Chapitre 6
Jimin avait boxé tout son saoul, matin puis midi, s'était abruti dans les coups solitaires portés au cuir. Aujourd'hui comme chaque jour.
Maintenant il sortait enfin du gymnase, après s'être brièvement délassé dans les bains. Seokjin était déjà parti.
Restait Jimin face à lui-même, face à cette mauvaise humeur qui s'était peu à peu infiltrée en lui sur le temps du midi et qui ne semblait plus vouloir le quitter. Peut-être aurait-il fallu rentrer et dormir, tout simplement, pour faire disparaître cette lourdeur dans le cœur, ce voile qui peignait maintenant tout en sombre autour de lui.
Mais Tae l'attendait, il l'avait dit. A l'extérieur du gymnase, comme à l'habitude.
Jimin ébaucha un sourire, à cette vision de son ami figé comme un poteau, tentant de se protéger comme il le pouvait du soleil de ce début d'après-midi par l'ombre tremblotante d'un arbre presque aussi mince que lui. Quand donc cesserait-il de faire l'enfant et accepterait-il d'entrer dans le gymnase pour se mettre au frais? Jimin savait qu'Hoseok, en cet instant nonchalamment assis sur les marches, lui avait forcément proposé.
Mais non, c'était bien trop "impur", bien trop dégradant pour Taehyung, que d'entrer dans ce lieu de sports et de travail du corps.
Tae préférait le labeur de l'esprit, comme il se plaisait à le dire, et Jimin avait beau lui répéter que les deux étaient possibles, et même l'idéal selon les professeurs de leur enfance, Tae n'en démordait pas.
Alors Jimin le trouva là, suant à grosses gouttes, le front barré d'un pli de mauvaise humeur, lui aussi.
— Ça fait une éternité que je t'attends!
Jimin eut un soupir amusé.
— Tu pouvais entrer, tu sais.
— Oui. Mais non.
Tae lui prit le bras et l'entraîna rapidement, tout en jetant un dernier regard derrière eux: Hoseok se relevait et s'apprêtait à rentrer dans le gymnase. Jimin lui fit un dernier signe pour le saluer mais manqua alors de s'étaler en buttant contre quelqu'un.
— Fais gaffe, bordel.
Il eut un coup au cœur de la chute qu'il avait failli faire, mais surtout de l'effronterie exprimée. Le ton agressif, le juron, le tutoiement inapproprié, une fois de plus. Et ces yeux noirs plantés dans les siens, cette main agrippée à son bras qui, malheur, l'avait empêché de tomber. Qui tentait de le faire dégager, maintenant, le poussant sur le côté.
Jimin se raidit, planta ses talons dans le sol et ne bougea plus.
— Ôte tes pattes de mon bras.
— Mes "pattes" n'auraient pas été là, tu te serais vautré par terre.
— Tu crois ça? C'est pourtant bien toi qui comptait les grains de sable le nez sur le sol, hier.
Jimin aima voir le rouge envahir le visage de Jungkook à ce cruel rappel de son entraînement et de la chute monumentale qu'il y avait faite. Il s'était pris les pieds dans la lanière de ses gants, mal noués certainement.
Jungkook lui lâcha finalement le bras mais ne bougea pas, se redressant même pour le toiser de toute sa hauteur.
— Pousse-toi, je dois aller m'entraîner.
— Tu es en retard.
— Tu dis ça parce que tu t'es senti seul ce midi? Va falloir t'y habituer, ça ne m'intéresse plus de te regarder boxer.
Jimin sentit son visage s'enflammer à son tour.
— Tu viens de commencer et tu crois déjà tout savoir? Alors que tu n'es même pas capable de maintenir ta garde quand tu frappes?
Il s'était finalement décalé et contemplait Jungkook, goguenard. Mais Jungkook restait, ne le quittait plus des yeux, les poings crispés. Annonciateurs de l'explosion, peut-être.
Comme ce jour-là, quelques semaines auparavant.
Ce jour où, poussé par la curiosité, Jimin était allé jeter un œil à son premier entraînement.
Ce gars ridicule, ce "Jungkook", puisque c'est ainsi que Namjoon et Hoseok le nommaient, venait inexplicablement de passer d'observateur assidu de Jimin, avec ces yeux lourds posés chaque jour sur lui et sur chacun de ses gestes, à un potentiel futur adversaire. Jimin n'avait rien compris, avait détesté le voir débarquer ainsi, se permettre de les rejoindre, d'entrer dans leur monde. Il souillait tout de sa présence, et cette remarque sur son parfum... Il l'avait détesté encore plus.
Et pourtant... pourtant ces poings serrés, le jour de l'entraînement, ces poings qui avaient frappé sans relâche, jetant Haemon à terre... Malgré la technique médiocre, sans brillance aucune, cette force brute avait fasciné Jimin, l'avait plongé dans une euphorie inexplicable. Peut-être celle d'avoir enfin trouvé un adversaire inspirant? Oui, il avait eu hâte, soudain, hâte d'affronter Jungkook, que ses poings touchent sa peau et la marquent de sang.
L'euphorie était vite retombée.
Le soir, Jimin n'avait pu que douter, à se mordre ongles et lèvres au sang. Et s'il n'était pas à la hauteur? Et si ce Jungkook l'écrasait comme Haemon? Et si, au sein du gymnase déjà, Jimin était vaincu? Comment pourrait-il alors gagner les jeux d'Athènes?
Surtout, comment pourrait-il ensuite atteindre son rêve?
Car la course n'avait pas suffi, malgré tous ses efforts, toutes ses victoires. Alors ne restait que la boxe, plus populaire, plus respectée. Jimin y croyait, dur comme fer, mais ce jour-là... ce jour-là, tout avait vacillé, une nouvelle fois.
A cause de lui.
Et ce Jungkook se permettait de rester là, face à lui, de continuer à le provoquer, comme souvent, dans un jeu de regards plus durs, plus butés l'un que l'autre. Tae, à côté, n'intervenait pas, les observaient se mesurer, tout comme Hoseok, resté dehors à surveiller.
Il fallait cesser.
Jimin savait que l'autre n'aurait ni la noblesse ni le contrôle de lui-même pour le faire.
— Va t'entraîner Jungkook. On se combattra bien assez tôt.
Puis il avait simplement tourné les talons, s'était éloigné, suivi de Taehyung.
Le ciel était clair, le soleil vif dans la rue. Jimin avait soudain eu envie de courir, de s'élancer en bondissant.
— Tu souris.
— Pardon?
— Tu souris.
— Ferme-la Tae. Je hais ce type. Je hais ces mecs qui se prennent pour quelqu'un alors qu'ils n'ont pas même une tunique décente.
— Tu exagères!
Taehyung riait. Il continua avec un regard en coin:
— Alors c'est lui, Jungkook.
Jimin ne répondit rien. Il pressa le pas, prenant Tae par le bras pour s'éloigner du gymnase, de cet homme de malheur, et de toutes les pensées qui commençaient à le parasiter.
— On va où?
— A l'Agora.
— Ah, non!
Jimin s'était immobilisé, secouait fermement la tête.
— Mais j'en ai besoin! Je dois trouver quelqu'un qui me parraine pour ma pièce!
Taehyung le regardait d'un air désespéré, d'un air qu'il savait faire fondre son cœur. Car Jimin savait, bien sûr, combien ce projet était important pour Taehyung, combien il s'accrochait à son idée folle de monter la tragédie qu'il venait d'écrire pour les prochaines Panathénées.
La pièce, il l'avait, même si Jimin n'avait pas encore eu le droit de la lire. Les acteurs, il les trouverait. La mise en scène était certainement déjà prête au moindre détail dans son esprit bien trop affuté. Restait le plus important: l'argent.
Et donc un patron qui croie en son projet, malgré son jeune âge, malgré le fait que Tae soit novice dans ce monde de théâtre.
Jimin soupira, se remit à marcher, déjà vaincu. A ses côtés Tae jubilait.
— C'est à cause de ta mère? Que tu ne veux pas y aller?
Ils s'étaient arrêtés à un étal, Tae choisissait soigneusement oranges et raisins. Jimin jeta un œil au marchand qui ne perdait pas une miette de leur conversation. Est-ce que lui aussi... Il garda le silence et fit les gros yeux à Tae qui le regardait en toute innocence.
— Oui, répondit Jimin en chuchotant presque, une fois les fruits achetés. Mais n'en parle pas n'importe où s'il te plaît.
Tae leva les yeux au ciel.
Jimin savait qu'il ne comprenait pas, qu'ils ne se comprenaient pas sur ce point. Car Tae, lui, ne sentait pas ces regards sur lui, ces jugements, ces moqueries. Son père était un propriétaire terrien respecté, sa mère ne sortait pas de la maison, comme toutes les femmes respectables d'Athènes.
Et surtout, Taehyung était citoyen athénien.
Alors Taehyung pouvait rire, parler fort, crier dans la rue sans être jugé. La richesse de ses vêtements, sa prestance suffisaient à montrer qu'il était de la plus haute classe, et cela suffisait pour que tout lui soit ouvert.
Tandis que pour Jimin, tout était différent, rien n'était suffisant.
Tae n'avait pas vu le regard moqueur du marchand à l'évocation de la mère de Jimin. Tae n'avait pas pris de coup d'épaule lorsqu'ils avaient croisé le fils d'un magistrat connu pour son rejet des étrangers. Tae n'était pas le fils d'Aspasie de Milet.
Taehyung était bien maladroit sur ce sujet, parfois, mais Jimin l'aimait quand même d'un amour sans faille. Car Tae avait toujours été là pour lui, depuis aussi loin que Jimin se souvienne, alors qu'ils étaient encore voisins. Presque 19 ans d'amitié.
A dire vrai, Tae ne voyait absolument rien, pas même ce qui le concernait lui-même. Cela faisait rire Jimin. Il ne voyait pas, par exemple, le regard de cet homme élégant qui ne cessait de le fixer alors qu'ils s'étaient installés à l'ombre sur l'Agora pour déguster les fruits. Ni même le regard d'Hoseok au gymnase.
— Tae, ne put s'empêcher de murmurer Jimin, amusé par avance. Je crois que tu plais à cet homme, là-bas.
Taehyung se figea et déglutit. Puis il se retourna lentement et jeta un rapide coup d'œil. L'homme, plus âgé qu'eux mais encore très séduisant, que Jimin avait déjà aperçu plusieurs fois ici, s'inclina légèrement pour saluer Taehyung qui rougit vivement et se retourna. Jimin éclata de rire.
— Oh, il approche.
Tae se crispa encore plus et commença à réunir les fruits pour se lever et partir, mais l'homme fut plus rapide.
— Bonjour.
Taehyung ne répondit rien, affairé à se lever et à lisser sa tunique. Il la portait longue, contrairement à Jimin et aux autres jeunes de leur âge, à la fois pour se donner l'air important, pensait Jimin, mais aussi certainement pour éviter les regards comme celui de cet homme. Comment lui expliquer que les traits de son visage, à eux seuls, pouvaient séduire n'importe qui? Que la tunique longue, exagérément simple, que les cheveux châtains naturellement ondulés, qu'il portait bas sur les yeux, ne pouvaient cacher sa beauté?
Mais Taehyung était comme ça, il n'aimait pas les regards des autres sur son visage ou son corps, il n'aimait pas plaire. Toutes ces minauderies, ces séductions des jeunes de leur âge, toute cette vitalité qui ne demandait qu'à s'épanouir, très peu pour lui. C'était mauvais pour l'esprit et pour l'âme, n'avait-il de cesse de répéter à Jimin, qui acquiessait. On leur enseignait que le sexe apauvraissait le corps, qu'il fallait se contrôler pour ne pas perdre de fluide vital inutilement. La procréation, oui, serait nécessaire un jour. Mais le reste était à éviter. Taehyung y excellait, entraînant Jimin avec lui, se refusant à céder à son propre corps. L'énergie se dépensait ailleurs.
Dans la boxe et la course pour Jimin.
Dans la lecture et la création pour Taehyung.
Taehyung c'était l'écriture, les pièces de théâtre, avec une préférence pour la tragédie, les discussions philosophiques toute la nuit, les questions sans réponse. Jimin avait souvent du mal à suivre, mais il faisait l'effort.
Et maintenant, sur l'Agora, Tae s'était levé, commençait à s'éloigner sans un regard pour l'homme qui paraissait dépité.
— Bonjour, et au revoir! salua Jimin, légèrement moqueur, avant de rejoindre son ami.
Il n'aurait pas dû. Il aurait dû saluer bas, ravaler son sourire.
— Ferme là, le métèque.
Ca n'avait pas été dit très fort, seul Jimin avait pu l'entendre. On était sur l'Agora, les gens savaient se tenir. Mais ça avait été dit quand même, et ça faisait mal quand même. Malgré l'habitude, malgré le sourire de Tae qui n'avait entendu que les mots de Jimin.
— "Bonjour et au revoir!", imita Tae en le prenant par le bras, riant tout son soûl.
Jimin crispa un sourire, ravala la douleur.
— Tu vas demander à qui pour ta pièce?
Changer de sujet, penser à autre chose.
— J'ai pensé à... Oh, regarde, il y a ta mère.
Jimin jeta un coup d'œil. Effectivement, sa mère était là, comme souvent. Arrêtée à l'ombre d'un arbre, accompagnée de quelques hommes, elle discutait, l'air grave. Elle était belle ainsi, son voile brodé d'or scintillait, les couleurs de sa tunique éclataient au soeil. Mais bien sûr, elle était la seule femme ici. Jimin eut un soupir exaspéré, se détourna.
— Il y a Phidias!
Taehyung avait toujours été fasciné par les amis de sa mère, Jimin savait son rêve de prendre part aux grandes discussions qui se tenaient ici quotidiennement. Un jour, peut-être, si sa pièce avait du succès.
— Qui?
— Phidias, le sculpteur. Et Socrate.
— Oui, tu sais qu'il est ami avec elle.
— Et il y a Sophocle! J'aime tellement ses pièces! Tu ne veux pas qu'on aille saluer ta mère? demanda Taehyung avec espoir.
— Non.
Déçu, Taehyung le regarda d'un air interrogateur.
— Il s'est passé quelque chose? Tu as l'air particulièrement remonté contre elle ces jours-ci.
— Non, rien.
Puis, après un soupir:
— Si, en fait. J'ai vu quelqu'un sortir de chez elle, il y a quelque temps.
Cela faisait du bien de le dire, de l'avouer.
— Je comprends pas.
— J'ai vu quelqu'un, un homme. Sortir de chez elle un jeudi après-midi.
— Oh...
Et Taehyung se tut, parce qu'il savait tout ce que cela impliquait.
Ils marchèrent quelques instants, s'éloignant sciemment du groupe d'Aspasie.
— Mais quand même, c'est bizarre, reprit Taehyung. Ce n'est peut-être pas ce que tu imagines.
— Je m'en fous.
— Tu n'as pas l'air.
— Qu'est-ce que tu veux que je fasse? Que j'aille la voir et que je lui demande si elle se prostitue? Si c'est comme ça que je suis arrivé?! Un accident venu d'on ne sait qui?
Jimin sentait les larmes affluer.
— Jimin, tu sais que c'est pas comme ça. Tu me l'as dit toi-même. Ta mère sait qui est ton père, elle ne peut juste pas te le dire pour l'instant.
— Je sais pas si c'est mieux! Je sais plus Tae, peut-être qu'elle ment. Pourquoi il y a ces jeudis après-midi alors?
— Je ne sais pas non plus, ça a toujours été bizarre. Mais c'est toi qui ne voulais pas creuser, tu te souviens? Maintenant, il est peut-être temps de chercher des explications!
— Oui, peut-être.
Jimin avait bien perçu l'excitation dans la voix de Taehyung, le large sourire réconfortant. Il sourit à son tour.
— Tu veux t'en occuper?
— Pourquoi pas? Je vais sérieusement me pencher sur la question et on va avoir des réponses, ne t'inquiète pas!
L'enthousiasme de Taehyung réussit à le faire rire. Tout était plus facile quand il était là, les choses les plus graves devenaient presque légères. Il aurait fallu vivre collés ensemble, pour que jamais Jimin ne se retrouve seul.
Pour que jamais plus il ne soit assailli par ses pensées.
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