Chapitre 39


— Alors ?

Jimin tentait de réfléchir.

Il tentait de faire abstraction de la voix qui pressait, du sourire pourtant bienveillant en face de lui. C'était difficile. Il était en mauvaise posture, à deux doigts de perdre la partie de petteia.

Devant lui s'étendait le plateau quadrillé, sur lequel s'affrontaient les pions.

Les siens, les rares pions blancs qui restaient, étaient entourés de pions noirs. Il fallait faire quelque chose pour éviter d'en perdre encore un au coup suivant, réfléchir à se sortir de ce mauvais pas, au moins pour un coup. Mais il était presque impossible à Jimin d'ordonner ses pensées, sous ce regard pesant.

Face à lui.

Périclès.

Face à celui qu'il devait désormais voir en père. Mais qu'il ne réussissait pas encore à nommer.

"Père". Quel mot étrange à prononcer. Quel mot étrange à penser.

C'était leur deuxième après-midi passé ensemble et Jimin, même s'il était moins anxieux que la première fois, ne réussissait pas encore à se départir de ce malaise, de ce stress à vouloir tout faire parfaitement devant lui.

Or il perdait à ce fichu jeu de petteia, et d'une manière magistrale.

Il aurait tant voulu gagner, réussir ce test. Montrer à Périclès qu'il pouvait être fier de lui, que lui aussi maîtrisait la stratégie. Mais Jimin n'avait jamais été féru de ce type de jeux, et devant ce regard...

— Je te laisse 10 secondes pour bouger un pion, sinon je considère avoir gagné.

Jimin gémit sous le petit rire de Périclès, avança finalement un pion selon une tactique assez incertaine, puis leva la tête pour observer le résultat dans les yeux de son adversaire.

Périclès semblait surpris. Il plissa les yeux, créant encore plus de ridules sur son visage buriné, porta la main à sa barbe et commença à la triturer, dans un geste que Jimin avait déjà repéré comme signe de réflexion.

Jimin s'adossa à sa chaise, satisfait un instant. Il avait réussi à le déstabiliser. À déstabiliser le grand Périclès, un des plus grands stratèges de guerre que le monde grec ait jamais connu.

Cette simple évocation donnait le tournis, empêchait Jimin de reprendre pied dans la réalité. Un mois déjà qu'il savait, un mois qu'il tentait d'assimiler l'information : Périclès, l'homme redouté par la Grèce entière, l'homme que Taehyung admirait tant, ce Périclès se disait son père. À lui, Jimin.

Et cet homme de guerre, cet homme de politique, était aussi un homme qui savait sourire, qui savait rire, parfois. Un homme qui regardait sa mère Aspasie avec des yeux tendres, un homme qui la rendait instantanément plus gaie, comme Jimin en était régulièrement témoin maintenant.

Un homme qui le regardait, lui, avec bienveillance. Sans jugement, sans mépris pour sa défaite lamentable aux Jeux ou pour tout ce que Jimin n'était pas.

Jimin aimait cela, même s'il avait encore du mal à le croire. Il lui semblait que le miracle allait cesser un jour, que ce serait le retour au rien. Le miracle était trop grand.

Avoir un père.

Enfin.

Avoir un père qui existait, qu'on pouvait écouter, regarder. Sentir ou toucher même, lorsque Périclès, parfois, lui pressait l'épaule ou lui tendait la main pour le saluer.

C'était si étrange.

La rancune de l'absence, la rancune du mensonge et des souffrances engendrées était étouffée par le plaisir ressenti en sa compagnie, par l'impatience qu'il éprouvait chaque semaine à le retrouver, à découvrir un peu plus de cet homme.

Périclès avança un pion noir, leva la tête pour regarder Jimin avec amusement. Le bleu de ses yeux ressortait, ce bleu que Jimin lui associait maintenant.

— À toi.

Jimin était encerclé, encore. Il soupira en regardant le plateau, entendit le rire de Périclès.

— Je suis désolé, je suis vraiment un piètre joueur. Pardon de vous décevoir.

C'était sincère, il se sentait si honteux de ne pouvoir le rendre fier, de ne pouvoir lui donner un peu de fil à retordre. La dernière fois, il s'était fait laminer en cinq minutes. Cette fois il avait tenu un peu plus longtemps, il le sentait, mais les pions blancs étaient encore loin d'être un danger.

— Tu ne me déçois pas, Jimin.

La voix s'était faite grave.

Jimin releva la tête, pion en main, le geste suspendu.

Périclès sourit.

— Tu ne me déçois jamais. Je sais tes efforts, depuis tout petit, je sais tes réussites dans tes apprentissages, à la course, ...

— Mais pas en boxe, compléta Jimin, amer.

Il ne réfléchit pas plus, posa le pion un peu au hasard, sur une case qu'il devinait facile pour l'adversaire. Il était fatigué, soudain, fatigué de lutter.

— Laisse-moi finir, fils.

Ce "fils" résonna étrangement aux oreilles de Jimin, comme à chaque fois que Périclès le prononçait.

Périclès avança un pion noir, se saisit de celui que Jimin venait de bouger et le fit rejoindre le tas des pions blancs prisonniers.

— Je sais aussi tes réussites en boxe. Dois-je te rappeler que tu es parvenu en demi-finale ?

Jimin avança un autre pion, à l'aveugle. Il voulait terminer cette partie, maintenant. Plus que trois pions à donner.

— J'aurais aimé gagner la finale, murmura-t-il.

Il sentait le regard de Périclès sur lui, sur son visage. Observait-il sa cicatrice ? Bien sûr qu'il devait la regarder, on ne voyait qu'elle. Jimin porta une main instinctive à sa joue gauche, tenta de camoufler la marque.

— Je le sais. Mais parfois, certaines choses sont impossibles. Et ce n'est pas grave. La vie continue, on essaie ailleurs, autrement. Je me souviens de ce siège contre une forteresse perse, dans le détroit du Nil...

Les yeux de Périclès s'étaient faits ailleurs, à traquer les souvenirs. Jimin aimait quand il lui parlait du passé, quand il lui racontait les événements de sa vie. Il avait l'impression de combler ses lacunes, de rattraper un peu de ce temps perdu. D'avoir droit à l'intimité de Périclès.

— Nous avons fait le siège de très longs mois, avons perdu tant d'hommes. En vain. Au final, notre flotte a été entièrement détruite. Un des plus gros échecs de ma vie.

Il regarda Jimin, les yeux brumeux soudain, lui sourit.

— L'année suivante, j'ai fait envoyer une nouvelle flotte contre les Perses, à Chypre cette fois. Nous avons gagné.

Périclès se saisit d'un pion noir, le bougea de trois mouvements sur le plateau, et récolta les trois derniers pions de Jimin d'un seul geste.

— Parfois, ce n'est juste pas le bon moment, la bonne occasion. Il faut le reconnaître et réessayer. Autrement.

Jimin hocha la tête.

Périclès sourit.

— J'ai gagné la partie. Mais tu as bien mieux joué que la dernière fois, bravo.

Il se leva, rajusta sa tunique.

— Marchons un peu.

Jimin obéit. Il se leva et commença à marcher à ses côtés.

Ils étaient dans le jardin, chez lui, ou plutôt chez sa mère. Ce jardin où il aimait tant passer ses après-midis et qui semblait aussi beaucoup plaire à Périclès. La dernière fois aussi, ils avaient terminé le temps passé ensemble par une promenade dans les allées, à discuter de tout et de rien. Périclès lui posait des questions sur l'enseignement qu'il avait reçu dans le passé, sur sa vision de la boxe, ou même sur ses idées sur le monde en général. Jimin expliquait, osait donner son avis, dire ce qu'il pensait vraiment, ou presque.

Ce qu'il n'osait pas, en revanche, c'était poser des questions à Périclès. De vraies questions, de celles qui vous tourmentent jour et nuit.

Pourquoi ne m'avez-vous pas reconnu ?

Pourquoi avez-vous fait passer cette loi qui m'empêche, moi, d'être citoyen ?

Pourquoi faut-il se cacher ici, pourquoi ne pouvons-nous pas nous promener dans la rue, à l'extérieur ?

Pourquoi, pourquoi, pourquoi...

Tant de questions sans réponses. Tant de questions tues devant Périclès, tant de questions repoussées par sa mère lorsqu'il osait les lui poser. "Tu demanderas à ton père", répondait-elle invariablement maintenant, comme si elle pouvait enfin utiliser cet argument pour lui échapper.

Mais c'était trop tôt, trop brusque encore. Alors Jimin attendait, se contentait de recevoir ce que Périclès voulait bien lui donner.

Des souvenirs d'enfance, en cet instant, alors qu'ils approchaient de la fontaine où Yoongi l'avait retrouvé, lorsqu'il était venu lui rendre visite la première fois. Cette incursion de la pensée de Yoongi ici, avec Périclès, fit sourire Jimin, lui fit du bien.

Périclès était en train de lui raconter les premiers souvenirs qu'il avait, avec sa nourrice, les fruits volés et dégustés en cachette. Jimin connaissait cet impondérable de la joie enfantine, il s'amusa à se représenter Périclès enfant, les joues pleines de jus sucré.

Puis ce fut le tour des siens, de souvenirs. Les souvenirs apportés par Périclès sur l'enfance de Jimin. Lorsqu'il pouvait lui rendre souvent visite, encore. Lorsque Jimin était trop petit pour que les souvenirs restent en lui et qu'ils soient un danger pour... Pour quoi exactement ? Jimin réussirait bien à le lui demander, un jour.

Et Périclès contait les promenades au jardin, déjà, les premiers pas tremblotant au milieu de l'allée, le jus de mangue qui coulait au menton. Les éclats de rire.

— Je n'oublierai jamais le son de ton rire, enfant, lorsque tout était drôle pour toi. Tu découvrais tout, tu aimais tout.

Combien Jimin aurait aimé revenir à cette époque. Ne voir que le bien en toute chose. Côtoyer son père au quotidien. Vivre dans l'insouciance, sans avoir conscience de sa différence, sans recevoir le regard des autres.

— De qui es-tu proche ces temps-ci, Jimin ? Qui sont tes amis ?

Ils s'étaient assis quelques instants sur le rebord de la fontaine. Jimin s'amusait à immerger sa main dans l'eau, comme à son habitude. Périclès le regardait faire, sourire aux lèvres.

— Eh bien...

La question était difficile. La réponse était venue spontanément aux lèvres, mais la réalité l'avait rattrapé, teintant sa voix de nostalgie.

— J'ai toujours été proche de Taehyung, de la famille Kim.

Périclès hocha la tête, il connaissait.

— Mais nous nous sommes disputés, alors ces temps-ci je ne le vois pas. J'espère apaiser les choses bientôt et retrouver son amitié.

— Tu as raison. Tant qu'il n'y a pas mort d'homme, garde tes amis, garde tes connaissances.

— Et puis ces temps-ci je vois assez souvent mes deux entraîneurs de boxe. Seokjin...

— Je connais bien son père.

— Et Yoongi. L'ancien vainqueur des Jeux d'Olympie. Il m'aide beaucoup à reprendre confiance en moi pour la boxe.

— Tant mieux, fils.

— Et puis il y a...

Jimin hésita.

— Il y a Jungkook. Celui qui a gagné les Jeux d'Athènes.

— Celui qui est du même gymnase que toi c'est ça ? Vous vous voyez à l'entraînement ?

— Oui, on est du même gymnase. Mais on n'a pas encore repris l'entraînement, les entraîneurs nous ont laissé du temps de repos. On se voit en dehors.

— En dehors ?

— Oui.

Il ne pouvait décemment pas dire à son père que la majeure partie du temps ils le passaient dans une petite chambre d'une pension mal famée où ils avaient désormais leurs habitudes.

— On est allé donner les cestes de sa victoire en offrande à Athéna. Et puis on mange parfois ensemble, on discute, on se promène.

Ça aussi ils le faisaient, après tout. Et Jimin y prenait de plus en plus plaisir. Jungkook était drôle. Direct et franc, aussi. Jimin aimait ça.

— Vous vous promenez où ? Pas dans son quartier, j'espère ?

— Euh, non.

Jimin était surpris du changement de ton de Périclès.

— Il habite dans les quartiers ouest, je n'y suis jamais allé.

— Oui, je sais où il habite, certains collègues magistrats n'ont toujours pas digéré la victoire de quelqu'un des bas quartiers !

Périclès se mit à rire. Jimin l'accompagna, un peu incertain.

— Mais d'ici là à aller traîner dans son quartier... Non, Jimin. Et limite ta fréquentation de ce garçon si possible. Après tout, vous n'êtes pas du même monde. Tu comprends ?

— Oui... D'accord.

Jimin baissa la tête. Il était surpris, mais c'était logique. Après tout, Jungkook et lui n'étaient vraiment pas du même monde.

Même si, parfois, Jimin se trouvait plus de points communs avec Jungkook qu'avec les autres jeunes de son âge issus des familles dirigeantes.

— Ah, que j'aime ce jardin, murmura Périclès après un instant, perdu dans la contemplation des tapis de fleurs qui descendaient en pente douce devant eux.

Jimin hocha la tête, observa aussi autour de lui. Les fleurs multicolores, soigneusement choisies par le jardinier en chef, les arbres fruitiers où Yoongi avait directement prélevé les oranges qu'il lui préparait. Jimin sourit. Les moindre petits cadeaux de Yoongi lui avaient tant fait plaisir, pendant sa convalescence.

— Oh, s'exclama-t-il soudain, en glissant la main dans la poche de sa tunique.

Périclès le regarda, curieux.

Jimin finit par extirper un, puis deux, trois, en tout quatre petits osselets.

Les quatre osselets que Yoongi lui avait offerts après les Jeux et que Jimin avait longtemps utilisés pour remuscler sa main droite et ses doigts, sur ses instructions. Depuis, les osselets ne le quittaient plus, même si les muscles de Jimin n'en avaient plus besoin. Souvenir de Yoongi ou porte-bonheur, ils étaient devenus indispensables.

— On joue ? proposa Jimin plein d'espoir.

Périclès se mit à rire.

— Aux osselets ? Par tous les Dieux, cela fait une éternité que je n'y ai pas joué. Je devais être encore enfant, je crois.

— J'y joue souvent, j'aime beaucoup ce jeu. Il faut de l'adresse et de la précision pour réussir.

— Je vois. Tu prévois donc de te venger de notre partie de petteia.

Ce fut au tour de Jimin de rire, alors qu'il tendait les osselets à Périclès. Il devait avouer qu'il y avait pensé.

— D'accord, alors voyons voir...

Périclès disposa soigneusement les quatre petites pièces sur le dessus de sa main droite.

— Ils sont en os, tu n'en as pas de meilleure qualité ? En ivoire ? Je t'en offrirai dans ce cas.

— Si, j'en ai aussi en ivoire. Mais ceux-là sont... spéciaux.

Il se sentit presque rougir sous le regard de Périclès.

— Vous pouvez lancer sur le rebord de la fontaine, se dépêcha-t-il de compléter pour détourner son attention. On fait 4 manches ?

— D'accord.

Périclès se concentra un instant puis eut un brusque mouvement de la main pour lancer les osselets. Deux atterrirent sur le rebord, en face plane et concave, un autre rebondit sur le sol et se perdit dans l'herbe. Le dernier finit dans la fontaine.

Jimin éclata de rire devant l'air presque piteux de Périclès. Il maintint sa tunique d'une main et plongea son bras dans l'eau froide, tâtonnant pour trouver l'osselet, qu'il remonta et essuya soigneusement. Périclès avait retrouvé l'autre sur le sol, le lui tendait.

— Je n'ai pas été glorieux, constata-t-il en souriant.

— Pas vraiment. Vous avez 4 points. À moi maintenant !

Jimin sentait l'enthousiasme le gagner au fur et à mesure que l'adrénaline montait. C'était le moment, il allait pouvoir montrer à Périclès qu'il excellait dans quelque chose. Les heures et les heures de jeu à tenter de faire passer le temps plus vite allaient payer.

Jimin disposa les osselets sur sa main, pensa un instant à Yoongi puis, étrangement, à Jungkook. À Jungkook que Périclès lui demandait de moins voir. Un peu injustement, trouvait-il.

Il lança.

Les osselets atterrirent sur quatre faces différentes, déclenchant un sifflement de surprise de Périclès.

— Coup royal, annonça Jimin d'un ton presque blasé. J'ai gagné la partie.

Il lut l'admiration dans les yeux de son père, sourit.

Et décida qu'il continuerait tout de même à voir Jungkook. 


Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top