Chapitre 38
Frapper.
Frapper, frapper, et frapper encore.
Non plus dans un sac de cuir, non plus au gymnase ou au stade, mais dans la rue, à nouveau. Dans des mâchoires, dans des visages, à entendre les os craquer, à voir la peur dans les yeux des autres.
Jungkook avait jeté ses cestes.
Jungkook avait jeté ses cestes et se battait à mains nues maintenant. Partout, tout le temps.
Comme avant.
La moindre inflexion de travers, le moindre regard un peu trop appuyé et c'était l'occasion, l'étincelle qui rallumait sa colère.
Depuis plus d'une semaine, Jungkook était sans gymnase et, depuis plus d'une semaine, Jungkook coulait.
Il le savait.
Il le cherchait.
Atteindre le fond pour... pas pour remonter, non, c'était impossible.
Atteindre le fond pour oublier.
Oublier comment il avait, une fois de plus, tout gâché.
Comment il avait merdé.
On continuait à le saluer, pourtant, dans les commerces ou dans la rue, à le féliciter, à l'admirer.
Mais Jungkook en avait déjà perdu le goût. Il savait, lui, la vérité : il avait gagné, mais tout était fini.
Il était sans gymnase. Sans entraîneur.
Sans avenir.
Et sans raison de vivre.
Alors Jungkook errait. Errait et frappait. Encore. Encore.
Pour oublier combien il tenait à ce qu'il venait de perdre, bien plus que les honneurs, bien plus que la reconnaissance.
La boxe avait soutenu toute sa vie et sa vie s'écroulait maintenant.
Ne manquait plus que Jimin finisse par apprendre ce qui s'était passé avec Taehyung, et il cesserait même de vouloir le voir, lui aussi.
Ce putain de Taehyung. La source de tous ses problèmes.
Pourtant, Jungkook ne pouvait empêcher les images.
Les paupières de Taehyung, plissées d'être pressées si fort. Les tremblements dans ses membres. Son corps si raide contre le sien. La peur, tout à coup, au fond de ses yeux.
Jungkook ne comprenait pas pourquoi cette réaction. Il n'osait pas mettre de mots sur ce qui s'était passé, mais il savait qu'il avait merdé. Que Taehyung n'était pas comme il le croyait.
Encore une fois.
Après Jimin, Taehyung. Mais Jimin aimait finalement ça, lui ! Alors pourquoi pas Taehyung ? Pourquoi ce qui marchait pour l'un ne marchait pas pour l'autre ?
Et Jungkook ne pouvait empêcher l'écho des mots d'Hoseok, juste avant que ce connard ne le vire : "Il avait dit ou fait quelque chose qui montrait qu'il en avait envie ?"
Non. Non, Taehyung, non.
Et Jimin ?
Jimin... C'était différent. Jungkook avait tellement souvent vu le regard de Jimin sur lui, tellement surpris ses rougissements, son souffle erratique à le regarder, qu'il savait qu'il lui plaisait. Qu'il savait que Jimin le voulait, lui aussi. Ils s'étaient longtemps amusés, tous les deux, longtemps cherchés.
Alors que Taehyung... Bien sûr que c'était différent. Ils s'étaient vus, quoi, trois fois ? Et à chaque rencontre Jungkook n'avait perçu que de l'animosité.
Alors pourquoi lui avait–il fait ça ? Pourquoi avait-il merdé à ce point ? Est-ce qu'il voulait vraiment lui faire mal ? Lui montrer qu'il était le chef ? Celui qui gagne, quel que soit le combat ?
Jungkook n'en savait rien, mais il avait honte.
Et il en voulait plus que tout à Hoseok.
Honte et colère.
Alors Jungkook frappait.
On était étrangement indulgent avec lui, face à ses bagarres sorties de rien, étrangement compréhensif. Jamais personne ne le menaçait, jamais personne ne semblait le mépriser pour ça. Tout était si différent d'avant.
Comme si le fait d'être devenu le champion d'Athènes faisait tout excuser.
C'était grisant.
Écoeurant.
Effrayant.
Et, peut-être, Jungkook dans sa colère aurait-il aimé se heurter à d'autres Hoseok. D'autres Jimin. Retrouver un Namjoon, même.
Mais il était seul.
Seul devant le stade, ce jour-là.
Ce stade où il avait gagné, ce stade de la consécration.
Ses pas l'avaient mené ici malgré lui, et il se tenait devant le perron, minuscule devant la grandeur du bâtiment, devant les colonnes qui lui faisaient face.
On était si loin du Soleil d'Or. Ici, tout en imposait, ici, tout écrasait. Et Jungkook tentait de se rappeler qu'il avait gagné, ici, qu'il était bel et bien le champion d'Athènes, bel et bien le meilleur boxeur de la cité. Cela semblait presque irréel dans le bleuté du petit matin.
Il avait bu, baisé, bravé toute la nuit et son esprit légèrement brumeux ne voulait pas rentrer dormir. Comme si l'alcool ne faisait plus effet, comme si on ne lui laissait plus de répit.
"Tu as merdé" en boucle dans sa tête.
Jungkook soupira. Il s'approcha plus encore du stade, posa son front sur une colonne, ses mains aussi. Et il resta là, longtemps, s'abreuvant du marbre glacé de cette heure matinale. Un instant de stabilité dans un monde qui s'écroulait.
Y croire, encore.
Même pour de faux.
Il entendait de temps à autre la marche d'un passant, des murmures derrière lui, des rires légers de femmes. Athènes s'éveillait peu à peu mais Jungkook restait là, le stade dans les bras, à prolonger le rêve.
Et puis...
— Tu vas attraper la mort. Ne reste pas là dans cet état.
Cette voix...
Jungkook se retourna, la main toujours posée sur la colonne à s'arrimer au rêve.
Yoongi se tenait devant lui.
Il eut un mouvement de recul, puis un mouvement de rage, puis juste un tourbillon d'émotions qui le laissa sans voix.
Il avait oublié ce connard.
Ce connard qui les avait vendus à Lion.
Ce connard que Jimin allait voir lorsqu'il l'avait laissé ce jour-là, après l'offrande des cestes.
En fait, c'était un peu à cause de ce connard de Yoongi, si Jungkook avait merdé après, lorsqu'il s'était retrouvé seul à aller au gymnase. Quelque part, c'était à cause de lui si Jungkook avait tout de suite été si énervé contre Taehyung. S'il lui avait fait ça.
Il sentit ses doigts se crisper sur la pierre.
Face à lui, Yoongi attendait. Patient. Son regard ne montrait aucune moquerie de ce que Jungkook était devenu, aucun mépris. Juste une inquiétude.
Et Jungkook eut envie, soudain, de s'arrimer à ses yeux. De s'arrimer à ce connard.
Ce connard qui l'avait aidé à gagner la finale.
Ce connard qui, bien sûr, n'y était absolument pour rien dans ce qui s'était passé avec Taehyung.
Ses doigts quittèrent la pierre, et Jungkook s'adossa à la colonne.
— Et je vais où ?
— Pardon ?
— Si je reste pas là, je vais où ?
Jungkook le défia du regard, prêt à déverser la rage, prêt à hurler sa perte, son désespoir, mais Yoongi n'eut pas la réaction escomptée. Nul étonnement dans ses yeux, juste un hochement de tête qui montrait qu'il comprenait la vraie interrogation. Yoongi savait.
— Je vais au Lykeion, j'ai un entraînement à donner. Tu peux venir avec moi.
Jungkook ouvrit des yeux ébahis.
— Le Lykeion, c'est...
— Oui.
Jungkook sentit son coeur battre plus fort. Le Lykeion, un des 3 grands gymnases d'Athènes. Un rêve inaccessible pour quelqu'un des classes populaires comme lui.
— Mais je vais pouvoir... entrer ? M'entraîner ?
Yoongi hocha la tête.
— Mais comment ?
— Parce que tu es avec moi. Et surtout, parce que tu es le champion d'Athènes, Jungkook.
Il souriait maintenant.
— Parce que tu as vaincu leur champion. Ils voudront t'avoir.
Lion... Lion venait du Lykeion.
Jungkook renversa un instant sa tête en arrière, leva les yeux vers le ciel. C'était fou. Fou, cette proposition.
Devenir élève du Lykeion. Continuer à s'entraîner.
Continuer à boxer.
Il eut un scrupule, un instant, à ainsi aller chez l'adversaire, à trahir le Soleil d'Or. À trahir l'enseignement reçu de Namjoon, à trahir Jimin et tous les autres.
Mais c'étaient eux, qui l'avaient trahi. Namjoon. Hoseok. Bientôt Jimin, certainement.
Il fallait juste survivre. Faire ce qui était le mieux, pour lui.
Il regarda Yoongi d'un œil neuf, eut l'impression de le découvrir. Après tout, c'était lui qui avait raison. Il faisait ce qui était bon pour lui, sans se soucier d'appartenances.
Jungkook allait faire la même chose.
Et continuer à boxer.
Et continuer à gagner.
Il se décolla de la colonne, regarda Yoongi dans les yeux. S'arrimer à lui, le temps de remonter. C'était ce qu'il fallait faire.
— Je te suis, dit-il simplement.
***
Le Lykeion était immense.
Bien plus grand que le Soleil d'or, bien plus grand que tout ce que Jungkook avait déjà vu. Le stade des Jeux ne comptait pas, il n'était pas un lieu d'entraînement, mais le Lykeion le valait par sa taille, par la richesse des ornements et des marbres utilisés.
Par la foule qui s'y pressait.
Athlètes dans leur nudité, entraîneurs armés du long fouet ou, plus étrange pour Jungkook, commerçants installés à même le sol du vestibule ou de la palestre à vendre des babioles, hommes d'âge avancé, occupés à se promener et à reluquer les corps.
Tout se côtoyait ici. Le sport s'entremêlait à l'argent, s'entremêlait au désir et au sexe, dans un univers un peu écoeurant qui donnait le tournis.
Il y avait foule, au Lykeion, et cette foule regardait Jungkook.
À peine étaient-ils entrés, à peine avait-on salué Yoongi qu'on l'avait reconnu, lui, qu'on avait salué, acclamé le champion d'Athènes. Le gérant du gymnase lui-même s'était présenté, avait dit son honneur de l'avoir dans ses murs, son espoir qu'il s'y sente bien et souhaite rester.
Jungkook avait opiné de la tête, grisé devant tant d'égards, à mille lieues du renvoi déshonorant du Soleil d'Or, et avait senti l'espoir renaître en lui, la possibilité d'un futur, à nouveau.
Il avait suivi Yoongi un peu fébrilement, l'alcool encore présent dans ses veines et dans ses pensées, mais il tentait de s'ancrer, de reprendre pied, conscient que Yoongi dérogeait à ses principes de l'entraîner dans cet état.
Il devait lui faire honneur, et se faire honneur à lui-même.
— Mets tes affaires dans un des paniers et prépare-toi.
Le luxe, ici, encore, après le Soleil d'Or. Le L de Lykeion peint sur chaque mur, dessiné sur chaque ustensile ou brodé sur chaque linge. Les bains, immenses, l'huile qui coulait d'un système de robinet. Jungkook s'ébahissait de ces découvertes, sous l'œil amusé de Yoongi et celui, fasciné, de la foule qui les suivait.
Comme Yoongi, il tentait d'en faire abstraction, d'ignorer les murmures et les commentaires, impressionné par la prestance de celui qu'il espérait pouvoir encore appeler son entraîneur. Ici, Yoongi était vraiment l'ancien vainqueur des Jeux d'Olympie, il respirait la force, semblait plus sûr de lui, et Jungkook se demanda un instant lequel était le vrai Yoongi : le Yoongi mutique du Soleil d'Or ou celui sûr de lui mais, Jungkook le sentait, aux mots et gestes un peu forcés ?
— Tu es prêt ? On y va.
Jungkook hocha la tête, suivit Yoongi en dehors du vestiaire pour rejoindre la palestre. Elle était pleine, on s'y entraînait partout, dans toutes les positions, pour tous les sports. Sur les indications de Yoongi, il confia le panier qui contenait ses vêtements à un homme en charge des affaires personnelles. Celui-ci le déposa sur une immense table prévue à cet effet. C'était incroyablement organisé ici, qu'est-ce qu'Hoseok en aurait pensé ?
Penser à Hoseok en cet instant lui fit un pincement au cœur. C'était si étrange d'être ici, chez le concurrent, après avoir partagé tant de repas avec lui, après qu'Hoseok ait pris soin de lui et de son alimentation pendant tout ce temps. C'était grâce à ça, aussi, grâce à cette viande fournie gratuitement, que Jungkook avait pu gagner. Il le savait. Et pourtant...
Pourtant Hoseok l'avait viré comme un malpropre.
Jungkook serra les poings, se demanda quand donc la douleur cesserait-elle d'être aussi vive. Pour l'oublier il observa la palestre, détailla les athlètes qui s'entraînaient. Cet enchevêtrement de corps qui luisaient au soleil... Pas étonnant que les vieux lubriques viennent se rincer l'œil. Jungkook jeta un regard méprisant à deux hommes aux cheveux blancs postés à quelques pas, qui ne se gênaient pas pour commenter ce qu'ils voyaient. Ils semblaient avoir jeté leur dévolu sur un jeune homme qui s'entraînait à la lutte devant eux. Jungkook cracha, pesta.
— Qu'est-ce qui se passe ? demanda Yoongi d'un ton laconique.
— Rien. C'est juste que je déteste les vieux libidineux, et qu'il n'y a que ça ici. Au moins au Soleil d'Or...
— Oui. Mais il me semble que tu t'es fait virer du Soleil d'Or justement parce que tu étais un peu trop libidineux, Jungkook. Alors à ta place, je me la fermerais sur ce sujet.
Le ton de Yoongi était glacial. Jungkook se sentit soudain ridicule.
— Je sais, marmonna-t-il.
— Tu sais quoi ?
— Je sais que j'ai merdé.
Putain, c'était difficile à dire.
— Ah bon.
— Je sais pas ce qui m'a pris.
— Mmm.
Puis, après un silence à regarder tous deux la palestre :
— Tu lui as dit ?
— À qui ?
— Au principal intéressé.
Taehyung ?
— Dire quoi à qui ? Je comprends pas.
Yoongi eut un claquement de langue agacé.
— Jungkook, tu dis que tu as merdé. Alors dis lui. À cet ami de Jimin. Excuse-toi. Explique-toi.
— Non.
— Non ? Et pourquoi donc ?
— Parce que...
Parce qu'il détestait Taehyung ? Parce qu'il détestait avoir tort ? Parce qu'il ne voulait pas voir son regard moqueur quand il lui demanderait pardon ?
Jungkook eut à nouveau la vision des yeux de Taehyung, fermés, crispés. Fermés de peur ce jour-là, il le savait.
Peut-être préférait-il voir Taehyung se moquer qu'être sans cesse submergé par ces images. La honte serait moins grande.
Il soupira.
— D'accord. J'essaierai.
— Non. Tu vas aller le voir et lui présenter de vraies excuses. Peu importe s'il les accepte. C'est compris ?
Le ton de Yoongi n'acceptait aucune discussion.
Jungkook hocha simplement la tête.
— Bien. Maintenant tu te bouges et tu commences l'entraînement, on n'est pas là pour bavarder.
Il allait obéir, il allait demander ce qu'il devait faire, lorsqu'une ombre sembla recouvrir le ciel, obscurcissant son champ de vision. Jungkook se tourna légèrement. Lion était là, les yeux furieux, les poings prêts à frapper.
— Qu'est-ce qu'il fout là ?!
Les mots ne lui étaient même pas adressés, Lion les avait crachés vers Yoongi.
Jungkook crut voir un sourire se dessiner sur les lèvres de Yoongi lorsque ce dernier répondit sans s'émouvoir :
— Il va s'entraîner ici désormais.
— Quoi ? Non ! Impossible !
— Ah. Et c'est toi qui décides ce genre de choses ?
Lion se tut, sembla réfléchir. Jungkook réprima un rire.
— Je vais aller en parler à l'entraîneur et au gérant, c'est pas possible ! éructa finalement Lion.
Yoongi eut presque un rire.
— Le gérant est ravi, et ton entraîneur n'a rien à dire. Tu vas devoir t'y faire, Lion. Commence donc à t'entraîner un peu plus sérieusement, toi, et tu pourras peut-être prendre ta revanche sur Jungkook. Tu n'as pas envie de ça ?
Lion posa un regard tueur sur Jungkook, le jaugea longuement. Jungkook serra les poings, se redressa. Si Lion voulait combattre, il était prêt.
— Je n'ai pas dit maintenant. Reprenez d'abord l'entraînement, vous n'avez rien fait depuis bientôt un mois, tous les deux. Le combat serait minable, et on ne veut pas voir ça. Allez, vous faites l'échauffement, puis trois tours de stade et 100 frappes dans le sac, en directs gauche-droite alternés. Tous les deux.
— Trois tours de stade ? C'est deux d'habitude, gémit Lion.
Jungkook l'aurait bien imité. Trois tours lui paraissaient insurmontables avec la nuit blanche qu'il venait de passer et tous les restes d'alcool. À la place, il lui adressa un sourire supérieur et répondit un "pas de problème" assuré à Yoongi.
Lion leva les yeux au ciel et partit poser ses affaires.
— Donc c'est vous qui allez m'entraîner maintenant ? osa Jungkook, alors que Yoongi tournait les talons pour rejoindre le gérant du Lykeion.
Il avait cru le comprendre mais il avait besoin de l'entendre de sa bouche, besoin d'être sûr que ce n'était pas que pour un jour. Que le rêve allait continuer encore un peu.
— Qui d'autre ?
Le regard de Yoongi était indéchiffrable.
— Pourquoi ? demanda Jungkook.
Yoongi haussa un sourcil interrogateur.
— Pourquoi vous m'aidez ? Pourquoi vous continuez à m'entraîner ? Malgré tout ça ?
Un sourire apparut sur les lèvres de Yoongi.
— Parce que la prochaine étape, c'est de gagner les Jeux d'Olympie.
Et il le planta là, alors que Jungkook tentait de réaliser ce qui venait de se dire.
Tentait de faire prendre sens aux mots.
Les Jeux d'Olympie...
Lui. Jungkook. Les Jeux sportifs les plus célèbres de tout le monde connu.
Yoongi pensait qu'il allait les gagner.
Un grand sourire se forma finalement sur ses lèvres, alors que Jungkook se penchait et commençait les premiers mouvements d'échauffement en automate.
Il allait continuer la boxe.
Ici. Avec Yoongi.
Il avait un futur.
Et un futur grandiose.
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