut-être bien aussi qu'il n'y en a pas, de jeu, juste qu'elle est une femme différente chez elle et en dehors. Qu'elle sait vivre en cohabitation avec le Seigneur sans le laisser l'étouffer, même.
Je me racle un peu la gorge quand elle enroule encore ses lèvres autour de la cigarette et semble aspirer. Un bruit un peu maladroit, qui montre clairement mon étonnement. Elle tourne la tête vers moi, yeux un peu rouges, m'interroge d'un mouvement de tête, sans un mot.
-Excusez-moi de vous déranger, mais je voulais vous demander s'il est possible que je sorte avec une amie ?
-Tu es majeure ? Vaccinée ?
-Euh.. oui oui, je le suis.
-Alors file, tu fais ce que tu veux.
Pourtant je reste là, immobile devant elle. C'était facile. Je m'y attendais pas. Elle a l'air d'être sûre d'elle, comme si le simple fait d'être majeure me donnait le droit de faire tout ce que je voulais sans son autorisation. Peut-être bien que c'est le cas, au fond. Je veux profiter de ce droit, cette semaine, je veux en profiter à fond. Je vais sortir, sortir, sortir, ne faire que cela, aller m'amuser et découvrir le monde de Jelena encore plus que ce qu'elle m'a déjà montré. Bien sûr que je reviendrais en tant voulu ici, j'aiderais aux tâches ménagères, je ferais à manger, elle n'aura rien à me reprocher. Et cela sera une merveilleuse semaine.
Je souris, très franchement, un sourire comme je n'ai pas osé en faire depuis un sacré bout de temps. Puis je pars, une fois que je suis sortie, que j'ai refermé la porte derrière moi, que j'ai enfin mis les pieds dans le monde et que je peux fouler la Terre comme j'en ai envie ; je me mets à courir jusqu'à chez Jelena. Il y a le vent qui s'amuse à faire voler mes cheveux dans tout les sens, en arrière, il y a le soleil qui vient brûler ma peau, mais qui repart aussitôt. Comme un furtif baiser qui brûle. Je voudrais embrasser le Soleil à pleine bouche.
C'est quinze minutes après, que j'arrive enfin devant le grand immeuble qui abrite Jek et Jelena. C'est un petit coin reculé, pas un bâtiment en bord de route. Il n'a pas l'air luxueux ou quoi que ce soit ; juste chaleureux. Et bon sang qu'est-ce que j'en ai besoin de chaleur. Je l'envie un peu, Jey', quand je vois cela. Quand je la sais tranquille, avec l'amour de sa vie, dans un appartement rien qu'à eux, libre de faire ce qu'ils veulent, raisonnables ou pas. Une fois, je lui ai demandée où est-ce que ses parents étaient, quand elle organisait les soirées chez elle, ou qu'elle sortait, s'ils étaient souvent absents comme cela. Parce que je pensais pas que des parents puissent laisser de la liberté à leur fille autant que cela, Jelena elle le dit elle même qu'elle la « bouffe » la liberté. Elle m'a dit qu'elle habitait plus avec eux depuis longtemps, qu'elle partageait un appartement avec Jek, qu'il payait le loyer parce qu'elle elle pouvait pas, et que c'était le pied.
Jelena elle prend son pied dans tout ce qu'elle fait, du moment que c'est elle qui a décidée.
Je monte les escaliers, trop pressée d'y être pour attendre l'ascenseur qui apparemment fait des siennes. Ils habitent à l'avant dernier étage, soit le cinquième, alors je reprend un peu ma respiration quand j'y arrive. Je toque, je souris en attendant que la porte s'ouvre. Je souris vraiment, en plus. C'est Jek qui m'invite à entrer avec un de ses plus beaux sourire. Il m'embrasse la joue, cela me fait un peu bizarre, il faut dire que les contacts physique j'en connais pas beaucoup. Mes parents cela fait bien longtemps qu'ils ont troqués les gestes doux contre les gestes brutaux. Mais il y a Gabriel entre temps, c'est vrai. Mais Jek c'est juste vraiment amical, parce que c'est peut-être un ami et que c'est que cela. J'écrase aussi mes lèvres contre sa joue, enlève ma veste en lui demandant comment il va, et je sais que la réponse sera positive. Elle l'est toujours avec eux. Rapidement, les cheveux blonds de Jelena rentrent dans mon champ de vision, et elle débarque ; me saute quasiment au cou, et on se sert l'une contre l'autre.
-Remet ta veste, on y va !
-Jey' deux secondes, laisse la au moins boire ou manger un truc et ensuite on se casse, non ?
Ses grands yeux verts se relèvent vers lui, scrute son visage avec une petite moue déçue.
-Ça marche putain.
Elle s'y engouffre sans nous, pressée de faire vite, de m'emmener encore je ne sais où. Son copain me fait un signe de tête, m'invite à les suivre dans la cuisine, et c'est ce que je fais, regarde autour et examine, comme une habitude que j'ai pris à force de remarquer les différences entre mon quotidien et celui des autres, celui de n'importe qui. Comme je l'avais imaginé, c'est gai ici, cela illumine toutes les pièces, donnerait presque une crise d'épilepsie à quiconque qui regarde les murs trop longtemps. Il y a des couleurs partout, sur des tableaux, ou parfois directement sur les murs. Jelena elle adore peindre, elle me l'a déjà dit, elle riait en répétant qu'elle savait pas si elle savait le faire, mais qu'elle s'en foutait parce qu'elle aimait bien, et qu'en aimant bien ce qu'elle faisait, elle s'éclatait.
Il y a des portraits aussi, j'y reconnais Jek, Jek et elle, encore Jek, une autre personne dont je ne sais pas l'identité. Mon cœur se réchauffe, à la vue de tout cela, c'est pile poil Jelena, c'est pile poil chaleureux. Cela doit être une de ses particularités, de transformer tout ce qu'elle touche en quelque chose qui lui ressemble, et j'aimerai savoir faire cela, moi aussi, mais à part des cœurs brisés, ou mieux, des cœurs inexistants, qu'est-ce que je pourrais bien créer ?
-Du coup tu bois quoi ?
-Jus d'orange si tu as, s'il te plaît.
-Sans soucis.
Jek prépare les verres, Jelena s'installe sur le plan de travail, remonte ses cheveux en deux couettes non similaires avec les élastiques qu'elle a tout le temps aux poignets. Elle est belle, même malgré son coté enfantin. Elle est réellement belle. Ses mains sont tâchées de peintures séchées à quelques endroits, mais elle s'en fiche, prend le verre que Jek lui tend, l'apporte à sa bouche sans le lâcher du regard. Elle ne le lâche jamais, de quelque façon qu'il soit. Il sourit puis me donne le mien, « merci » je dis, et je bois.
-Oh regarde, je t'ai pas montré !
Jelena descend du comptoir, met son verre dans les mains de Jek qui le vide en deux deux, attrape une toile calée derrière la petite table coincée contre le mur. Elle la redresse, la met à l'endroit pour que je puisse voir de quoi il s'agit. Mes yeux s'agrandissent un peu, et elle rit devant mon air surprit.
Elle baisse elle-même le regard vers son travail.
-C'est mes seins, t'aimes bien ?
-Elle l'a fait hier soir quand elle était défoncée, faut préciser.
-Il dit ça mais il m'a aidé à foutre la peinture.
Il hausse les épaules, lui sourit radieusement, un sourire que j'aimerais bien qu'on m'adresse.
Je lâche un petit rire en finissant mon verre.
-C'est...artistique ? J'hésite, ne sait pas comment qualifier...cela.
Elle éclate doucement de rire, se gratte le nez avec le dos de sa main.
-Ouais Sun, bien sûr que c'est artistique. J'vais la foutre devant la porte d'entrée.
Elle la repose à sa place, Jek attrape ses mains et lui fait passer sous l'eau pour enlever le reste de la peinture. Je me retrouve attendrie, en les regardants tous les deux, me dit que c'est normal tout ce temps que Jelena prenait à me parler de lui, vu comme ils sont.
-En parlant de nichons, elle tourne la tête vers moi, comment ça s'est passé avec le petit Gabriel ?
Elle me fait comprendre les sous entendus malsains qu'elle a derrière la tête en hochant plusieurs fois les sourcils, les exposes au grand jour, et je me retrouve gênée, ces histoires semblent moins ridicules durant la nuit, cachées dans l'obscurité. Je voudrais que mes jours entiers se passent dans le noir.
-Rien ?
-Rien ? C'est tout ?
Elle entre-ouvre la bouche.
-C'est qui Gabriel ?
-Son futur mari ou je sais pas quoi, j't'avais déjà dis que ses parents étaient dingos.
Elle me jette un coup d'oeil, moi je la laisse appeler mes parents comme elle veut, de toute façon elle a sûrement pas tord, puis moi je me contente de cela comme vengeance, laisser les gens avoir une mauvaise image d'eux.
Jek ne dit rien, embrasse la tempe de Jelena et s'éclipse dans une autre pièce. Elle le laisse s'en aller, trop concentrée sur notre conversation. Parce que s'il y a bien une chose de sûre avec Jey, c'est qu'elle prend tout à cœur, et que là on parle, alors elle va juste me parler, elle va rien faire d'autre, c'est pas le moment elle doit se dire. Puis après elle doit se rappeler que c'est le moment quand elle le veut. Mais si elle partait cela me brusquerais un peu, j'imagine, et elle doit le savoir, parce que c'est à peine si Jey me connaît mieux que moi-même.
-Me dit pas que c'est encore un coincé du cul. C'est une tradition chez vous ou quoi sérieux ?
-Ouais, je crois qu'il l'est. Il faut croire.
-Tu t'es fait vaccinée pour échapper à ça et à autant avoir envie de te faire sauter par Harry ?
Elle rit, moi j'ouvre encore de grands yeux, et elle rit plus fort, fait de son rire un écho qui résonne dans chaque pièce, avec force, fait trembler les murs d'une mélodie joyeuse, qui jamais ne partira. Comme quelque chose d'éphémère, qui pourtant resterait accroché à ses murs, ses œuvres, ses beaux yeux et son beau sourire, qui voudrait pas la quitter parce que c'est l'effet qu'elle a. Elle en a des tonnes d'effets Jelena, moi j'en ai pas. Moi le vide et la solitude, on est trois, on le restera. Il n'y en a aucun de nous qui veut partir ou peut le faire, on est coincés alors on s'en contente jusqu'à en suffoquer, à se faire étouffer entre nous. Comme un combat où on le se débattrait, mais un combat incapable à gagner, et on aurait beau se surpasser, on en resterait au même point, un point où les échappatoires n'existent pas. Un point triste, sans avenir, un point peut-être qu'on appelle Enfer.
-J'ai jamais... ce n'est pas ce que je veux ! J'essaye quand même de me défendre, de rendre la situation moins gênante pour moi.
-Tu vas pas me la faire à moi Sun.
-On s'est quand même embrassés, avec Gabriel... Je change de sujet, et cela a l'air de marcher, vu la façon dont elle se redresse, plus qu'attentive.
-Ah ouais ?
-Oui, mais, c'était... j'en sais rien, je ne m'attendais juste à quelque chose d'autre, quelque chose de moins... fermé, et sec.
Elle fronce un peu les sourcils, et cela lui donne une drôle d'expression, étant donné qu'elle n'a pas cessé de sourire.
-Fermé et sec ? Il sait même pas embrassé le con ? Attends deux secondes.
Elle appuie ses mains de chaque coté d'elle contre le comptoir, se hisse une nouvelle fois dessus. Son corps se penche en avant quand elle crie à travers l'appartement :
-Bébé ! Ramène toi ici, faut que je montre un truc à mon innocente petite Sun !
Curieux, Jek passe sa tête par l'entrebâillement d'une porte qui doit donner sur la salle de bain. Il lève un sourcil de manière interrogative, Jelena, de sa main, lui fait signe de la rejoindre, et c'est ce qu'il fait, un bandeau noir nouvellement noué sur son front, à la base de ses cheveux. Sans lui expliquer quoi que ce soit, il n'a sans doute pas d'explication à fournir à une personne que l'on souhaite embrasser ; elle l'attrape, le tire vers elle, mains nouées sur sa nuque. Il ferme les yeux, et les bouches se collent, s'aspirent comme des aimants, les langues se faufilent les unes sur les autres, se suçotent et se redécouvrent inlassablement.
Et comme mon coté réservé et pudique remonte à la surface, j'ai envie de tourner les yeux, de les laisser profiter de ce moment entre eux, parce que c'est un moment qui leur appartient, que je ne suis pas censée en prendre connaissance. C'est embarrassant, mais je sais que Jelena fait cela aussi pour que je regarde, et je l'entends presque murmurer contre les lèvres de Jek « Allez poulette, regarde et prend des notes ». Alors je reste là, aussi guidée par un coté avide et curieux qui se manifeste de plus en plus souvent, qui me force à regarder, regarder les bouches qui bougent à l'unisson, quand parfois l'une prend le dessus, les lèvres viennent se refermer sur les autres, les emprisonner et tirer dessus. Et leur baiser à l'air d'être tout, sauf comme celui que j'ai partagé avec Gabriel. Peut-être que maintenant que je sais, il faudrait que je réessaye. Comme si je n'étais plus là, ou comme s'ils s'en fichaient complètement, les mains se faufilent sur les corps, recherchent avidement un contact, veulent se toucher là, sur le plan de travail.
Je finis quand même par détourner le regard ; la situation de plus en plus dérangeante, et surtout les joues chaudes comme prise en plein pêché de voyeurisme.
Ce n'est que quand j'ai eu le temps de compter combien de tasses sales il y avait en tout dans la pièce et dans l'évier que les bouches se décollent, et tout deux ne peuvent s'empêcher de se sourire, comme de simples idiots amoureux. Ils sont beaux, et je me dis que Jey devraient se peindre avec lui, que cela ferait un tableau magnifique. Mais je me dis toujours un tas de choses, souvent je pense en secret, comme quand je rêve. Ce sont des choses qui me font garder les pieds sur terre, qui m'empêchent de ne pas sombre là-bas, dans la terre, dans tout ce qui va avec, même si cela reste dans le silence, que jamais rien ne franchit la barrière de mes lèvres. C'est une barrière parfois bien trop difficile à franchir.
Grâce à cela, des fois, je m'envole, loin d'un monde, de ce monde trop brutal, je ferme les yeux, et alors c'est bon, je suis partie, je disparais un cours instant, et pendant ce cours instant, je suis bien. Vraiment bien. Pourtant, même ce répit semble de moins en moins bien fonctionner, et des fois je panique, quand je me rends compte que je suis encore là, que cela ne marche pas, ou du moins plus. Que même cela, on ne me l'accorde plus. Parce que parfois ça se retourne contre moi, c'est penser qui berce mes nuits de terribles insomnies, et les insomnies c'est insupportable, bien souvent. Je dors plus, je pense, c'est tout. Toujours aux mêmes choses, toujours les mêmes effets ; la boule au ventre et la gorge nouée, les yeux qui brillent et le cœur qui brûle.
C'est pathétiquement que je finis mon verre de jus d'orange, avec ce qui me semble être des larmes coincés entre des cils épuisés d'avoir déjà tant pleuré, d'avoir déjà été tant frottés.
Plus tard, on est sur la route d'un salon de tatouage. Je sais pas trop ce qu'on va y faire, au début, mais Jelena m'explique que Jek y travaille avec des amis à lui, qu'il tient aussi un petit bar qui y est relié. Il y a de la fierté qui brille dans son regard. Elle dit que l'ambiance est super, qu'on ne peut qu'aimer être là-bas, et qu'en plus, une surprise m'attends. Alors je la questionne, mais elle se met simplement à rire avec Jek, se relaisse tomber contre lui, comme si l'amusement ne lui permettait pas de tenir debout, que c'était trop lourd, qu'il y avait Jek qui pouvait la retenir.
Mais il y a des fois comme cela, où tout semble trop lourd pour Jelena, même vivre. Comme si nous deux, au final, on était coincé dans un entre-deux, celui où tu vis pas assez, ou celui où tu vis trop. Et je me demande si cela existe, de vivre trop, de vivre à plus en pouvoir. Dans le monde il y a toujours une tonne d'extimité qu'on peut pas connaître, il y a toujours un truc qu'on connaîtra pas, qu'on saura pas, moi je ne peux pas me résoudre à cela, il faut que je sache, tout, même si tout savoir reviendrait à creuser moi-même ma tombe. Quitte à finir dans la terre dans tous les cas, je veux que cela vienne de moi, que ce soit mes mains qui aient eu à prendre la pelle, pour une fois, qu'on me laisse me salir, qu'on me laisse faire.
On finit par y arriver, au salon de tatouage, et je n'en reviens pas mes yeux. Ce n'était pas comme cela que j'imaginais cet endroit, ce n'était pas comme cela qu'on m'avait apprit à l'imaginer, du moins. Tous, j'entends par là mon entourage, disent que c'est comme l'antre de l'allié de Satan, ou du Diable lui-même. Tous disent que là-bas, le monde semble chargé d'une énergie néfaste. Mais de mes yeux à moi, je ne vois qu'uniquement quelque chose de nouveau ; une ambiance vivante, qui semble faire chavirer les cœurs de bonheur. Mon cœur à moi il ne chavire jamais, il est comme figé dans la glace et dans le froid de l'église. Et l'église, mes parents en ont les clés.
Ici, on se croirait être revenus dans les années 70-80 des bars Londoniens ou New-yorkais. C'est un style vintage que je n'ai jamais vu autre part. C'est des couleurs vives, du orange, du rouge, mélangés à du sombre, mais pour une fois du joli sombre, quelque chose qui se mélange bien au orange, comme le marron. Des gens assis sur des fauteuils en cuir et mousse, des gens qui mâchouillent des chewing-gum, piercings au nez et à l'arcade, qui regardent dans les yeux et défient du regard.
Je suis Jelena et Jek en faisant profil bas ; j'ai conscience que je fais tâche avec mes vêtements qui eux doivent remonter plus loin que les années folles. Je suis Jelena et Jek parce qu'eux savent où aller, cela se sent et se sait dans le naturel de leur pas, de leur mouvements ; ils pourraient refaire le chemin les yeux bandés. Je continue d'essayer de rester en retrait ; je fais tâche dans le décor, il n'y a pas de doute, mais mes doigts me démangent, souhaitent toucher à tout et assouvir mon envie curieuse de découvrir.
-Yo mec.
-Yo.
Je tourne automatiquement la tête en entendant sa voix se mélanger à celle de Jek. Et c'est quand stupidement je commence à me dire que le destin adore me le mettre sur mon chemin, que j'entends Jelena pouffer de rire derrière moi. Je ferme brièvement les yeux, les tournes vers elle. Elle m'articule en silence :
-Ouuuh coïncidence...
Je repose mon regard sur lui, me dit qu'en fait, oui, c'est plutôt une bonne surprise ; elle a visée dans le mille, Jey'. Et elle le sait. Tout le monde semble le savoir. Je dois avoir l'air d'un bouquin ouvert qu'on se transmet de mains en mains, qu'on dépouille et avec qui on joue.
Il fronce les sourcils, rien qu'un peu, juste assez pour avoir cette petite ride sur le front, presse sa lèvre inférieure entre son pouce et son indexe, et moi, bêtement, je m'imagine la mordre, fort. Son expression ne change pas de toutes les fois où j'ai pu le rencontrer, voulu ou pas voulu ; mais il y a quelque chose sur son visage qui, pour une fois, ne m'est pas familier, alors je constate avec plaisir que j'ai encore beaucoup à découvrir de lui, de lui tout entier, et que je veux le faire sans attendre. J'attends déjà depuis trop longtemps. Ma vie est une attente singulière, sans fin et sans résultats. C'est une autre expression que l'ennuie et l'agacement, celles que je lui provoque en tant normal, non celle là est différente ; je n'arrive pas à y poser de mots, mais elle est bien là, pour la première fois.
Mon amie m'attrape par le coude et me tire près d'elle, m'empêche de continuer à faire tâche, plantée au milieu de la pièce. Je la laisse faire, contente qu'au moins une personne me porte assez d'attention pour m'empêcher de me ridiculiser moi-même, mais c'est une chose qui vient naturellement, au fil des ans, oui, c'est une habitude que j'ai prise, et je ne peux lutter, je ne lutte jamais. Trop fatiguée par les fois où j'essaye, mais où c'est l'échec.
Elle échange un regard avec Harry ; je ne fais pas attention ; c'est pas important ; il s'agit de Jelena. Et j'ai confiance en Jelena.
Puis un brun au coin de la pièce attire mon attention. Grand brun, fin, tatoué, évidemment, carrure moins imposant que celle d'Harry, mais tout aussi colossale. Il me frustre ; je mettrais mon doigt à couper que je l'ai déjà vu quelques parts, les détails des visages c'est quelque chose que je n'oublie pas, le bouclé en est la preuve : il faudrait que Jelena m'apprenne à dessiner, ou à peindre, je ne sais pas bien si c'est la même chose dessiner et peindre. Oui je l'ai déjà vu, mais je n'ai aucune idée de où cela a pu être.
Je décide de passer à autre chose ; cela reviendra. Tous, ils sont beaux, beaux à leur manière. Peut-être que je les trouves beaux parce qu'ils ont pas de chemises rentrés dans le pantalon, pas de gel dans les cheveux. Qu'ils ont des tee-shirts troués, pour certains pas, des cheveux en batailles, dans tout les sens, qui retombent sur le front. Peut-être à cause de leur allure respectable et massive, aussi. Peut-être. Je repense à Gabriel, me dit que c'est triste, dans le fond, que son visage doux, sa carrure calme et discrète me restent moins en mémoire qu'eux. Gabriel on ne le remarque pas tout de suite ; on l'oublie rapidement, exactement comme moi, on est à des années lumières de tout cela. Et j'en ai ras le bol, je veux changer de camp, me transformer en Jelena.
J'ose lui lancer un regard qui signifie : tu m'étonnes que t'aimes cet endroit, et elle me renvoie un clin d'œil, l'air de dire qu'elle en perd pas une miette, c'est clair.
-Eh bah putain ! Thérésa dans mon salon de tatouage ? On aura tout vu. Tu me suis même jusqu'ici maintenant ?
-Peut-être bien, tu devrais t'attendre à tout avec moi.
Je souris malgré moi, me dit que c'est bien, j'ai eu le courage de répondre, je progresse. Il y a un éclair d'amusement qui passe en travers de son visage, mais il reste pas bien longtemps, juste après Harry déclare :
-Ouais, elles disent toutes ça tu sais ? Mais je dois avouer que je m'attendais pas à te trouver ici. Respect.
Il est de bonne humeur. Vraiment de bonne humeur, tellement que cela me fait presque hésiter à continuer la conversation. Je n'aurai pas envie de gâcher cela.
-Non attends. Comme s'il venait d'avoir une idée en tête, il me fixe, et je me dis que cela ne sent pas bon. Mon respect je te l'accorde si tu me laisses m'occuper de toi.
-Ouuuuuh...
Le chuchotement de Jelena fait un drôle de bruit dans mon oreille, traverse mon corps comme la foudre qui frappe, elle grille tout sur son passage ; je ne dis plus rien, rougis seulement comme une idiote. Cela les fait tous rires, même Harry qui se redresse fièrement, nettoie quelques outils, ceux qui doivent servir pour tatouer. Je passe une main sur mon front, je fais comme si je réfléchissais, alors que c'est déjà un non formel dans ma tête. Un tatouage c'est tout sauf possible. Mais qu'il s'occupe de moi, vraiment de moi, je n'attends que cela. C'est le visage un peu honteux que je baisse un peu la tête en signe de refus.
-Euh, non, je ne peux pas.
-Je te le fais gratos.
Il essaye de m'amadouer.
-Non, vraiment, non, désolée.
Il hausse les sourcils puis les épaules.
-Bon, tant pis.
Et il disparaît ; pas un regard, plus un mot.
Je sursaute légèrement quand une main ferme se pose avec force sur ma nuque ; une main dont je ne reconnais pas le contact. Je tourne immédiatement la tête, ne m'interdis pas la défensive. C'est un châtain, les yeux bleus, un regard d'eau qui donne envie de se noyer, c'est l'effet qu'il me fait. Un regard qui hypnotise, qui fait se couler, même si l'on sait nager. Il sourit, moi je ne lâche pas ses yeux du regard, cela le fait sourire encore plus. D'un geste taquin, je sens ses doigts se resserrer autour de ma peau, et même si ce n'est pas douloureux, je me raidis, me dégage de façon gentille, ou du moins j'essaye.
-Pas besoin d'être gênée ici tu sais ? On va pas te bouffer. Enfin pas tout de suite.
-Fous lui la paix Louis, tu vois bien qu'elle a pas l'habitude. Laisse la se foutre à l'aise toute seule.
Je remercie Jek intérieurement, alors le fameux Louis me lâche, et je respire mieux. Je replace une mèche de cheveux derrière mes oreilles, me mets à observer plus précisément autour de moi, les gens, l'espace, les sourires et les gestes, le bruit continue de l'aiguille qui frotte sur les peaux, l'ancre qui coule. Je sais pas vraiment à quoi m'attendre, mais Jey, jamais elle m'aurait emmener dans un endroit dangereux. Bon, en fait si, elle l'aurait fait, parce que Jelena elle a pas de limites, je me demande même si elle en a déjà eu, des limites. Jey elle fait tout comme ça, impulsivement, elle fonce dans le tas, et jamais elle se retourne. Elle court, regarde droit devant elle, jamais le sol ; elle se fiche de trébucher. Toutes les deux, on est similaires, pourtant on est à des milliers de kilomètres l'une de l'autre. Je crois que c'est un peu cela qui fait l'amitié, aussi. Surtout la notre.
Elle s'éloigne encore de moi, se hisse derrière Jek qui est maintenant au bar, celui qui se trouve à l'opposé de l'accueil du salon de tatouage, pourtant ce n'est pas trop loin, c'est petit ici, c'est sans doute ce qui fait la convivialité de la pièce. Il n'y a pas de place où le vide peut s'installer, c'est le plus important. Je le sais bien ça moi. Je trouve cela original, le fait d'avoir un bar dans un salon de tatouage, et je me demande s'ils sont tous comme cela, les salons de tatouages. Peut-être qu'un jour je pourrais le savoir, je ferais le tour de la ville pour vérifier, voir le tour du monde, et je reviendrais satisfaite de pouvoir leur affirmer, ou alors je reviendrais jamais.
Je me retrouve toute seule, ne sait pas quoi faire, où regarder. Je n'aime pas trop cela, sais que Jelena ne voit absolument pas le mal dans ses actes, qu'elle ne réfléchit pas à ce que les autres pensent et ressentent, parce que il n'y a que ses sentiments à elle, et ceux de Jek, qui comptent. Mais j'aimerais emprisonner sa main dans la mienne, pour une fois, l'empêcher de partir deux minutes, juste pour me rassurer. Mais Jey n'est pas faite pour rassurer. Elle fait, c'est tout, bon ou mauvais, s'en fiche, qu'elle blesse ou pas. Mais c'est aussi comme cela que tout le monde l'adore, surtout moi, donc je ne dis rien, ne lui fait pas de remarques, n'en ferait jamais, ne voudrais pas la brusquer, me montrer désagréable. Parce que tout cela, c'est grâce à elle, seulement à elle. Elle me fait découvrir le monde à sa manière, elle me montre ce que je ne connais pas, et même si elle me lâche en pleine terre inconnue, dans une nature sauvage et inconstante, j'apprécie.
Avant, je ne pouvais qu'imaginer tout cela, dans ma tête, et ma tête des fois elle est tellement pleine qu'elle est prête à exploser ; c'est douloureux. J'imaginais l'ambiance, la douleur, le résultat, les mines contentes ou déçues, les grimaces ; aujourd'hui je peux voir tout cela, alors je vais profiter, tout imprégner, j'imprègne toujours tout dans ma tête, je la remplie toujours plus, comme une auto-destruction que je ne peux éviter.
-Tu te souviens de moi ?
D'un geste de tête, affirme que non. Il se plante devant moi, bras croisés sur son torse recouvert par une veste en cuir, casque de moto dans la main, prêt à repartir. Un regard chocolat, cette fois, accompagné d'un teint basané, d'un sourire étrangement mignon ; langue coincée entre les dents ; drôle de contraste avec son air menaçant, air peut-être non souhaité, mais bien là, comme une identité dont on ne peut se défaire.
Le regard, c'est ma façon d'identifier les gens, c'est plus facile à repérer que les prénoms, et souvent les prénoms ça trompe. Le regard on peut pas le fausser, le regard c'est le miroir de l'âme, on peut pas le cacher. Puis les prénoms on les choisis pas, on nous les imposes, moi j'en ai ras le bol des choses imposées. Sun c'est censé vouloir dire soleil, pourtant il n'y a rien qui brille dans mes yeux, aucun rayon. Ce n'est pas une belle preuve, ça ? Sun ce n'est pas moi. Sun c'est celle qu'on souhaite me faire être. Moi on aurait dû me laisser sans identité, pas de prénom, pas de nom, cela aurait bien refléter le vide que je ressens à l'intérieur.
-On s'est vu dans la forêt l'autre soir. Mais je crois que t'étais pas dans le même état que maintenant.
Je fronce les sourcils, triture nerveusement mes doigts. Ah, il m'a vu ivre ; génial.
-Par contre, je crois que je préférais ton pyjama à ces fringues là.
Il grimace un peu ; je baisse les yeux vers mon pull, celui en laine qui gratte et qui irrite ma peau ; ma mère adore que je le mette, et mon pantalon noir, celui qui est droit mais dix fois trop grand pour moi, qui doit me donner l'air d'avoir dix kilos de plus.
J'essaye cependant d'avoir l'air détendue, passe une main dans ma nuque, lâche un rire plus étranglé qu'autre chose, ce qui donne un bruit absolument ridicule.
-Euh oui, et bien j'y penserais pour la prochaine fois.
Il affiche un sourire amusé, moi je reporte mon attention sur Harry. J'évite de le regarder depuis tout à l'heure, mais impossible de tenir plus longtemps. Lui n'a pas relevé les yeux vers moi une seule fois, ce qui me semble assez logique étant donné qu'il a l'air de s'en foutre plus que pas mal de ma petite personne. Il est occupé, tatoue une femme, ne regarde qu'elle. La jalousie picote ma peau, me donne presque l'envie de me faire tatouer moi aussi, rien que pour cela ; son regard. J'aurai dû accepter toute à l'heure, j'aurai dû agir sur le moment, ne pas me poser de questions, ne pas penser à l'arrière goût amer qu'il aurait eu, ce tatouage. Mais j'ai eu peur, et la peur ne part pas comme cela, elle est aussi incrustée que l'appréhension et il faudrait sacrément décaper ma peau pour réussir à s'en défaire, pas que ma peau, tout ce qui est à l'intérieur, aussi. Tout ces trucs qui sont censés me faire.
Je me frotte un peu les yeux avec la phalange de mon indexe, soupire. Je m'avance vers Harry, me poste à coté de lui, et pendant un long moment, n'ose plus bouger de peur de m'attirer une remarque. Il a de grands gants noirs, les mêmes que Jek, ceux que Jelena aimes. Elle me raconte à quel point il est beau quand il est là, concentré, et Harry aussi, il est beau, là, concentré ; j'aimerais pouvoir lui raconter.
Au bout d'un moment, la curiosité devient trop forte. Je me penche, observe l'aiguille qui donne à la peau un ensemble extraordinaire de couleurs, donne un forme fabuleuse, ici une bouche ; rose entre les dents. Je voudrais voir une rose entre les dents d'Harry. Il relève les yeux vers moi, les reportes tout aussi vite sur ce qu'il est entrain de faire.
-Bouge toi, tu me caches la lumière.
-Oh.
Rapidement, je me décale sur le coté, le laisse travailler dans de meilleures conditions, mais ne peux m'empêcher de rajouter ;
-Il est beau.
Il hoche simplement la tête, contrariée je me demande s'il m'écoute vraiment.
-Oui, il est vraiment, vraiment beau.
La femme assise sur le siège fixe le bouclé, puis me regarde. Peu sûre de savoir si elle parle du tatouage ou de Harry, je hausse légèrement les sourcils, me rends rapidement compte que cela ne se fait pas. Inconsciemment, pourtant, je lui lance un regard noir, me rappelle ensuite rapidement à l'ordre. Cela suffit, Sun, cela suffit. Je me remets à gratter la peau autour de mes ongles jusqu'à ce que je saigne. Il est temps de partir. Alors Harry sera dans ma tête, seulement dans ma tête, et dans ma tête il fait tout ce que je veux, il n'est qu'à moi. Personne pour le désirer. Personne. Parce que de toute façon, si le désir on le ressent plus fort, on crève. Je crois que c'est cela, oui, on crève, et pour de bon.
Je jette un coup d'œil autour de moi, tente d'échapper à un je ne sais quoi trop pesant. L'horloge murale m'indique qu'il est déjà assez tard ; ne voulant pas abuser de la confiance de Madame Robert, je rejoins Jelena. Il n'y a que peu de monde au bar ; deux personnes, il n'est sûrement pas encore l'heure de venir boire. Mais peut-être qu'ils s'en foutent, ces deux-là, peut-être qu'ils veulent juste oublier les tourments de la vie, moi-même je le sais à quel point c'est tentant d'oublier parfois. Ils savent qu'ils se feront pas virés ici ; on les jugera pas ; on les servira autant de fois qu'il le faut pour qu'ils retrouvent un semblant de repère.
Je m'accoude au bar, attends que Jek ait terminé de discuter pour lui adresser un petit sourire, attire discrètement son attention.
-Qu'est-ce que tu veux ma belle ?
-Rien, je te remercie. Seulement je vais y aller, je ne peux pas rester trop longtemps.
-D'accord comme tu voudras, tu sais où nous trouver maintenant.
Il me fait un clin d'oeil, je ris doucement, hoche la tête. Oui, c'est réconfortant, de savoir où les trouver. Jelena râle quand je lui dis au revoir, tente de me faire rester en m'agitant une bouteille de vodka sous le nez « Allez, on pourrait bien s'amuser, il est trop tôt pour que tu partes ». J'ai l'impression que je vais céder plusieurs fois, alors rapidement je la serre dans les bras, refuse. Je veux simplement aller m'assurer que la voisine ne m'a pas donnée son accord uniquement parce que la fumée lui avait un peu trop monté à la tête. Je veux être sûre qu'elle me donne ma liberté, qu'elle ne se réveille pas tout à coup, qu'elle se demande ce que je fais, et où. Si elle appelait mes parents, cela serait la fin avant le commencement.
Souvent Jey elle dit que je suis parano, moi je pense juste que je suis angoissée, et contre l'angoisse je peux rien faire. Je reviendrais ici, pas de doute. Je fais un petit signe à tout le monde ; très peu me le rendent, et je sors du salon, jette un dernier coup d'œil à Harry qui n'a même pas remarqué que je partais : occupé. Il travaille, son travail inclus d'écouter les filles lui parler de leur vie personnelle. Je ne pense pas que cela l'intéresse, très sincèrement. Son regard je le vois bien, il est concentré mais dans le vague, un peu déconnecté de tout. Comme s'il était dans le tatouage, qu'il le vivait en même tant qu'il le dessinait. Cela me fascine, et je fais presque demi-tour pour aller le voir de plus près.
Mais après je me dis qu'il est peut-être simplement entre de l'écouter, que oui cela l'intéresse, que il n'y a que de moi qu'il s'en fiche. L'idée me fait trésailler, étrangement. Je supporterais pas de devenir transparente pour encore quelqu'un d'autre, pour lui par dessus le marché ; je finirais pas disparaître totalement, sinon. Et ce jour-là, plus personne ne pourra me voir. Plus personne.
Sur le chemin du retour, j'essaye de faire vite et d'échapper aux pensées, celles qui pèsent sur mes épaules, m'enfoncent les pieds dans le sol. J'essaye même de sautiller par moment ; de devenir plus légère.
Je rentre, le pas discret, n'aies pas forcément envie de déranger Madame Robert ou quoi que ce soit, elle est peut-être toujours occupée. Mais quand je rentre dans le salon après avoir refermé la porte, elle dort sur le canapé, bouche entre-ouverte, lèvres gercées d'avoir trop tiré, mascara coulé sous les yeux, qui migre peu à peu sur les joues. Le corps à la limite de tomber, sa main pend dans le vide ; je m'assure de voir son thorax se lever et se baisser pour savoir si elle n'est pas morte. C'est les mains hésitantes que je place le plaide du fauteuil d'en face sur elle pour la tenir au chaud. Elle mérite pas d'avoir froid, Madame Robert. Je tique un peu quand je remarque que son visage a l'air plus crispé que d'habitude, plus fermé, blessé, aussi ; je fronce les sourcils. Je me demande si elle cache quelque chose derrière son joli maquillage simple, ses coiffures tirées et élégantes, ses sourires et ses expressions de femme heureuse, qui croit en tout, qui l'espoir, l'a niché au fond du cœur, qui croit tout possible ; ça arrivera, oui ça arrivera.
La réponse elle sonne comme un oui dans ma tête, pourquoi pas ? Je sais bien, moi aussi, faire semblant. Je connais l'hypocrisie, les crèmes, les correcteurs, le fond de teint quand les atrocités de la vie elles sont trop fortes et qu'on a plus de mal à les cacher. Dans le fond, la voisine, elle est peut-être pas comme ma mère, elle est peut-être comme moi, elle vit peut-être maintenant parce qu'elle pouvait pas le faire avant. C'est une âme perdue et fourvoyée dans les décombres d'une vie bien trop déplorable. Malheureuse petite chose, elle suffoque, dans une vie qui renvoie étrangement à la mienne.
J'ai le temps de ranger les affaires que je n'avais pas eu le temps de placer dans la petite armoire de ma chambre, de prendre une douche, de me laver moi-même, cela fait une éternité, c'est bon de pouvoir se retrouver seule avec soi-même, malgré le reflet misérable dans le miroir, et de faire les poussières ; une remise à neuve, en quelque sorte, pendant que la voisine dort encore. C'est seulement quand je commence à vouloir faire à manger qu'elle se réveille, me demande comment ma journée s'est-elle passée.
Je lui réponds que c'était très bien, la remercie de m'avoir laisser un semblant de liberté ; cela m'a fait du bien, l'air dans les poumons il m'en manquait ; maintenant les tracas du quotidien ils semblent un peu plus lointain. Bien entendu, tout cela je ne lui dis pas, je la remercie simplement, d'avoir eu confiance, et peut-être que je m'emporte un peu trop parce qu'elle finit de me demander de me taire, et je ris, acquiesce, et « pardon » je lâche sans pouvoir m'en empêcher. Cela la fait remuer la tête de manière amusée.
-Est-ce qu'il y a quelque chose en particulier que vous aimeriez manger ? Demandé-je.
-Quoi ? Oh non tu ne vas pas faire à manger jeune fille, on va commander enfin.
-Commander ? Oh, euh, que pouvons-nous commander ?
Je fronce les sourcils, l'air tout droit sorti du siècle d'avant. A la maison on ne commande jamais rien à manger. Ma mère elle tient à tout faire elle même, à donner de soi-même, les repas de famille ce n'est pas la même chose si ce n'est pas fait de ses mains. Elle trouve cela déplacé de donner de l'argent pour qu'on lui emmène un repas sur le pas de la porte ; s'occuper de la maison c'est son boulot elle dit, faire à manger en fait partie. C'est irrespectueux de demander à quelqu'un de le faire à sa place ; elle respecte le seuil d'égalité que Dieu a voulu construire. Oui je dis voulu, parce que je m'en rends bien compte que l'égalité elle est pas tout le temps là, cela se voit rien qu'entre les gens de mon école, et des autres, celles qui ne sont pas privées.
Jelena elle fait pas à manger, d'après ce qu'elle m'a dit, pourtant elle a plus sa mère pour s'occuper de son foyer. Ma mère pense que c'est le devoir de toutes les femmes, de s'occuper de leur foyer. Va savoir. Ma mère des fois je la suis pas, j'arrête de l'écouter, je fais semblant, je dis oui bien sûr, et c'est tout, la plupart du temps elle ne le remarque même pas. Non Jelena elle fait pas à manger, elle sait pas le faire. Jek lui il le fait des fois, mais souvent ils commandent, dans tous les cas la bouffe on la paye, Jey' elle dit, alors on s'en tape pas mal.
-Eh bien, on peut commander des pizzas, du chinois, du mexicain, du libanais, toute sorte de choses.
Je me demande pourquoi elle a pas d'enfants la voisine. Peut-être qu'elle en a, en fait, peut-être qu'ils sont juste trop grands pour rester. Mais elle serait une bonne maman, cela se voit. Elle est toute gentille. Mais ma mère à moi aussi elle paraît gentille quand on la regarde comme ça.
-Oh. Je sens mes yeux s'agrandirent un peu. Oui, si vous voulez on peut faire cela. Mais faire à manger ne me dérange pas du tout vous savez ? Je vous dois au moins cela.
Et c'était vrai, je lui devais plus qu'elle ne pouvait l'imaginer, à la voisine.
-Je sais bien que ça ne te dérange pas Sun, mais sinon, si tu y tiens, tu n'as qu'à faire le dessert.
-Oui c'est parfait.
On sourit toutes les deux ; mon cœur il se réchauffe un peu ; la pluie à l'intérieur de moi elle a cessée de tomber. Et même si les rayons je peux déjà commencer à les sentir, le soleil il est pas encore là ; impossible de le voir. C'est le calme avant la tempête.
-Alors, on commande quoi ?
-Je dirais hm... Mexicain ? Je n'en ai jamais mangé, mais si vous désirez autre chose on peut...-
Elle me coupe la parole, s'exclame joyeusement :
-Mexicain c'est parfait !
Elle sort de la cuisine pour aller commander, moi mon sourire il ne s'en va pas, je me retourne vers le plan de travail, fouille dans les placards, mais pas trop, pour trouver tout ce qu'il me faut. Les gâteaux je n'ai pas l'habitude d'en faire, ni même d'en manger, c'est ma mère qui s'en occupe pour les enfants du village. Moi quand j'aide je fais la vaisselle, je débarrasse, ce genre de choses. La cuisine c'est la spécialité de maman, de personne d'autre. Elle y tient.
C'est bizarre parce qu'elle est banquière, ma mère. Mais dès qu'elle rentre, elle se met aux fourneaux, je crois qu'elle aime bien, c'est tout. Peut-être que l'odeur du riz c'est sa drogue à elle ; on en a chacun une, même si on s'en rend pas compte. Elle trouve cela désobligeant de se nourrir de cochonneries ; il y a des gens qui n'ont même pas de quoi croquer dans un petit morceau de vie. Les cochonneries c'est pour les enfants, avant qu'ils se rendent compte de tout, qu'ils voient la vrai face du monde. Moi je mangerais bien un gâteau, jusqu'à en être malade.
Je me hisse sur la pointe des pieds, attrape un livre de pâtisserie. Il est joli, la couverture est décorée de jolies couleurs, de macarons sur une magnifique petite assiette. On a pas ce genre de livres à la maison, maman cuisine avec les recettes de grands-mères, celles qu'on transmet depuis des générations et des générations. C'est la là différence, entre ici et chez moi.
J'ouvre le livre, tourne les pages, regarde que les photos puis m'arrête sur une page. Île flottante. Je pourrais l'accompagner d'un fondant au chocolat ; merveilleuse idée, n'est-ce pas ? Je me munie de tout ce qu'il faut, commence à cuisiner, et la musique se lance toute seule dans la cuisine, une petite musique d'ambiance, pas bien forte. Je relève la tête, sourit en voyant la voisine près du poste, puis elle repart.
Moi ma tête elle bouge doucement au rythme de la musique, et je suis la recette, fait attention à ce que tout soit parfait, je veux montrer que je suis capable de faire un truc aussi parfait que le canard à l'orange du dimanche de Victoire lors des jours de fêtes.
Au loin je crois entendre des voix, je me dis que ce n'est que la télé, alors je n'y prête pas attention, trop concentrée sur ma recette pour me retourner et faire ma curieuse comme je le fais toujours. Mais cette fois j'entends des pas, fronce les sourcils puis tourne brièvement la tête. Essaye au moins d'apercevoir quelque chose, mais rien ; je hausse les épaules. La paranoïa elle est trop là, dans ma tête, oui là-dedans, faut que je la fasse partir. Elle s'amuse avec ma curiosité. Toujours. Depuis que je suis toute petite, et c'est à cause d'elle les punitions d'enfance.
Après avoir terminée la crème anglaise, je la mets au frais, enchaîne avec le gâteau au chocolat. Ce que je fais semble plutôt réussi pour un premier essai, à vrai dire. Ce repas va changer de ceux de la maison, ceux qui manquent d'assaisonnement, ou qui en ont que très peu, le goût amer, qui reste dans la gorge, tout le temps. Et tout le temps il y a tout le monde qui complimente, l'hypocrisie c'est un gène de famille, je l'avais dit.
Puis le froncement de sourcils il revient automatiquement sur mon visage ; je relève la tête vers l'étage. Comme je suis occupée à hisser la pâte dans le four et à le régler en suivant les instructions de la recette, je me dépêche de terminer. Je m'approche de la radio, d'un geste rapide baisse le volume de la musique qui se retrouve quasiment muette. Je tends l'oreille et écarquille soudainement les yeux en entendant le bruit qui provient de l'étage, les bruits, plutôt.
Des bruits peu communs qui me figent de surprise ; j'ai pas l'habitude d'en entendre, des bruits comme cela. Des bruits voraces, féroces, des bruits de plaisir, des phrases et des murmures incompréhensibles de où je suis. Je les discernes pas bien, c'est vrai, mais je les entends quand même, les voix rauques qui se cassent. J'avale difficilement ma salive. Madame Robert elle est comme cela ? Si différente de ce qu'elle montre au monde entier ? C'est comme s'il se jouait de moi, le monde, qu'il me narguait en donnant à chacun ce que moi je veux. J'écoute, veux en savoir plus, mais me sens mal, mal d'entendre cela, on m'a toujours dit que c'était pas bien le sexe sans l'amour, le sexe tout court.
Un gros quart d'heure plus tard, les bruits cessent enfin, et soulagée, je relève le son de la radio, n'ai pas pris la peine de le remonter ; la musique elle m'intéressait moins, pourtant elle semblait entraînante, pas comme les chants d'église.
Il y a les rires qui résonnent légèrement, là-haut, plutôt un rire, parce qu'il n'y a que celui de ma voisine que j'entends. Ma langue tourbillonne nerveusement dans ma bouche, mes doigts tapotent contre la table et pour m'occuper je retire le gâteau du four. Il a eu le temps de cuir, je suppose, ou sinon tant pis, c'est un fondant. Je pose la plaque sur le plan de travail, referme le four, repose le torchon à sa place. Je passe mon indexe sur le coté de ma lèvre, me demande si je suis censée rester là jusqu'à ce que cet inconnu soit parti. Mais je me dis qu'aller dans le salon, regarder la télé, faire comme si je n'avais rien remarqué serait une meilleure solution.
Alors je me faufile hors de la cuisine, celle où la porte est en face des escaliers. Et je me fige en le voyant descendre. Pas nonchalant, braguette encore ouverte qu'il referme trop lentement à mon goût, cheveux en batailles qu'il replace en râlant. Je m'arrête sur le pas de la porte. Je ne bouge plus. L'arrêt du cœur je le sens pas loin,vraiment pas loin.
Je me frotte les yeux, tu délires Sun je me dis, t'as dû trop respirer la fumée de Madame Robert, celle qui sortait des cigarettes. Mais c'était ce matin, il y a une autre partie de moi qui souffle, arrête de te chercher des explications, regarde juste ce qu'il y a pour de vrai devant toi. Quand je retire mes mains de devant mon regard, il est toujours là, là, là à plus d'un mètre de moi. Lui il ne semble pas me voir tout de suite, il descend tranquillement les escaliers, j'ai le temps de bien le voir ; lui et ses lèvres qui brillent. Et c'est seulement quand il me remarque que ses sourcils se haussent d'étonnement, qu'il s'arrête sur la dernière marche. Il me domine de sa hauteur, je me sens minuscule, écrasée, mais je relève quand même la tête vers lui.
Tous les deux on s'attendaient pas à se voir ici, je sais même pas s'il avait tilté que j'habitais en face de chez sa conquête. Mais l'idée elle m'était pas venu à l'esprit qu'il pourrait venir lui faire l'amour cette semaine, alors que je serais là. Que c'était lui qui la faisait crier, alors que moi j'étais innocemment et tranquillement en bas. Imbécile.
-Sun.
La voisine est redescendu, se tient près d'Harry, cela me fait presque grincer des dents. Imbécile, je répète dans ma tête. Elle a l'air gênée, mais je sais pas si c'est dû à cela, la couleur rosée sur ses joues. Elle est gênée sans doute à cause de l'incident de l'autre fois. Cette fois où sans réfléchir je suis venue toquer à sa porte pour lui parler d'Harry et de sa soi-disant petite amie. Sûrement à cause de cette fois-là, oui.
-Alors ce gâteau ?
-Tout est fait.
Je parle doucement, pense même que je ne l'ai pas fait assez fort, qu'elle n'a pas entendu. Mais elle ne me demande pas de répéter.
-Désolée de ce... petit...incident.
-Incident c'est comme ça qu'elle appelle ma queue. Mais elle a rien de petit, par contre.
Le rire d'Harry me frappe, il résonne de ma tête, c'est une étrange mélodie, douce et brute à la fois, comme une claque suivie d'une caresse, c'est l'effet que cela me fait, son rire. Il n'a pas l'air mauvais, ni méchant, juste amusé, moqueur. Moi je ne dis rien, surprise par ses paroles, fixe Madame Robert qui rougit à son tour, -on a l'air bien bête toutes les deux- , cela serait trop dur de le fixer lui. Alors j'ignore ses paroles, la simplicité c'est souvent ce que je choisis.
-Oh, ce n'est rien, je n'ai rien entendu.
Je ne me réjouis pas du Harry enjoué, généralement, en tout cas de ce que j'ai vu, cela donne rien de bon. Comme si ça le rendait plus imprévisible, et l'imprévisibilité moi elle me fait sentir en danger.
La voisine sourit, chasse d'un revers de la main cette situation gênante, va dans la cuisine.
-Alors, voyons voir ce gâteau.
-J'ai fais une île flottante, aussi. Je rajoute en la suivant, et Harry, curieux, nous emboîte le pas.
-Gâteau à quoi ?
Elle se retourne vers lui.
-Au chocolat.
-Un fondant, en fait. Je marmonne entre leur conversation mais aucun des deux ne semble le remarquer.
-Sun a proposée de faire le dessert pour me remercier de l'avoir laisser sortir cette après-midi.
Harry tourne la tête vers moi, fossettes aux joues et c'est presque s'il ne me tapoterait pas la tête quand il dit :
-Qu'elle est gentille cette petite.
Je l'ignore, fait semblant de vérifier l'état de mon dessert. La voisine, elle, semble plus préoccupée à essayer de tenir la conversation, comme pour le faire rester. Il ne reste pas, d'habitude ?
-Oui, elle est adorable. On va passer une bonne semaine toutes les deux je pense.
Le bouclé enfonce ses mains dans les poches de son jean.
-Ah ouais ? C'est toi qui la garde ?
Mes joues chauffes ; ils parlent de moi comme une enfant ; je déteste cela. Alors je me redresse, me plante entre les deux ; fait voir que je suis là, c'est de moi qu'on parle, alors pourquoi ne s'adressent-ils pas à moi directement ? J'ai 18 ans, je suis capable de répondre aux questions, je vous assure.
-Mes parents sont partis en voyage, alors je dors ici en attendant, oui.
Ses yeux verts me scrutent, essayent de percer mon âme, je le sens, mais souhaite y faire barrière. Il ne répond pas tout de suite, finit par lâcher à l'attention de Madame Robert :
-Tu penses qu'il y a assez de place pour moi, histoire que je reste bouffer ?
Il pose sa veste sur l'accoudoir d'une chaise, celle qui s'apprêtait à remettre, et elle semble sur le point de défaillir ; avec ses gros yeux, on dirait qu'elle assiste à un miracle. Je me sens un peu de trop, ici, mais une petite dose de fierté et de satisfaction s'installe en moi quand je me rends compte que c'est la première fois qu'il reste manger chez elle, et que c'est la fois où je suis là.
-Bien-sûr que oui enfin, quelle question !
Son sourire est grandiose, moi le mien j'ai beau tapoter mes lèvres et essayer de les étirer qu'il revient pas, a du mal à refaire son apparition. Parce que dans le fond je n'arrive pas à être contente de pouvoir l'admirer pendant toute la soirée. Ça c'est parce qu'il était en haut avec elle, pas avec moi, que la jalousie elle tiraille mon être, invite la frustration à s'emparer de mon cœur, et mon cœur il en peut plus de toutes ces émotions. Avant j'imaginais, avant j'imaginais parce que je l'avais vu partir de chez elle, et mon cerveau il en pouvait plus, il arrêtait pas de se faire des films et de s'imaginer, mais maintenant je les aies entendu, en plus, et j'ai peur de ce que cela peut avoir comme effet sur moi. J'inspire un peu, la voisine me jette un coup d'œil, s'éclipse pour aller chercher de quoi mettre la table. Et moi je reste là les bras ballants, oublie la politesse évidente qui serait d'aller l'aider. Oui, je reste planté là.
Lui Harry, il bouge, s'assoit tranquillement à table, cale ses pieds sur la chaise d'en face. Je passe légèrement une main dans mes cheveux, tire un peu sur les racines, comme si ce simple geste allait me donner le courage nécessaire pour terminer cette soirée. Elle s'annonce mouvementée, à cause de cette énergie bizarre qui règne dans la pièce quand on est que tout les deux, lui et moi. Idiotement, j'ai le reflex de chercher une bouteille d'alcool du regard ; ça me donnerait le courage nécessaire qu'il me manque pour lui sauter dessus, comme dit Jelena, sentir ses grandes mains qui m'attrapent toujours les hanches pour me repousser, pour me faire comprendre qu'il faut que j'arrête, qu'il est à deux doigts de perdre patience. Il le remarque.
-Qu'est-ce que tu cherches ?
-Quelque chose pour te supporter.
Je m'étonne moi-même de ma réplique, remercie le Seigneur quand la voisine intervient directement après, lui coupe la parole, lui laisse sa remarque acerbe coincée sur la langue.
-Sun ? Tu peux prendre de l'argent sur le comptoir, le livreur est là !
-Oui bien-sûr !
J'attrape un gros billet, rejoint le hall et ouvre la porte, souris poliment, lui tend l'argent.
-Merci, et voilà pour vous.
-Je vous remercie. Passez une bonne soirée.
J'attrape les deux sacs de nourriture. L'odeur emplit rapidement la pièce, me nargue les narines et la papilles, fait gargouiller mon ventre de faim, me rappelle par la même occasion que je n'ai quasiment rien avalée de la journée. Après avoir refermée la porte à l'aide de mon pied, je les rejoins rapidement, pressée de croquer, d'avoir quelque chose sous la dent, espère que cela aura un arrière goût de Mexique, que je pourrais voyager, le Mexique a quelque chose d'exotique ; l'exotisme j'en rêve toutes les nuits. Je sors tout des sacs puis m'installe également, un peu hésitante ; je savourerais peut-être plus ses tacos si j'étais seule dans ma chambre. Mais si je partais elle pourrait recommencer à se permettre de le toucher, et moi je ne veux plus de ses mains sur lui.
-Alors, Sun.
Je tourne la tête au même moment qu'il prononce mon prénom. C'est la première fois, et cela sonne tellement bien et bon. Dans sa bouche, c'est mieux, le « s » semble siffler plus, donne une impression de s'attarder sur sa langue. Une impression de langueur qui me fait frissonner, et je souris un peu malgré moi.
-Sérieux on t'as vraiment pas dérangé ?
Je ne peux même pas profiter du goût qui éclate dans ma bouche, mon sourire s'évanouit, je reprends une bouchée pour ne pas avoir à répondre. Concentre toi sur la nourriture Sun, ça aussi c'est bon. Il se moque de moi, j'essuie la sauce au coin de ma bouche sous son air moqueur, encore, et je vais exploser sous l'effet du ridicule.
Je vais exploser, il y a le garde douleur qui tremble, je le sens, oui je vais vraiment finir par exploser.
-Ouais t'as pas l'habitude de ça toi hein ? Des gémissement incontrôlables.
Il croque dans son tacos à pleine bouche et mâche, sa tête légèrement baissé, mais son regard fixé sur moi. Mes yeux s'attardent inévitablement sur sa bouche un court un instant avant que je me reprenne. Je me sens rougir, et ça tremble un peu plus à l'intérieur de moi. Je me déteste, moi, à pas savoir me contrôler, je les détestes, eux, tous, à toujours me provoquer. J'en ai ras le bol, qu'on pense que je suis en dessous, ça me tape sur les nerfs, qu'on pense que je ne peux aborder les sujets tabous. J'attends que cela, moi, il comprend pas ? Ils comprennent pas, à la fin ?
Je ne réponds pas tout de suite, essaye de garder ces choses là au fond de ma gorge, de les ravaler.
-Quoi ? Ça te choque, Thérésa ?
Il le fait exprès. Je le vois dans sa façon de me regarder, d'attendre que je craque, parce qu'il sait que je suis à deux doigts. Il pense que je vais baisser les yeux, m'agenouiller, il pense comme tout le monde. La voisine elle elle sourit gentiment, elle est idiote je me dis, d'être presque attendrie par sa taquinerie. Moi j'aime pas ça. J'aime pas ça.
Respire un grand coup, Sun. Mais ça marche pas. Il n'y a rien qui marche, aujourd'hui.
Il se redresse sur ses coudes, prêt à ébranler les dernières cordes auxquelles je m'accroche pour ne pas craquer, les appuis sur la table.
-Est-ce qu'au moins, Sun, t'as déjà osé te toucher, toute seule ?
Et là c'est de trop. J'écarquille les yeux, instinctivement. Je pince mes lèvres entre elles, me retiens, me retiens de toutes mes forces en attendant à ce que Madame Robert lui dise gentiment d'arrêter, qu'elle fasse quelque chose, au moins un petit coup discret sous la table pour le prévenir que cela suffit, mais elle ne bouge pas, trop occupée à fixer son assiette et à mâcher, c'est évident, c'est Harry qui prévient, que Harry.
Moi je dois me battre contre les souvenirs qui assaillent, qui submergent et la gorgée d'eau que j'essaye de boire c'est presque si je la recrache. La barrière, celle autour de mon cœur elle est à deux doigts de tomber, je le sens, elle est connectée aux cicatrices et je les sens se rouvrir. Elle se mélange à celle qui craque définitivement, celle des souvenirs refoulés, ceux que j'avais mis dans un coin de ma tête et que j'empêchais de revenir pour essayer d'avancer. Ceux-là ils me reviennent de plein fouet. Ça fait un mal de chien, fait briller mes yeux. Harry je le déteste, Harry c'est un con, oui je le pense, je le dis pas, les insultes je les dis jamais, mais là je le pense réellement : Harry c'est un con.
-Sérieusement ? Même pas ça ? Putain ce que tu me déçois. Je pensais pas que c'était déplorable à ce point là.
D'un geste faussement déçu il jette la serviette en boule qu'il avait dans les mains sur la table, pose lourdement son dos contre le dossier de sa chaise.
Ok. Pleure pas, Sun. Pleure pas. Ton cœur s'il bat plus tant pis. Calme toi. Si tu te calmes, après, il y a tout qui ira mieux. C'est une promesse que je me fais.
Je ravale mes larmes, me racle la gorge pour être sûre que ma voix ne tremblera pas, qu'elle sera comme je veux qu'elle soit. Je replace une mèche de cheveux derrière mon oreille, sois pas nerveuse allez, dis le, je pense.
-Si, je l'ai déjà ressenti, et je crois même que mes doigts sont plus doués que les tiens.
Je sais pas d'où elle me vient, cette réplique, mais aussitôt elle est dite qu'elle enflamme mes joues. La poussée d'adrénaline elle a durée qu'un instant, maintenant j'ai envie de courir me cacher, loin.
Tous les deux, d'un coup, ils ont l'air étonnés, et j'ai même pas le temps d'apprécier cela. La honte elle est plus forte que tout, tout le temps, toujours. Je prie pour que Madame Robert oublie ce détail de la conversation quand elle racontera la semaine à mes parents, mais que par dessus tout, elle ne s'y mette pas en m'expliquant à quel point cela l'étonnerait, que mes doigts soient plus doués que les siens, au vu de la façon dont elle criait tout à l'heure.
Finalement, Harry aborde un énorme sourire, si énorme que cela me semble louche.
Je fronce un peu les sourcils ; il commence à rire, encore, cela vibre dans sa gorge, et moi comme une idiote, je ne peux pas m'empêcher de rire aussi. Oui, on rit. C'est bizarre mais on rit. Cela produit des sons étranges, sa voix et la mienne mélangées en même temps. Mais étonnement ça arrête de faire trembler dans ma tête, cela ramène le calme. Et avec surprise, je constate que la honte s'évapore plus vite que d'habitude, que c'est peut-être grâce à l'atmosphère qui se détend. Madame Robert nous rejoint.
On rit un petit moment avant que je me souvienne que je le déteste, qu'il ne m'apprécie pas non plus. Alors on s'arrête et on continue le repas. La peur qu'il se désintéresse de moi me traverse un moment, mais tant pis, je me dis, au moins j'ai évité l'explosion, je peux encore tout garder pour moi ; cela c'est le plus important. Exploser ça serait trop dangereux. Je détruirais tout sur mon passage. Je ne veux pas tout détruire.
On finit de manger, il repart, avant d'embrasser la voisine il me regarde, un peu longtemps, on est pas connectés comme Jek et Jelena, on n'est pas connectés du tout même, mais il me regarde. Il me regarde moi, pas elle, pas une autre, moi, pour la première fois.
-Arrête de penser que je suis resté ici pour que tu continues de me coller au cul. C'était fait pour que tu craques, et tu vas le faire, tôt ou tard tu vas craquer Sun.
Et il part, moi je suis troublée, je le regarde s'éloigner, souris quand même parce que j'ai le cœur moins lourd et que le cœur moins lourd cela fait une éternité que je ne l'ai pas eu. Et comme s'il me voyait, il m'adresse son majeur sans se retourner.
« Je ressemble aux oiseaux, disait-elle, j'apprends à chanter dans les ténèbres. »
Et voilà pour le chapitre 7 ! Nous sommes heureuses de vous annoncez que la fiction à désormais un Ask: https://ask.fm/ADALfic si vous ne savez pas en quoi cela consiste, ça vous permet de poser des questions aux personnages de la fiction avec le "#Harry" "#Sun" etc, vous pouvez poser une question à n'importe quel personnages, ainsi qu'à nous Manon et Laurine, on y répondra volontiers, on trouvait ça cool que vous puissiez communiquer avec nous ou avec eux de cette façon là et on espère que vous serez nombreux :DOn espère que ce chapitre vous plaira et on vous dit à la semaine prochaine ! ♥
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