Tangible
Les deux heures de finances me parurent interminables. L'indifférence de Mitchy m'avait heurtée de plein fouet. J'avais eu la désagréable impression de perdre son amitié, brusquement, d'avoir tout gâché.
Nous nous disputions rarement et jamais, au grand jamais, nous ne restions fâchées plus d'une journée. Qu'est-ce qui avait changé ? Pourquoi se montrait-elle rancunière pour une erreur si banale de ma part ? Pourquoi se montrait-elle sourde à mes excuses ?
Je la voyais du coin de l'œil consulter son téléphone et, malgré cela, elle ne répondait ni à mes anciens messages, ni aux derniers que je venais de lui envoyer.
Le cours me permit d'élaborer un plan de mea-culpa infaillible. Pour cela, je devais l'intercepter à la sortie.
Je rangeai mes affaires avant le reste des étudiants et me préparai à bondir. J'aperçus Mitchy faire de même et me crispai. Aux premières tonalités de la sonnerie, nous nous levâmes toutes deux simultanément. Sans demander son reste, elle fonça tête baissée vers la porte Est. J'avais toute la salle à traverser, elle avait calculé son coup. J'accélérai le pas, jusqu'à courir entre les élèves.
Ce fut peine perdue. Bloquée par un groupe condensé, je ne pus que l'observer s'éclipser.
Bras ballants, je continuai d'avancer, poussée de part et d'autre par les individus de notre promo. Je clôturais ma matinée par une heure d'option « audiovisuel », tandis que Mitchy avait théâtre. Le déjeuner était donc ma dernière chance de lui parler de la journée, puisque l'après-midi, notre emploi du temps nous séparait de plusieurs bâtiments.
Mais, au réfectoire, elle s'arrangea pour mettre de la distance, une fois de plus.
À : Mitch
J'en ai marre de jouer au chat et à la souris, t'as gagné, j'abandonne.
Si elle ne souhaitait pas m'adresser la parole, je ne pouvais rien y changer. Peut-être qu'elle n'avait besoin que de temps et ce temps, j'allais lui donner. Je ne pouvais me relâcher scolairement pour une simple prise de bec avec ma meilleure amie. Je fis le maximum pour m'investir dans les enseignements suivants, qui eurent le mérite de passer bien plus rapidement que les précédents.
Je sortis éreintée de l'enceinte de la faculté et m'étonnai de ne pas trouver la voiture familiale. Je me saisis immédiatement de mon téléphone.
À : Maman
T'es où ?
Je rangeai mon appareil dans ma poche et ne pus m'empêcher de me gratter les doigts, aussi agacée qu'angoissée. J'avais un mauvais pressentiment, mêlé à la colère contre ma mère, qui, une fois de plus, ne tenait pas ses engagements.
— Respire, Shai, m'ordonnai-je. La journée a été longue et éprouvante, mais elle a simplement du retard.
Elle n'était pas du genre ponctuel, la matinée l'avait encore prouvé.
De : Maman
Contretemps, je ne peux pas venir.
Appelle un taxi.
— Mais c'est pas vrai ! pestai-je.
J'enfonçai mes mains et ma rage dans mes poches, puis pris la route. J'avais assez dépensé pour elle et il me tardait de rentrer. Mes pieds étaient les plus fiables de tout le trafic.
— J'aurais dû m'en douter. J'aurais dû m'en douter !
Le macadam s'étendait devant ma vue, vierge de la moindre présence. La population avait progressivement déserté les trottoirs, y compris les agents, remplacés par plusieurs caméras aux lumières clignotantes. Des auditions avaient été menées toute la journée auprès d'éventuels témoins et les zones dites à risques avaient été évacuées en début d'après-midi. La terreur régissait Georgetown et l'avait anesthésiée. Le soleil, dupant la couverture nuageuse, se repliait aussi chez lui et déclinait lentement à l'horizon.
Unique point mouvant de la carte, je me plus à affectionner la tranquillité urbaine et ralentis mon pas.
J'errai distraitement sur la toile : si les rues étaient vides, je ne pouvais pas en dire de même des réseaux sociaux. Les habitants s'affolaient et leur panique se transformait en haine à mesure que les rumeurs se propageaient ; ours, puma ou loup, les citoyens de Georgetown souhaitaient la mort de tous ces animaux sauvages. L'office des forêts parvenait à peine à se faire entendre et à défendre les prédateurs, tout juste réintroduits dans cette région des États-Unis et déjà suffisamment malmenés par le passé. Le camp en faveur de la libre circulation de ces espèces était clairement en minorité, englouti sous les plaidoyers échauffés de ceux qui craignaient pour la sécurité de notre ville.
La Caroline du Sud étant un État où la réglementation des armes à feu était permissive, la situation pouvait vite dégénérer.
Le maire avait tenu plusieurs discours, dans lesquels il rassurait les habitants du mieux qu'il le pouvait. Selon lui, tout était sous contrôle. Il ne doutait pas une minute que les équipes mandatées allaient entièrement sécuriser le périmètre.
Je tombai sur plusieurs commentaires belliqueux de Mitchy en bas des campagnes pour l'éradication. L'avoir comme amie me forçait à considérer le fait que même si un animal avait attaqué des humains, il ne l'avait pas fait sans raison.
Beaucoup d'internautes se moquaient de l'esclandre qu'avait provoqué l'accident, mineur en soi. La menace pouvait paraître risible aux yeux des originaires du Nord, pour lesquels tout ceci était monnaie courante.
Je passai un hôtel fleuri de bouquets et de bougies. Je frissonnai, détournai ma curiosité de ce culte funéraire et traçai ma route, mon téléphone soigneusement rangé contre mes manuels.
C'est ainsi que, dans un recoin sur ma gauche, en bas d'un immeuble, à l'endroit réservé aux bennes, un mouvement furtif capta mon intérêt. Je m'infiltrai dans l'étroite impasse et plissai les yeux. Un enfant, peut-être ?
Je penchai la tête à droite, puis à gauche, et ainsi de suite jusqu'à identifier la cachette de l'intrus.
— Eh oh ? appelai-je.
Je m'accroupis et observai. Sous les conteneurs, je ne distinguai non pas deux pieds, mais quatre pattes. Quatre énormes pattes.
L'absence notable d'autres personnes m'apparut soudain plus tragique que cinq minutes auparavant. Dans ma poitrine, mon cœur se mit à tambouriner. Je me retournai en quête d'une échappatoire, mais réalisai que je m'étais trop avancée pour fuir. Je tentai de ne faire aucun bruit et partis doucement à reculons.
Brusquement surgit alors un chien, deux fois plus corpulent qu'un berger allemand. Large, le canidé chemina jusqu'au milieu de la venelle, replié sur lui-même.
Ayant rencontré la majorité des chiens de cette partie de Georgetown en escortant Mitchy dans ses missions de gardiennage, j'affirmai avec certitude :
— Oh... Oh... T'es pas du coin, toi...
Un halo de méfiance accompagnait ses mouvements silencieux. Me rapetissant à mesure qu'il avançait, j'essayai de juger si oui ou non il représentait une menace, puisque son maître n'était assurément pas dans les parages :
— Tu es tout seul ?
Au son de ma voix, il grogna, laissant apparaître ses crocs inondés d'écume.
— Gentil, Médor...
Je posai mes mains au sol.
— Tu vois, je ne vais rien te faire...
Son corps entier grondant en même temps que sa gorge, il diminua à nouveau la distance qui nous séparait. Appartenait-il seulement à quelqu'un ? Quel idiot aurait voulu d'un molosse si effrayant ?
J'aurais rêvé partir, vite, mais c'était trop tard.
— Tu es un sacré gros toutou...
Son pelage cendré, troué et terne, trahissait son origine nomade. Je n'avais pourtant jamais vu un chien sauvage si musclé. Sa mâchoire, tout particulièrement, dépassait les dimensions normales. Il détenait un regard luisant, vif, cerclé de noir. Je déglutis avec peine. Salive et respiration venaient à me manquer.
— Doucement...
Ma demande avait des tours de supplication. Le timbre guttural de son échange avec moi ne présageait rien de bon. J'étais une étrangère, sur ce qui devait être son territoire.
— Tu sais, commençai-je dans un élan de détresse, j'ai une amie qui est persuadée que vous, les animaux, vous comprenez ce qu'on vous dit, mieux que nous le faisons entre nous. Alors, si tu comprends, je t'assure que je ne te souhaite aucun mal. Partons chacun de notre côté, tu veux ?
Impassible, il joua des épaules et gagna en centimètres. Il ne se tassait plus et pointait son museau en ma direction.
— Très bien, tu ne veux pas... Tu ne te montres pas très coopératif, permets-moi de te le dire.
Il inclina la tête, ce qui lui conféra immédiatement un air moins féroce.
— Si elle te voyait – mon amie, je parle – eh bien, elle me dirait sans doute que tu es mon animal totem, en raison de nos ressemblances flagrantes. L'agressivité, tout ça tout ça. Mais c'est stupide, pas vrai ? Je ne sais même pas ce que tu es. Bon sang, je cause à un clébard, je ne suis vraiment pas dans mon état normal. Allez, va-t'en ! File ! Oust !
Je m'appuyai sur mes genoux pour me redresser, agitant un bras dans le but de l'effrayer et de le renvoyer dans ses retranchements. Ses poils se hérissèrent et son grommèlement félon endigua immédiatement mon initiative. La gueule fripée, les oreilles plaquées en arrière, il s'affaissa, égal au prédateur prêt à bondir. Mon cœur loupa un battement.
— Oh Mitchy, Mitchy... Si seulement tu m'avais accompagnée ce soir...
Il leva une patte et l'avança. Ses griffes s'abattirent sur l'asphalte en un cliquetis sadique, tel le glas qui sonne la fin d'une existence. Je les reluquai avec effroi, inondée des flashs du journal télé de la veille. Ils pensaient à un ours, mais...
— C'est toi... C'est toi, couinai-je. C'est toi qui les as tués...
Les larmes se bousculèrent. J'étais prise au piège. Si je me résolvais à courir, c'en était fini. Et si je restais... Non. Je ne devais pas bouger.
Je décidai de fermer les yeux, refusant de voir la mort ramper ainsi vers moi. Aveugle, vulnérable, je tremblai à chaque raclement de ses griffes sur le sol et ne pus retenir un sanglot quand son souffle carnassier s'écrasa contre mon visage. De toutes mes forces, je luttai pour ne pas céder, pour ne pas permettre à mes paupières de se rouvrir.
Une perle de sel roula sur ma joue. Les spasmes dominaient mes nerfs. Ce corniaud devait mesurer plus d'un mètre de hauteur et évoluait en cercle autour de moi. Autour de son futur repas.
Ses poils chatouillèrent mes pommettes humides. Puis, je ne perçus plus sa présence. La chaleur sanguinaire de son haleine ne s'immisçait plus dans mon col, ses halètements n'emplissaient plus mes tympans.
Alors, animée d'un soulagement sans nom, je voulus m'en assurer d'une œillade.
Face à moi, à peine quelques pouces devant mon nez, ses pupilles, ancrées aux miennes, se dilatèrent instantanément. Je glapis et tombai en arrière.
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