Chapitre 25
La cérémonie d'ouverture des Jeux d'Athènes avait été grandiose. La fête qui avait suivi, le soir, puis la nuit, encore plus.
Le mal de crâne de Seokjin était là pour en témoigner.
Trop de vin, trop de ces délicieuses pâtisseries. Trop d'une musique entêtante qu'il lui semblait encore entendre. Trop de corps et de rires, aussi.
Il disait rarement non.
La vie n'était-elle pas là pour être dégustée ?
Mais ce mal de crâne...
Et ce mal de cœur, plus lancinant encore. Les lendemains de fête étaient toujours si tristes.
Seokjin s'ébroua alors que le palanquin venait de stopper, chassant l'amertume, préparant le sourire. Une main soulevait déjà le rideau, le nouveau domestique l'aidait à descendre. Comment s'appelait-t-il déjà ? Seokjin fit un bref effort pour s'en souvenir puis renonça.
— Attendez-là, je n'en ai pas pour longtemps.
Le gymnase était silencieux, comme souvent en temps de fête. Les uns profitaient des compétitions, les autres y participaient. Seul Hoseok devait s'y trouver, et c'était lui que Seokjin cherchait : il manquait son sceau sur un document pour l'inscription aux épreuves de pugilat, la preuve que Jimin combattait sous l'égide du Soleil d'or. Tout serait bon pour faciliter son passage devant les magistrats : Seokjin craignait que le corps plus fluet du garçon ne leur fournisse une excuse pour lui refuser le droit de combattre. "Trop dangereux" argueraient-ils, pour ne pas avouer rejeter sa non-citoyenneté. Depuis les lois de Périclès, les magistrats prenaient à coeur de durcir chaque formalité pour les métèques.
Seokjin savait que Jimin s'effondrerait en cas d'interdiction.
Il avait déjà pris les devants, s'était "par hasard" retrouvé aux mêmes fêtes que certains magistrats, avait déjeuné avec le père de l'un d'entre eux, facilité un échange commercial à un autre. Il serait là, bien sûr, soutiendrait Jimin, ferait un scandale mémorable s'il le fallait. Et Jimin combattrait, oui.
Mais ce document serait tout de même bien utile.
Seokjin allait rejoindre le corridor qui menait au bureau d'Hoseok lorsqu'il s'arrêta et tendit l'oreille : des bruits assourdis, quelques rires même, semblaient provenir de la palestre.
Etait-ce Jimin ? Avec Jungkook ? Ces derniers temps les deux s'entendaient bien, étrangement, beaucoup trop bien. Seokjin craignait que Jimin, s'il se rapprochait trop de Jungkook, en vienne à hésiter à réellement frapper s'ils étaient amenés à s'affronter lors des Jeux. Tandis qu'il savait bien que Jungkook, lui, n'hésiterait jamais. Il avait en lui trop de rage, trop de bestialité à peine contrôlée pour se perdre dans des considérations comme l'amitié. C'était même à se demander si tout cela n'était pas un coup monté, ce rapprochement étonnant. Pas par Jungkook, bien sûr, le gamin était bien trop simple, bien trop inculte pour avoir imaginé une telle chose.
Mais Namjoon...
Seokjin fronça les sourcils et se décida à aller voir ce qui se tramait sur la palestre, pour y mettre le hola si nécessaire. Pourtant Jimin avait dit aller voir Taehyung ce matin-là, c'était étrange. Et, si proche de la compétition, il savait bien qu'on ne s'entraînait plus, qu'on gardait l'énergie intacte.
Deux jours encore, et les premiers combats commenceraient.
Seokjin émergea finalement du corridor mais s'immobilisa immédiatement dans l'ombre des colonnes, surpris.
Sur le sable, nulle trace de Jimin.
Mais Jungkook. Et Namjoon.
Les deux venaient visiblement de s'affronter, leurs corps luisaient de sueur et la poussière y avait laissé de larges traces brunes. Tous deux haletaient, fatigués du combat, mais se souriaient, alors que Namjoon aidait Jungkook à se relever. Ils commencèrent à rejoindre l'ombre, dénouant leurs cestes en discutant. Ils ne l'avaient pas vu.
Seokjin ressentit une pointe aiguë à les voir ainsi rire. Il sentit sa poitrine s'échauffer et se raidit, prêt à bondir, mais une bribe de conversation accrochée au vol le fit plutôt se recroqueviller et se couler derrière une colonne.
— Tu te sens prêt ?
La voix de Namjoon, chaude, enveloppante. Comme toujours lorsqu'il parlait à Jungkook. Ou à Hoseok. Aux autres.
— Complètement ! C'est bon, fini les entraînements ! Il faut que les vrais combats commencent !
Namjoon rit. Un rire fort, sincère, qui fit risquer un œil à Seokjin.
Il était tout proche, strigile en main, la jambe appuyée sur le banc pour faciliter le passage du racloir. Seokjin ne put s'empêcher de suivre le chemin qui s'ouvrait, la trace plus claire laissée sur la peau, de cheville à genou, puis cuisse, puis...
Ses yeux se perdirent.
Cela faisait si longtemps qu'il n'avait pas admiré ce corps.
Deux ans, trois ans ? Depuis l'époque de Mélésias, de leurs entraînements partagés. L'époque des rires, des chamailleries, des encouragements. L'époque des regards, croisés, cherchés. L'époque des mains sur la nuque, des mains perdues le long du dos.
L'époque des cestes mises l'un à l'autre avant les combats, leur rituel. "Porte-bonheur", justifiaient-ils aux autres. Mais les yeux de Namjoon disaient tant.
Le bonheur, leur bonheur. Avant le faux-pas.
Seokjin pinça les lèvres, refoula la boule qui menaçait sa gorge.
C'était sa faute. A lui, à Namjoon.
C'était lui, le sérieux des deux. Lui qui aimait la boxe, lui qui voulait en faire sa vie.
Seokjin, lui...
Seokjin ferma les yeux, s'adossa à la colonne, bien caché de Namjoon, de Jungkook. Tenta de fuir en esprit, de fuir Namjoon, les souvenirs qui remontaient.
Ces souvenirs heureux, qui lui empoisonnaient la vie chaque jour.
Seokjin, lui, s'en foutait royalement de la boxe.
S'en était toujours foutu, dès l'époque de Mélésias. S'en foutait encore aujourd'hui.
— Merci Namjoon.
La voix de Jungkook s'immisça à ses oreilles, le tira de sa fuite. Le ramena aux colonnes, au Soleil d'or, à ce gymnase où Namjoon, puis lui-même, avaient décidé d'exercer.
— Arrête Jungkook, pas d'effusions larmoyantes d'avant combat s'il te plaît !
Namjoon riait, sonnait un peu gêné.
Il aurait été si simple, si agréable de rire avec eux. Avec lui.
Lorsque Seokjin le lui avait annoncé, son père n'avait rien compris à ce qu'il avait pris pour une lubie : son fils, issu d'une des plus grandes familles d'Athènes, entraîneur ? Qui plus est dans un gymnase miteux, que nul ne connaissait ? Passe encore ces entraînements incessants pendant toutes ces années, pour des résultats inexistants, des combats jamais menés, mais en faire son activité ?
Seokjin avait tempêté, tenu bon. Il avait convaincu son père, et fini par se convaincre lui-même : oui, le pugilat le passionnait. Il serait un excellent professeur.
Étonnamment, il était effectivement un bon professeur. Toutes ces années à vaguement écouter Mélésias devaient avoir servi à quelque chose. Ses élèves ne venaient pas uniquement pour la renommée de son nom de famille, pour son bagou et ses largesses. Ils venaient aussi pour sa méthode tour à tour douce et brusque, à l'image de ses humeurs, pour l'écoute attentive qu'ils y trouvaient, pour une pédagogie qui savait s'adapter à chacun.
Et puis certains, comme Jimin, venaient par hasard, mais y trouvaient le salut.
— Je suis sérieux Namjoon, je dois te remercier.
Seokjin sentait l'émotion dans la voix de Jungkook. Il sourit, se remémorant les mots presque identiques que Jimin lui avait adressés quelques jours auparavant.
— C'est grâce à toi qu'après-demain je vais combattre aux Jeux d'Athènes. Aux Jeux d'Athènes, tu te rends compte ! Mon père est tellement fier. Je n'ai jamais compris pourquoi tu faisais tout ça, pourquoi tu me donnais tous ces cours gratuitement, mais vraiment, merci, tu m'as un peu sauvé la vie.
Le sourire s'éteignit sur les lèvres de Seokjin. Il jeta un œil, indifférent maintenant à l'idée d'être découvert.
Jungkook était déjà habillé et prêt à partir, il se tenait face à Namjoon, un sourire lumineux sur le visage.
Seokjin avait beau le mépriser pour ses origines trop communes et son manque de manières, il ne put s'empêcher de se sentir touché par cette candeur qui s'offrait ainsi, toutes barrières levées.
S'il savait...
S'il se souvenait de ce soir-là, chez Dimitrios.
Cette nuit-là, lorsque Seokjin s'y était rendu à son tour, le tenancier s'était empressé de lui conter la scène qui venait d'avoir lieu : Namjoon, Jungkook, les verres enchaînés, à en perdre raison, le contrat signé. Les corps échauffés. Seokjin avait ri, trop fort. S'était empressé d'oublier, tout, par quelqu'un de passage. Après tout, Jungkook l'avait bien cherché. Que venait-il faire ici, chez eux ?
Mais maintenant, devant ces yeux trop sincères, ce sourire trop grand, tout sonnait autre.
Seokjin fut pris d'un brusque accès de rage envers Namjoon.
Il jouait trop, de tout, de tout le monde !
Seokjin sentit ses oreilles bourdonner, les mots désormais inaudibles, les silhouettes de Namjoon et Jungkook presque troubles, simples ombres mouvantes.
Il fit un pas, deux pas, tangua un peu, les ongles dans la chair, les yeux vers ce point, là, cette nuque dorée de Namjoon.
Il devina plus qu'il ne perçut l'expression de surprise de Jungkook, ses yeux qui s'agrandissaient, les sons qui sortaient de sa bouche.
— Seok...
— Seokjin ?
C'était Namjoon, oui, c'était sa voix, son visage maintenant, son corps tourné vers lui, nu toujours, nu et brillant, nu et fascinant.
Combien il avait rêvé de ce corps, maintes et maintes fois, rêvé de ces bras autour de lui, rêvé du souvenir de ces lèvres et de cette peau frottée à la sienne, de ces sons à son oreille, ces caresses, ces baisers perdus, partout, et ces yeux renversés de plaisir, mêlés au sien, au bonheur plein et parfait.
Le bonheur de ce jour-là, unique, mais vécu encore et encore. Des songes-cauchemars qui s'achevaient tous sur cet horrible "c'était une erreur, pardon".
Il haïssait Namjoon.
— Qu'est-ce que tu fous là ? Tu vas bien ? Ça n'a pas l'air d'aller.
Cet air faussement préoccupé.
Comme si la seule chose qui lui importait n'était pas la boxe.
Seokjin rit, amèrement.
— Tu ne lui as pas encore dit ?
Les mots étaient sortis, vipères acides, ils fonçaient droit sur lui, droit sur eux.
Il vit Namjoon blémir, comme cet autre jour, se tourner vers Jungkook.
— On arrête là pour aujourd'hui, rentre chez toi.
Jungkook leva un sourcil mais hocha la tête, prit son panier.
— D'accord. A demain.
— A demain.
Namjoon avait murmuré, les yeux toujours sur lui, seulement sur lui maintenant, entre défi et crainte du mot de trop. Seokjin le fixa un moment, détailla chaque angle de son visage, chaque grain de sa peau. Puis il sourit.
— Alors ?
Jungkook s'éloignait, on entendait son pas dans le silence du corridor.
— Alors quoi ?
Namjoon avait grommelé, lui tournait maintenant ostensiblement le dos en finissant de se passer le racloir.
Il n'avait plus peur.
— Tu comptes lui dire quand ?
— Je vois pas de quoi tu parles.
Seokjin se mit à rire. Il s'approcha de Namjoon, se pencha à son oreille.
— Lui dire que l'entraîneur qu'il idéalise n'est en fait qu'un beau salaud et...
Les mots restèrent coincés dans sa gorge, là où Namjoon venait de le saisir brusquement par la tunique.
— Ne t'avise pas !
Seokjin porta les mains au tissu, tenta de le défaire des mains de Namjoon. Ses mains, ses yeux, tout son corps, penchés vers lui à l'écraser, menaçants.
— Ne t'avise pas de lui dire quoi que ce soit Seokjin. C'est compris ?
— Ou sinon quoi ?
Ce besoin de jouer, encore, de le provoquer, même dans les pires moments.
Comme dans les meilleurs.
— Sinon je...
Seokjin vit soudain les yeux de Namjoon perdre de leur rage, se voiler presque. La prise sur sa tunique se relâcha, prête à le libérer. Seokjin n'ôta pas ses mains.
— Sinon quoi, Namjoon ?
Sa voix sortit douce, bien trop douce pour sa haine, bien trop douce pour eux.
— Sinon je te haïrai trop. Je ne pourrai plus ...
Namjoon s'interrompit, lâcha Seokjin et se retourna, le laissant vide du parfum de son corps, du parfum de sa bouche venue trop proche pour menacer.
Les doigts de Namjoon tremblaient lorsqu'il revêtit sa propre tunique, aveugle aux traces que les restes de sueur et de sable y laissaient. Il attrapa ses sandales, s'agenouilla pour les lacer.
Seokjin éclata de rire.
Ce rire fort, gros, trop gros, qu'il prenait pour blesser ou cacher, qu'il prenait surtout pour Namjoon.
Namjoon releva la tête, le considéra, un peu perdu.
— Parce que tu ne me détestes pas déjà, Namjoon ? Parce que tu ne me hais pas déjà ?
Le rire reprit, plus fort, plus faux.
Namjoon baissa la tête, s'abima dans le laçage de ses sandales.
"C'était une erreur, pardon."
Il haïssait Namjoon.
— Non. Tu le sais bien.
Il se haïssait, surtout.
Namjoon s'était relevé et le regardait, immobile, panier en main.
Pourquoi fallait-il que Namjoon aime autant la boxe ? Pourquoi fallait-il que gagner, devenir un champion, soit si important pour lui, depuis toujours ? Seokjin n'avait toujours voulu que le voir heureux. Et si, pour voir Namjoon heureux, il fallait suivre les instructions de Mélésias à la lettre, il était prêt. "Pas de sexe. Pas de relation. On garde l'énergie." Cette règle assénée chaque jour, qu'il répétait à son tour maintenant, à ses élèves, à Jimin.
Namjoon s'approcha, posa son panier aux pieds de Seokjin.
— Est-ce qu'un jour tu voudras à nouveau combattre avec moi ?
Seokjin se raidit, cligna des yeux. Namjoon venait de poser une main sur sa joue, de lisser une mèche derrière son oreille.
Comme avant.
Il se dégagea.
— Qu'est-ce que tu racontes ?! Tu sais bien que je ne boxe plus.
Et je n'ai jamais aimé la boxe, est-ce que tu le sais?
— Et en plus, pourquoi j'irais boxer avec quelqu'un comme toi ? Un minable qui...
— Tu te souviens de ce que je faisais avant, quand tu parlais trop ?
Pas de rage cette fois, mais cet air taquin dans les yeux de Namjoon.
Tu m'embrassais.
Namjoon rit, alors que Seokjin se sentait rougir. Il récupéra son panier.
— Tu t'en souviens. Alors ne me provoque pas.
Puis, très simplement, il tourna les talons, laissant Seokjin à nouveau seul avec les souvenirs.
"C'était une erreur, pardon."
Ces mots terribles qu'il avait prononcés, le lendemain du bonheur, blessant tant Namjoon qu'il ne lui avait jamais pardonné.
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