Chapitre 17

Point de vue Sun :


Le mois de juin a eu un goût différent. Totalement différent. Au début de l'été ; je comprends, que mes ailes ont repoussés, et que j'ai réappri à voler, plus haut que je ne l'avais jamais fait. L'oiseau a sauté du nid, et n'a plus jamais remit les pieds sur terre, le sol de misère.
Le mois de juin a sonné avec soleil, une étrange illusion de liberté qui n'avait jamais été et un cœur qui reprenait des couleurs.

Mais le mois de juin avait aussi été un mois de préparatifs de mariage affolant, et de révision acharnés pour le bac. Puis ça avait un peu dérapé, et ce mois là avait été l'occasion d'admirer ses prunelles vertes, puis une ou deux fois ses prunelles noires.

Ça a commencé avec l'épreuve du bac, à laquelle je ne me suis jamais présentée ; ça tombait mal. C'était lassant, j'étais lassée, fatiguée, et pas prête ; pas au point. Ce matin-là j'ai quand même pris mon sac à dos, et je suis quand même sortie, sauf que j'ai emprunté le chemin inverse. Après ça, j'ai passée la semaine entière à épier le facteur, les coups de téléphones. Le lycée a appelé, bien évidemment, plusieurs fois, et heureusement j'étais là, et je décrochais pas, jamais ; ils ont finit par abandonner. Personne n'a deviné quoi que ce soit, alors rien n'a dérapé. Le soir je rentrais, et j'inventais. Je demandais un peu les sujets qui étaient tombés par ci par là. Et ça marchait. À la place, ce jour-là, j'ai sauté dans la voiture d'Harry et on a été faire de la tyrolienne. Et c'était dingue. Il m'a aidé à mettre mon casque et on a pu monter l'un derrière l'autre. Nos corps étaient collés, et c'était encore plus fort de le sentir contre moi avec l'estomac retourné, la vitesse et le paysage, avec les cheveux décoiffés. Je l'entendais râler derrière, il disait:

« Putain Sun, tu pouvais pas les attacher ces cheveux de merde ? »

Et il tenait mes mèches dans une main pour ne plus se les prendre dans le visage. Je n'ai pas regretté ce moment imprévisible ; pas une seconde. Ensuite, quand on enlevait nos équipements, il m'a prévenu, Harry, concernant les étapes. Il a dit qu'il voulait que ça soit plus sérieux, pas juste une peur qu'on note comme ça, une peur universelle qu'on ressent forcément un jour ou l'autre, comme tout le monde. Il a dit que les peurs qui suivaient sur ma liste, c'était aussi débile que la peur des araignées, et qu'il pouvait rien faire contre ça, pour m'aider.
« J'ai pas envie de perdre mon temps, et le pire, c'est que tu vas finir par le perdre, toi aussi. Parce que si les étapes te conviennent pas, c'est que tes peurs ne conviennent pas non plus. »
J'ai hoché la tête et je me suis remise en question parce que dans le fond il avait raison. Je n'avais ni peur du vide, des orages ou des greniers. En fait c'était plus pour combler, et atteindre le chiffre dix, pour qu'il me fiche la paix. Ça n'était pas des peurs, c'était l'inconnu, et l'inconnu ne m'effrayait pas, il était juste inexploré. Pourtant, celles qu'on avait faites elles m'avaient servies plus que les suivantes auraient pu le faire. J'avais gagné confiance en moi, et je pouvais m'imposer un peu plus en sachant un peu mieux vers où j'allais. C'était inachevé, bien sûr, et ça l'est encore, mais j'approchais du but.

«-ça veut dire qu'on ne se verra plus alors ?
-Je sais pas, j'en sais rien du tout, on verra. »

J'ai fais comme si de rien n'était, et quand ses épaules se sont haussés, les miennes se sont affaissées. Ça m'a angoissé, et le cœur aux aguets, j'avais peur que ça marque la fin de quelque chose, un petit quelque chose que peut-être j'aurai pu appeler Harry et moi qui s'était vraiment créé. Et ça m'aurait achevée. Au final, je lui ai envoyé des textos, à peu près tous les jours, auxquels il répondait que de temps en temps, et brièvement. Je passais des heures à attendre son message, puis j'ai finis par me dire qu'il ne pouvait juste pas me laisser, pas comme ça. J'ai quand même finis par craquer, et lui demander de venir ; dans le texto j'ai dis que j'avais besoin de sortir de temps en temps, et que sortir sans lui c'était un peu moins sortir. J'ai juste reçu un « tu fais chier », mais le soir il est venu, il était là et moi j'étais satisfaite. On allait et venait, et tout ce qu'on faisait il disait de pas considérer ça comme une étape.

« -Tu viens te confesser avec moi ? »

Il a froncé les sourcils et j'ai attrapé sa main, l'ai tiré dans le confessionnal, de l'autre coté de l'Eglise dans laquelle on était. Je l'ai fait s'asseoir de l'autre coté, à la place du prêtre qui a fait demi-tour quand il a vu qu'il pourrait pas jouer son rôle aujourd'hui. Moi je me suis assise après avoir tiré le rideau, et lui a soufflé un « putain » qui m'a fait rire parce que c'est toujours ce qu'il disait quand il était avec moi. J'ai regardé un peu autour, la grille à trous qui nous séparait, et me suis rappelée de la fois où Victoire avait brisé le vase en Crystal de Lucie, positionné sur le meuble du salon, qu'elle m'avait lancé une balle de ping-pong dessus et que j'avais couru derrière le meuble pour me cacher sans penser à ce qui se trouvait dessus, et au fait que j'allais prendre à sa place, un peu comme toujours quand il s'agissait de Victoire. Et alors que je n'avais que neuf ans, en soit rien fait, et qu'il ne s'agissait que d'un vase brisé, ils m'ont tiré de force à l'église. « C'était sacré espèce de petit idiote. Tu ne fais donc attention à rien ! File là-dedans, confesser ton péché ». Ca me semblait loin, et ça me semblait être la seule fois où j'y suis allée. Elle et Luc ont du comprendre que j'aurai pu confesser des choses qui devaient rester dans leur silence.

« -Je vous écoute, mon enfant. (Je l'ai vu grimacé à travers la grille et j'ai pouffé de rire, avant qu'il ne rajoute)
-C'est un truc du genre ?
-Oui, c'est un truc du genre. Ça te rends bizarre.
-Pédophile tu veux dire ? Non parce que je crois bien que la moitié des prêtres sont pédophiles. »

Mes yeux se sont exorbités.

« -Chut ! »

Il a soufflé un « ben quoi » avec son air désinvolte qui lui allait si bien.

« -Bien. »

J'ai posé mes mais sur mes genoux.

« -J'ai fait des choses sales, avec un homme, alors que je ne suis pas mariée avec lui, et que je ne le connaissais qu'à peine. »

Il a rit, et j'ai eu l'impression qu'il l'avait fait tout contre mon oreille. Un frisson a parcouru ma colonne vertébrale.

« -Et c'était bon au moins ?
-Très.
-Du coup, c'est mon rôle de te punir pour ça ? »

J'ai rougi et esquivé parce que je n'étais pas trop sûre de ce que ça signifiait, pas trop sûre si c'était vrai ou si c'était le jeu.

« -A toi »


J'ai lancé et il a dû dire quelque chose comme « C'est vraiment, putain, ridicule » en marquant une petite pause exaspéré entre ses mots. J'ai dû répéter avant qu'il ne se décide enfin à parler.

« -J'ai écrasé le chien de la voisine après avoir volé une voiture, et le pire tu veux savoir, c'est que je suis même pas sûr qu'il soit mort tout de suite.
-Harry ! C'est horrible !
-Carrément ouais, le truc le plus horrible que j'ai fait. »

Il a dit ça avec tellement d'humour dans la voix que j'ai compris que je ne devais pas le croire, mais j'ai gardé le silence parce que je voulais tout sauf qu'il se sente jugé par moi.

« -Ne t'inquiète pas, on est dans un confessionnal, de toute façon. Tout ce qui se dit ici, reste ici.
-Tu me rassures, j'avais peur que tu me balances aux flics »

J'ai ri de bon cœur et on a continué à avouer quelques petits péchés insignifiants par ci par là, qui en soit valaient pas grand chose, mais qui rendaient l'air plus agréable à respirer, un peu moins pollué et lourd. Avec Harry, tout était un peu plus léger. Cette nuit-là, j'ai à peine pu dormir. Je repensais à ces moments que je n'aurai voulu vivre avec personne d'autres. Et puis surtout, je pensais à Harry, qui lui aussi, au fur et à mesure, se détendait un peu. Et ça faisait du bien de le voir comme ça, parce que je l'aimais beaucoup, ce Harry là. Après ces paroles qui avaient rien de sérieux, rien de bien grave, toujours dans l'Eglise, je me souviens que ma mère est rentrée, m'a appelé, et que j'ai un peu fait les gros yeux.

J'étais venue pour me confesser ; le mariage approchait à grand pas et je devais être épurée de tout ce qu'il y avait de mauvais en moi. C'était un peu difficile dans le cas où le Mal lui-même vivait sous le même toit. Quand j'ai appris que j'allais devoir faire cela, j'ai envoyé un message à Harry pour lui dire que je serais à telle Eglise à dix-huit heures, que s'il était disponible, il pouvait venir, que mes parents allaient être dehors et que ça allait être drôle. Je crois que c'est le mot drôle qui l'a intrigué, parce qu'il m'avait dit un peu avant que je faisais penser à un autre aspect du mot drôle. Sa réponse m'a fait rire, il demandait si j'étais sérieuse, et je ne pensais pas l'être autant. Le danger devenait de moins en moins étranger, et plus il venait et plus lui aussi je l'appréciais ; il avait un goût particulièrement bon quand il faisait naître les frissons.

Quand on est sortit tous les deux du confessionnal, ma mère a semblé se décomposer sur place, et j'aurai presque ri si j'avais pu.

« -Tu te souviens de Harry ? Il vient souvent à l'église, c'est étonnant que tu ne l'ai jamais vu à la messe du dimanche. »

Elle a fait comme si elle se radoucissait, mais ça n'était pas le cas. Elle a salué Harry, qui lui a juste dit « On était entrain de.. partager nos chants religieux préférés, c'était une tuerie » et il est partit en me laissant hilare. Forcément, je me suis faite réprimandé dans la voiture, et je me suis excusée, et j'ai répétée plusieurs fois que je ne savais pas qu'il allait être là « je le jure », je disais, et cela ne me semblait plus si grave de jurer en mentant. Ils n'ont pas eu d'autres choix que de me croire ; comment aurai-je pu le prévenir dans tous les cas ? On s'est tous tus ensuite, mais tous les dos étaient trop droits. Mon père a fait en sorte que je croise son regard dans le rétroviseur, et j'ai su que j'allais payer, d'une façon ou d'une autre.

Et le soir, il a encore fermé le rideau de ma chambre pendant que je me déshabillais. Après, quand j'ai dû laver sa ceinture pleine de mon sang, je me suis rendue compte qu'Harry, ces derniers temps, m'alimentait en bonne partie, et qu'il m'aidait à aller mieux, mieux supporter, même les coups. Il n'en avait pas conscience, mais je ne voulais pas particulièrement que cela change.

J'ai revu Jelena, aussi ; ça faisait longtemps. On a passé la journée ensemble le dernier jour du bac ; j'étais couverte, et le soir mes parents rentraient tard, ils étaient débordés de boulot, on aurait dit. On est allées à la forêt, parce que cela aussi ça faisait longtemps. Mais ça n'était plus tellement comme avant. Quelque chose avait changé en Jelena comme quelque chose avait changé en moi. Et ni l'une ni l'autre n'avait eu le temps de voir l'évolution de l'autre. Elle était bizarre, plus morne, plus terne ; elle souriait moins, elle criait moins, et c'était étrange de ne pas entendre sa voix résonner jusqu'aux feuillages des arbres. Je lui ai demandé si ça allait, elle a haussé les épaules ;

« -C'est par rapport à Jek ? »
« -C'est un peu plat en ce moment, il est distant, j'sais juste pas comment faire, tu comprends ? ».

Je l'ai senti perdue et triste, et je me suis que c'était dommage que cela soit à son tour alors que moi pour une fois j'allais vraiment bien. Je l'ai consolé comme j'ai pu, passé mon bras autour de ses épaules et l'ai serré contre moi en me rendant compte qu'elle m'avait vraiment manqué. Après, quand je lui ai offert une glace, j'ai enfin eu le droit à un sourire et je lui ai raconté mes moments passés avec Harry. Elle a essayé de montrer son enthousiasme de d'habitude, de s'intéresser, de me poser des questions, mais je ne suis pas sûre qu'elle écoutait pour de vrai quand je répondais. Finalement on a changé de sujet. Au soir, elle m'a emmené chez elle ; bizarrement Jek n'était pas là. On a été sur le balcon et on a regardé un feu d'artifices qu'on pouvait voir de là.

« -Pourquoi il y a un feu d'artifice ?
-J'sais pas trop, tous les ans ils ont font un, les gens qui habitent là, en face. C'est cool. D'habitude je le regarde avec Jek, mais là... »

Elle a haussé les épaules et j'ai compris qu'elle m'avait peut-être invitée juste pour ne pas être seule. L'air frais nous a emporté, mais ni l'une, ni l'autre n'avons bougées. Encore une fois je me suis mise à me poser des questions. Par rapport à nous, notre amitié, nos moments passés qui semblaient si loin et que l'on arrivait pas à rattraper. Je me suis sentie triste, d'un coup, parce qu'en la voyant comme cela, j'ai pris conscience que Jelena sans Jek, elle était moins chancelante, insouciante, et qu'elle semblait incomplète. En même temps qu'être triste, j'ai eu peur, parce que tous mes répères s'écroulaient un par un, que les choses changeaient et que je n'étais pas si préparée.

« -T'as déjà été amoureuse ? » Elle a demandé pendant que ses yeux brillaient sous les milliers de bruits et de couleurs différentes du feu d'artifice.
« -Je ne sais pas si c'est de l'amour » j'ai répondu parce que je ne savais vraiment pas.
« -C'est bizarre, l'amour, mais putain qu'est-ce qu'on crève, sans amour. Sans amour on se sent seuls, nuls, aussi. Tu t'es déjà sentie seule ?
-Pleins de fois.
-Ça fait chier. »

J'ai posé ma tête sur son épaule et on est restés dehors même après que ça soit fini, dans le silence complet.

Harry donne un coup de volant, freine précipitamment. Je reviens à la réalité, celle qui, pour le coup, est aussi agréable que mes pensées. Mes yeux s'arrondissent quand un petit garçon traverse la route au moment où le feu passe au vert et où Harry reprend de la vitesse. Il a le visage rayonnant, les vêtements terreux, mais son allure désordonné n'est rien comparée à son sourire victorieux. Il a l'air maigre ; je le vois à ses petites jambes qui s'agitent, mais étonnamment il a quand même de belles petites joues rebondies, qui sautent à la cadence de ses mouvements. Il court à toute vitesse, quelque chose qu'il brandit haut la main et disparaît au coin d'une petite rue, avec l'impression qu'il sait exactement où il va.

-Gosse de merde !

Il dit, la main qui frappe très légèrement le volant. Je me tourne complètement vers lui, lui lance un léger regard noir.

-Il n'a pas du faire exprès enfin, c'est un enfant !
-Je m'en tape.
-Il était vraiment trop mignon...

Je marmonne avec une petite moue attendrie et il souffle encore. Je souris.

-Tu vas finir par manquer d'air, tu sais ?
-Tiens, tu te lances dans l'ironie toi aussi maintenant ?

Je lâche un rire, toujours avec les gros yeux, parce que c'est dingue à quel point il est grognon. J'ai découvert cela tout au long du mois, un peu plus chaque fois.

Il finit par se garer dans un parking bondé, et on descend, moi qui plisse les yeux devant l'enseigne lumineuse. Il râle et me tire par le bras. Quand je lui ai annoncé que je ne me rappelais pas être allée manger dans un fast food une seule fois, il m'a regardé d'un drôle d'air, avant de dire que c'était pas normal, « désolé » il a rajouté l'air de dire « ça va pas du tout, cette affaire, Sun ». Après il m'a dit de lui dire quand je serais libre, et qu'il verrait s'il l'était aussi. J'ai profité que mes parents rentrent tard ce soir pour le prévenir. Dans le fond, je ne sais pas ce qui me tentait le plus ; manger un hamburger ou le voir. Les deux étaient tentants, décidément.

Quelques minutes après, on est déjà installés à table avec nos menus. D'habitude, quand on va au restaurant, et dieu sait qu'on y va pas vraiment souvent, si ce n'est pour les occasions importantes, l'attente est si longue que Victoire a le temps de réciter une liste de tout ce qui ne va pas dans ma propre vie. Puis les serviettes sont correctement dépliées sur les genoux, les bras sont positionnés de façon à ce qu'aucuns coudes ne touchent la table, les dos sont bien raides, et les enfants silencieux ; bavardages interdis ; on se doit d'être polis. Ici, tout est différent. La majorité des personnes sont jeunes ; pas de personnes âgées qui s'étouffent à chaque plats. Il y a des télés, de la musique, un endroit réservé aux enfants. Certains prennent appuient sur les chaises vident en face d'eux avec leurs pieds. Lucie ferait un arrêt cardiaque. Moi, j'ai juste l'impression d'avoir atterri dans un autre monde. Harry finit par me donner un petit coup de coude, et je reporte mon attention sur lui.

-T'as vraiment l'air bizarre, sérieux.

Ses yeux se baissent sur mes mains, posées sur mes cuisses, pendant qu'il parle, alors je les mets sur mon plateau, le déplace un peu histoire de faire quelque chose.

-T'as pas mis de col roulé aujourd'hui ?

Il fait remarquer et je passe automatiquement mes doigts sur le haut de mon tee-shirt. Je secoue la tête. La blessure a finit par cicatriser, Luc faisait bien attention de se maîtriser, il a un peu ralenti la cadence pendant un bout de temps, avant de reprendre, en faisant bien attention : le dos, pas la poitrine. J'ai pu arrêter de mettre des pansements; la cicatrice s'est atténué, aussi, elle est toujours voyante, bien sûr, mais non, plus besoin de col roulé.

Il croque à pleine dents dans son hamburger qu'il tient des deux mains, l'une qui vient piocher dans les frites de temps en temps.

-Mange, ça va être froid.

J'attrape à mon tour mon hamburger sans le quitter des yeux, parce qu'il est incroyablement beau, entrain de manger. Je croque aussi comme lui et fronce un peu les sourcils.

-Quoi ? Il dit. T'aimes pas ?

Et il passe sa langue entre ses lèvres pour récupérer un peu de ketchup.

-Tu rigoles ? C'est bien meilleur que ce que je pensais...

Il sourit, petit sourire en coin, et me lance une frite dessus que j'attrape pour manger. Et c'est vrai, c'est bien, de manger quelque chose qui a autant de goût, pas fade, assez salé, assez gras, bon, juste ça.

-Meilleur que la pizza ?

Il demande en faisant référence à la dernière fois.

-C'est pas vraiment comparable...

Il y a deux semaines, il m'a juste emmené dans la forêt, aussi étrange soit-il, avec deux cartons de pizza. On s'est assis sur un banc que je n'avais jamais remarqué jusque là, pas loin de là où on allait avec Jelena.

-Tu viens souvent ici ?

Il a demandé alors qu'il me faisait gouté la pizza peperoni. J'ai froncé les sourcils, un peu mal à l'aise, parce que cela m'a refait pensé à la fois où il nous avait surpris.

-Non, enfin avant si, mais maintenant beaucoup moins.
-Pourquoi ?
-Je ne sais pas.

Il m'a lancé un regard qui me rappelait d'arrêter avec mes « réponses à la noix ». J'ai vaguement haussé les épaules.

-L'occasion ne se présente plus autant.

Puis j'ai rougis et me suis ravisé de dire que je n'avais plus besoin de l'espionner pour le voir. Il s'est contenté de mes réponses, on a mangé une pizza chacun, mais il a quand même dû finir les deux dernières parts de la mienne.

Dès qu'on a fini de manger, Harry me redépose à la maison. Je rentre tout de suite, de peur que mes parents soient revenus plus tôt que prévu. Mais je regrette, parce qu'ils n'arrivent que deux heures plus tard, et que j'aurai eu le temps d'aller me promener avec Harry, et d'encore sentir son regard sur moi. Entre temps je m'occupe, en profite pour faire le ménage, celui que j'avais déjà fait ce matin. Je fais la vaisselle de ce midi, que mon père a laissé en plan sur la table. D'habitude, il ne rentre pas manger, je ne le vois pas de la journée, mais aujourd'hui il est revenu, a mit les pieds sous la table et est reparti dans les minutes qui ont suivit sans même m'adresser un mot. Mais je m'en fiche. Quand Lucie et Luc sont enfin de retour, il est déjà tard, presque vingt-trois heures, et ma mère semble crispée, et irritable. Je remarque tout de suite à la mine froide de mon père qu'il s'est passé quelque chose ; sûrement une dispute, dans la voiture, quelque chose de sournois et de discret que personne n'est censé remarquer. Mais moi je remarque, moi j'ai eu tout le temps de les observer depuis que je suis née.

Ma mère disparaît dans la cuisine ; toujours pas un regard. Moi j'attends dans le canapé, la place que je dois occupée quand ils vérifient que toutes mes taches aient été faites. On m'appelle ; voix hargneuse, alors je me lève, les sourcils froncés à cause de son ton méprisant.

-Quelque chose ne va pas ?

Elle me jette presque une assiette dessus, la plaque contre ma poitrine, et je me dis heureusement que la plaie a refermé ; ça aurait fait beaucoup trop mal. Je lui lance un regard obscur, qu'elle comprenne qu'elle doit juste arrêter de laisser faire l'ombre qu'elle abrite, récupère l'assiette pour éviter qu'elle ne tombe au sol.

-Change de suite ce regard, avant qu'il ne soit trop tard. Même laver des assiettes, tu n'en es pas capable ? Il y a des marques, dessus, Sun, et les marques, il faut les frotter pour les enlever.

Elle parle comme si j'étais idiote. J'aurai voulu lui dire que les miennes, de marques, j'ai beau les frotter, elles s'en vont pas.

-Il n'y a aucune marque sur ces assiettes.

Je regarde celle que j'ai entre les mains, la pose avec les autres. Ses dents se resserrent ; elle commence à être furieuse, je le vois à ses narines qui gonflent dangereusement, comme quand elle est vraiment, vraiment en colère. Mais je ne comprends pas pourquoi elle l'est autant. Elle me parcourt en intégralité, hautaine et supérieure, et un instant on dirait Victoire. Je voudrais qu'Harry soit là, et qu'il m'aide à les remettre en place, elles aussi, parce que toute seule, j'en reste incapable. Je me raidis quand d'un seul coup, une bouteille d'eau vide s'abat avec fermeté sur mon crâne. Et la façon dont ma main frappe légèrement conte le haut de sa poitrine, semble ne pas venir de moi. Ses yeux s'écarquillent, agrandissent ses rides, au même moment où elle lève la bouteille pour donner un autre coup.

-Je peux savoir ce qu'il te prend?!
-Ce qu'il me prend ? Tu viens de me frapper avec une bouteille pour rien !
-Tu vas regretter ça, petite peste.

Et comme ça, elle sort de la cuisine, disparaît en haut avec les échos de ses talons. Pour prévenir Luc, je pense, et alors je m'assois, attend de le voir apparaître avec l'objet de mes tortures. J'attends, mais plus les minutes passent, et plus je me demande s'il va venir ; aucun bruit, une porte qui a claquée il y a quelques minutes, puis plus rien. Silence radio. Je passe une main dans mes cheveux, les yeux un peu fermés, un petit sourire satisfait sur le visage, comme pour lui dire « tu vois, on ne gagne pas toujours à ce jeu là. Et tu n'as plus d'emprise sur moi » mais elle n'est pas là, alors non elle ne voit pas, et je ne me débarrasse pas d'un poids. Mais l'emprise, dans le fond, j'ai bien peur qu'ils l'aient toujours.

Finalement, quand je me retrouve rendue à moi-même, je monte à la salle de bain, pour ensuite aller me coucher. Je me stoppe dans le couloir, tend l'oreille, m'approche d'un pas lent jusqu'à la chambre de mes parents. Les bruits ils sont là, dedans. Je supplie à ce que le parquet ne craque pas ; celui en bois couvre tout l'étage, et je ne suis pas à l'abris d'un grincement sortit de nul part. Je finis par m'arrêter, vois la lumière dépasser sous la porte. Alors je me penche en avant, glisse mon visage près de la serrure et ferme un œil. J'ai un mouvement de recul quand je les vois, là, eux ; ma mère à quatre pattes sur le lit, mon père derrière. Je reste redressé un instant, me dit que c'est plus que malsain, tout ce qui se passe ici, chez moi.

J'essaie quand même d'écouter ; effroyable curiosité. Mais le silence a reprit sa place et même la lumière renvoyé au sol tressaille. Je regarde une nouvelle fois. Lucie est maintenant attachée au lit, et lui, lui claque les fesses, plusieurs fois, avec la main, elle, et elle ne bouge pas. Même pas un regard différent, même pas des mots qu'on s'échange. Une mine de dégoût prend place sur mon visage et je frissonne, rejoins ma chambre ; vite. C'est douteux, sûrement pas très catholique, et je commence à me dire que je crois peut-être en Dieu plus qu'eux. Eux, c'est pour la couverture. Je me faufile sous la mienne ; draps froids et désagréables. Puis toute la nuit, j'essaye de chasser cette vision de mon esprit.



Point de vue Jelena :


Il m'évitait, inlassablement. Jek travaillait jusqu'à tard, et revenait que quand la nuit était déjà tombée. Sûrement qu'il voulait pas que je le vois rentrer. Mais je l'attendais, et je le suivais quand il allait manger, puis je le suivais à la salle de bain. Sans un mot il se déshabillait, il allait à la douche, et je restais assise au bord de la baignoire ; j'attendais toujours. Ça me faisait mal qu'il m'ignore comme ça, j'avais pas besoin d'être un fantôme, mais je crois que ça lui faisait tout autant mal. Quand j'ai compris que cette fois il céderait pas sous mes caresses ni sous mes pleurs. C'est vrai il me laissait faire, mais je voyais que c'était pas ça qu'il fallait, ni la lame de rasoir. Je suis restée allongée sur le canapé pendant environ vingt-quatre heures. C'était long vingt-quatre heures ; juste moi et ma tête. Je pensais, je pensais, merde Jelena qu'est-ce que t'as fait, je disais, en colère, je criais même, en tapant la table basse, en secouant la bouteille de whisky. Puis ç'a été la révélation : c'était ça ; fallait pas que je fasse quelque chose, mais que j'arrête.

C'était dur, c'est clair, mais ni la drogue ni l'alcool ne pouvait remplacer Jek. Mais Jek, lui, pouvait largement les surpasser. C'était à son contact que j'étouffais pas. Au final, c'était rien qu'au sien que ça finissait bien. J'en tremble encore, pourtant, d'avoir arrêter, et dès qu'il part, je serre les poings, mes ongles s'enfoncent dans ma chair, me rappellent que je suis vivante : Jelena craque pas, pour Jek. J'ai failli craquer pleins de fois, putain, pleins : je pensais que rien était de ma faute, après tout c'était lui qui avait parlé à cette fille qui ressemblait trop à Sun pour que ça soit innocent. Puis je me suis souvenue à quel point lui était triste quand c'était moi qui le faisait. Je méritais d'être triste aussi ; et je l'étais sans l'alcool, sans la drogue, sans les fêtes et sans lui. Puis non, je méritais pas d'être triste, pas du tout même. J'sais pas, c'était trop le fouilli dans ma tête. J'étais pas habituée à ça. Je me sentais vide, et le vide c'était pas ce que je voulais. J'ai dû trouver autre chose pour ressentir quelque chose, pour perdre ma respiration mais aussi la retrouver, avoir mal, me sentir en vie, me sentir dehors.

Le lendemain à peine j'étais déjà trop fière : douze heures sans alcool.

Maintenant, ça en fait vingt-six. Plus d'une journée.

J'attrape les baskets de Jek, et je vais dans le salon. Il est calé dans le canapé : son jour de repos, mais il a pas l'air enchanté. J'crois qu'on se manque autant à l'un qu'à l'autre. Je m'approche et pose les chaussures sur ses cuisses, les lâches plutôt.

-Tu viens courir, avec moi ?

Il fronce les sourcils ; sa main attrape les chaussures et ses doigts frôlent les miens qui sont secoués de spasmes.

-Ça va ?

Je souris.

-Oui, viens juste courir avec moi.

C'est plus une question cette fois.

Il se lève, hésitant, et demande si je vais pas faire comme toutes les autres fois. Au début on courait, tout au début, avant que je trouve la vodka, le sky, le rhum et tous les autres. J'avais dix ans, lui treize, et on courait. Je me trainais contre lui parce que j'arrivais plus à mettre un pied devant l'autre, ou plutôt je voulais qu'il me porte. On était dehors et je voulais toucher le ciel du bout des doigts. Je le forçais presque à sauter pour me rapprocher, mais j'y arrivais pas. Ça m'avait rendu triste, sur le coup ; Jek disait que les nuages ça semblait tout doux. Je voulais les toucher, vérifier, dire ah oui c'est vrai. Bizarrement, pas réussir à toucher le ciel ça m'a angoissé, et peut-être que j'étais toujours dans une prison mais un peu plus grande. Il me fallait mon étendue de liberté. Mais Jek il continuait à me porter. Il m'a pas lâché depuis ; il pourrait me porter jusqu'au bout du monde. Mais il commence à lâcher, doucement, je sens son emprise se défaire ; pas le droit Jek, pas le droit.

Il se change et je cours déjà dans la cage d'escaliers jusqu'en bas de l'immeuble. Il va vers la voiture mais je le retiens ; je veux courir directement, au plus loin. Il dit rien, pas le contraire, rien, il se met juste à courir.

-T'as pas mis de chaussures ?

Il le remarque quand je le dépasse : il le fait exprès, de pas courir vite. Je crois qu'il veut parler. Moi je veux courir ; trop à nue pour parler, ça met pas de l'adrénaline, de parler. Je remue négativement la tête, les orteils qui se recroquevillent quand je foule l'herbe sur les bordures sales. Pas de l'herbe, des ordures peut-être : ça pique. Je retourne sur le goudron ; plus brut, le goudron.

-Je veux sentir le monde sous mes pieds.
-Ok, sens le monde sous tes pieds, alors.

On accélère tous les deux, jusqu'à ce que la respiration devienne haletante, que les poumons brûlent et que les jambes tirent et que les crampes viennent. Mes pieds frappent le sol, littéralement ; ils frappent. Je me fais battre en retour ; par les cailloux qui s'enfoncent dans ma chair, par la peau qui se déchire sous les frottements et par le sang qui coule.
Ses grandes jambes font trois pas quand les miennes n'en font qu'un seul. Je veux le rattraper, le cœur comprimé parce que j'ai l'impression qu'il me laisse. Un sanglot se loge dans ma gorge et je me retiens. De la sensation, on veut de la sensation pour remplacer la tête qui tourne. Et la tête fini par tourner quand mes pieds deviennent trop à vifs, et je suis obligée de ralentir. Jek s'arrête, fronce les sourcils.

-Putain tes pieds !

Il me soulève et je passe mes bras autour de son cou, trop en manque de sa peau. Je l'ai touché, ces derniers jours, mais jamais il m'a vraiment touché en retour.

-T'as pas remarqué ?
-Si j'ai remarqué.
-Je suis sobre pour toi.
-T'es sobre mais t'arrêtes pas, regarde ton état.
-Mais je suis sobre quand même.
-Ouais, Jey', et j'attends de voir.
-T'es fier de moi ?

Un soupire s'échappe de ses lèvres qui finissent par se poser contre mon front, mon nez, mon menton.

-Je le suis.
-J'ai pas l'impression d'être moi.

Il m'embrasse. Ou peut-être que c'est moi qui le fait.

-T'inquiète pas, Jey, on va te retrouver. 


« Apprends d'hier, vis pour aujourd'hui, espère pour demain. »



Et voilà pour le chapitre 17 !

On espère de tout coeur qu'il va vous plaire, c'est un chapitre assez court, mais indispensable pour la suite de l'histoire, alors on espère que vous nous en voudriez pas trop :(

On a hâte de lire vos avis en commentaire, comme à chaque fois, merci infiniment à ceux qui le feront, vous savez sans doute que c'est d'une motivation énorme pour nous, et ça nous réchauffe sincèrement le coeur.. :D

A la semaine prochaine si tout va bien, gros bisouuuus xx

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top