Chapitre 21
Athènes était en effervescence.
Jimin abhorait les jours comme aujourd'hui mais il devait avouer que le spectacle autour de lui était fascinant: partout une foule grouillante, des hommes, en groupe ou seuls, fièrement drapés de blanc, qui se pressaient sur le chemin, des vendeurs et vendeuses de fruits, en-cas et autres douceurs, des orateurs affairés à convaincre les derniers hésitants.
C'était jour d'élections et Tae l'avait forcé à venir ici.
Ici, au pied de la Pnyx, la colline sur laquelle se réunissait l'Assemblée des citoyens, celle qui voterait tout à l'heure. Derrière lui s'étendait l'Agora, presque déserte maintenant, et un peu plus loin, la colline de l'Acropole et ses temples.
D'ordinaire, Jimin se terrait chez lui ces jours-là, ces jours où le monde entier lui rappelait que, lui, n'était pas comme les autres, que, lui, ne pouvait pas voter. Il fallait être citoyen athénien, lui n'était qu'un métèque.
L'Assemblée se réunissait en fait plusieurs fois par mois, et tout citoyen était supposé y participer, mais peu le faisaient en réalité. L'intérêt se réveillait les jours comme aujourd'hui, lorsqu'il fallait élire les magistrats et plus particulièrement les Stratèges, les dix hommes chargés de gouverner la Cité.
Les jours comme celui-ci, Athènes était en liesse, tandis que Jimin, lui, cuvait sa peine.
Mais cette fois Jimin se sentait une dette envers Taehyung, une dette qui l'avait finalement fait céder à ses supplications, et il se retrouvait ici, mal à l'aise, mais trop heureux que son ami lui pardonne.
Oh, Taehyung l'avait pourtant vertement sermonné, une fois la première surprise passée, une fois le choc surmonté.
Le trajet de retour du gymnase, ce jour funeste où Jimin s'était totalement laissé ensorceler par Jungkook, n'avait été que cris et larmes, citations et malédictions. Taehyung tonnait, menaçait, appelait auteurs et philosophes en renfort pour rappeler ô combien la chair était faible, combien elle mettait en péril l'entièreté de l'être. L'énergie devait être gardée intacte, pure, pour la perfection de l'esprit, Jimin le savait pourtant !
Et Jimin avait eu beau dire qu'il n'avait certainement pas épuisé de fluide corporel du peu qu'ils avaient fait, Taehyung ne voulait rien entendre : ce qu'avait fait Jimin, volontairement en plus, était une erreur fatale, monumentale, qui ne devait jamais se reproduire sous peine d'amener sa perte irrémédiable.
Jimin avait pris peur, plus de perdre son ami que de se perdre lui, avait acquiescé, fait pénitence. Promis de ne plus recommencer, de se tenir loin des corps, loin du corps de Jungkook. C'était ce qu'il voulait, oui, ce qu'il fallait vouloir.
Son corps pourtant, le soir dans son lit sculpté, lui disait autre chose. Lui rappelait la sensation de la peau de Jungkook sous ses doigts, sous ses lèvres. Ornait ses fantasmes de réalité.
Mais Taehyung avait pardonné, pour cette fois, l'avait pris dans ses bras et lui avait rappelé combien il l'aimait, combien il ne voulait que son bien. Jimin avait souri, trop heureux de s'en tirer à si bon compte, avait remis ses propres doutes à plus tard.
Pour sceller l'amitié non perdue, peut-être aussi faire acte de pénitence, il avait accepté d'accompagner Tae jusqu'à la Pnyx.
Il s'était paré de ses plus beaux atours, avait accroché son courage, et se retrouvait maintenant là, au milieu de la foule qui le bousculait et qui, heureusement, ne semblait pas percevoir ce que sa présence en ce jour de fierté citoyenne avait d'incongru.
Plus loin il apercevait sa mère, accompagnée de Phidias, qui se promenait, fière, seule femme de noblesse en ces lieux. Comment pouvait-elle être si sûre d'elle-même, femme et métèque, oublier les calomnies, marcher comme si le monde lui appartenait ?
Et pourquoi Jimin ne parvenait-il pas à être comme elle ? À se sentir comme elle, fier ?
Tae le prit soudain par le bras, l'entraîna à gravir les marches d'un temple juste à côté.
— Tu veux faire une offrande ? demanda Jimin, un peu moqueur. Demander à ce que ton favori soit élu ?
Lui se souciait peu de savoir qui serait choisi, qui gouvernerait la cité pendant la prochaine année. Taehyung lui avait dit des noms qu'il avait aussitôt oubliés, qu'il s'était fait un point d'honneur à oublier. A quoi bon retenir ce dont on est exclu ?
— Non, répondit Taehyung en riant. C'est juste qu'on voit mieux d'ici !
Il s'assit à même les marches, bientôt imité par Jimin, et commença à scruter la foule qui se pressait devant eux, à la recherche d'on-ne-sait-quoi.
Jimin, lui, laissa simplement errer son regard sur cette masse humaine, se perdant dans le clair des tuniques, dans les visages si différents les uns des autres.
— C'est ton entraîneur, là-bas, non ?
Jimin suivit le geste et vit effectivement Seokjin, qui se dirigeait vers la Pnyx. Il allait laisser son regard se perdre à nouveau dans la foule, n'éprouvant nul besoin de saluer Seokjin dans ces conditions, lorsqu'il crut reconnaître l'homme qui se pressait à ses côtés.
La silhouette un peu plus petite, couverte d'un manteau incongru par cette chaleur, ramassée sur elle-même comme pour se faire oublier. Jimin sentit son coeur se serrer à cette attitude qu'il comprenait si bien.
Il sentit son coeur se serrer à la vue de Yoongi.
Lorsque les deux passèrent devant eux, Taehyung se leva, fit porter sa voix pour saluer Seokjin. Jimin ne put que l'imiter. Il se leva à son tour, sourit à son entraîneur qui répondait gaiement de loin.
Puis ses yeux se posèrent sur Yoongi, sur ce visage tourné vers eux, qui le regardait, incisif. Son cœur se mit à battre plus vite. Jimin porta machinalement la main à ses cheveux qu'il recoiffa, à son diadème, qu'il redressa. Il allait lisser sa tunique quand il prit conscience du ridicule de ses gestes, se décida à saluer Yoongi. Maladroitement, de la main, en articulant un "Bonjour Yoongi" qu'il savait inaudible. Il vit Yoongi saluer en retour, d'un simple signe de tête. Puis ce dernier tourna les talons et recommença à marcher, forçant Seokjin à le suivre. Jimin ne put que les regarder s'en aller et se perdre dans la foule.
Comme c'était étrange de voir Yoongi ici, en dehors du gymnase. Malgré le manteau, Jimin avait eu le temps d'apercevoir la belle tunique brodée, les sandales lacées, si différentes de ce que Yoongi portait d'habitude. Et ses cheveux, disciplinés, qui ornaient son visage au lieu de le cacher.
Malgré la brièveté de l'instant, Jimin avait eu le temps d'admirer la beauté.
— Au fait, ça y est, ma pièce a été acceptée pour le festival.
Jimin se retourna vers Taehyung, qui semblait plongé dans la contemplation de la foule mais guettait sa réaction du coin de l'œil.
— C'est vrai ?! Félicitations !
Il allait le prendre dans ses bras et l'assaillir de questions lorsqu'une ombre se posta devant eux et qu'un "Bonjour !" joyeux les interrompit.
Hoseok se tenait sur les marches, magnifique lui aussi dans une tunique des grands jours, les cheveux ornés d'un diadème que Jimin aurait bien porté. Il souriait de son sourire si réconfortant, de ses yeux qui savaient vous regarder et vous consoler en même temps. Jimin se sentit instantanément mieux, oublia un instant son malaise à se trouver ici en un jour pareil.
— Bonjour Hoseok ! Tu vas voter ?
— Oui.
Il fit un sourire à Jimin puis s'adressa à Taehyung, qui n'avait cessé de le fixer:
— Tu ne viens pas ?
Taehyung sembla se réveiller, baissa vivement la tête et marmonna un "Si, j'y vais".
Jimin réalisa que c'était vrai, que son ami allait devoir monter lui aussi, rejoindre l'Assemblée et les autres citoyens.
— Il faut y aller maintenant Tae ! Après ça sera trop tard.
— Oui, je vais y aller...
Mais il ne faisait pas le moindre mouvement et restait assis à contempler le sol. Jimin ne comprenait pas.
— Je vais t'accompagner jusqu'en haut, Tae. Allez, on y va.
Il se leva, tendit la main à son ami, tandis qu'Hoseok attendait patiemment.
Taehyung poussa un soupir ostensible, mais se décida à se lever en saisissant sa main. Puis il prit les devants et commença à marcher rapidement, sans les attendre.
— Mais qu'est-ce qui lui prend ? Tae, attends-nous !
— Je crois que je le fais fuir, constata Hoseok en riant.
— Il n'y a pas de raison.
— Peut-être que si.
Hoseok souriait malicieusement. Il se pencha vers Jimin et lui chuchota :
— Je lui ai proposé de venir faire du sport...
Jimin éclata de rire, attirant l'attention de Taehyung qui leur lança un regard courroucé avant de presque courir rejoindre le sentier de la Pnyx.
Mais, soudain, Taehyung pila devant eux. Puis il se dépêcha de rejoindre Jimin, toute rancune envolée, et de lui chuchoter :
— Regarde, c'est Périclès !
Jimin aperçut un homme de haute stature, vêtu d'une tunique longue et d'un manteau léger bleu et blanc, drapé sur l'épaule. Le casque militaire porté sous le bras attestait de son statut de stratège. Autour de lui, d'autres hommes, l'air sévère, l'accompagnaient. Ils se dirigeaient vers la colline.
Jimin savait, bien sûr, que Périclès était l'un des dix hommes à la tête de la cité, depuis maintenant plusieurs années, même s'il ne l'avait jamais vu ailleurs que sur les pièces de monnaie. Il se souvenait aussi, maintenant, que c'était pour lui que Taehyung voulait voter. Le regard éperdu d'admiration de son ami, qui ne quittait plus le stratège des yeux, le fit sourire. Hoseok et lui ne purent que s'arrêter et attendre que le groupe passe, que Taehyung ait terminé son adoration.
— Jimin ! Il salue ta mère et Phidias !
Effectivement, Jimin vit Périclès ralentir le pas alors qu'il passait devant Aspasie et son groupe d'amis, brièvement incliner la tête devant eux avant d'échanger quelques mots. Il observa Phidias répondre, sa mère également. Périclès sourit, salua à nouveau puis continua son chemin, rejoignant le sentier qui gravirait la colline.
Jimin ne savait pas bien comment réagir à ce spectacle, ne savait pas bien ce qu'il ressentait en cet instant. Périclès, le grand Périclès, le chef d'Athènes, avait parlé à sa mère. Tout à fait normalement. Comme si elle n'était pas l'unique femme présente ici. Comme si elle n'était pas métèque.
Sa mère faisait passer l'anormalité pour de la normalité, et Jimin, lui...
Jimin ne faisait rien de tout cela.
Jimin, lui, était juste un métèque qui ne pouvait pas voter alors que tous votaient.
Comme il lui en voulait, comme il s'en voulait, de ne pas réussir là où elle réussissait.
Il allait reprendre machinalement sa marche, oubliant Hoseok, oubliant Taehyung, lorsque la voix de ce dernier, pleine d'enthousiasme, se fit entendre :
— J'espère de tout cœur que vous serez réélu !
Taehyung, le cœur aux lèvres, les yeux fiévreux d'admiration, venait d'apostropher Périclès qui passait devant eux.
Périclès s'arrêta, chercha des yeux l'origine du cri, tomba sur Taehyung éperdu, sur Jimin perdu. Il eut un instant d'hésitation et, finalement, sourit :
— Je l'espère aussi, jeunes hommes, pour travailler ensemble à rendre Athènes encore plus grande.
— Oui !
Jimin crut que Taehyung allait s'évanouir de joie. Périclès était déjà reparti, continuait son tour, déjà vainqueur.
— Tu sembles heureux, fit remarquer en souriant Hoseok à Taehyung.
— Je le suis ! Il m'a regardé, il m'a parlé !
Hoseok eut un rire doux, attrapa Jimin d'un bras, Taehyung de l'autre et les fit avancer avec lui.
— Tant mieux, ça me rend heureux. Allez, on monte sinon on va rater le vote.
Taehyung le regarda étrangement, en rougissant un peu, mais sembla ne pas oser se dégager. Il jeta un dernier regard vers Périclès et son groupe, sourire aux lèvres.
Jimin, lui, sentait maintenant son coeur se serrer à chaque pas qui le hissait sur la Pnyx. Allait-il se faire renvoyer ? Allait-on lire sur sa figure son statut de non-citoyen ? Allait-on l'apostropher, le conspuer d'un "Jimin, fils d'Aspasie, que fais-tu là, métèque ?"
Son esprit faisait tours et détours, s'emmêlait dans des probabilités inexistantes mais si douloureuses à imaginer. A ses côtés Hoseok serrait son bras, d'une fermeté rassurante, puis il le passa autour de ses épaules lorsqu'ils furent arrivés au sommet, en vue des magistrats qui surveillaient l'accès à l'Assemblée.
— Qu'est-ce que tu vas faire maintenant ? Tu vas rentrer chez toi ?
— Non, je vais attendre Tae je crois. C'est la première fois qu'il va participer et son père n'a pas pu l'accompagner, il sera content de pouvoir me raconter après.
Taehyung ne disait rien, contemplait la file de ceux qui attendaient pour passer devant les magistrats.
— Tu es sûr de vouloir attendre ?
— Oui, ne vous inquiétez pas pour moi, allez-y. Et occupe-toi de lui là-bas s'il te plaît.
Hoseok hocha la tête, poussa doucement Taehyung devant lui. Ce dernier amorça un geste pour se dégager mais, finalement, se laissa faire. Ils arrivèrent devant les magistrats avec qui ils échangèrent quelques mots puis rejoignirent enfin les bancs de pierre sans plus de difficultés.
Jimin resta seul.
Il hésita à partir, à s'éloigner de ce lieu sacré pour les Athéniens, que lui n'osait pas même détailler. Un honneur à jamais inaccessible.
Il serra les poings.
Inaccessible, sauf s'il gagnait les Jeux d'Athènes, devenait un boxeur célèbre dans le monde hellénique et faisait la fierté de la cité.
Comme tout cela semblait loin maintenant, difficile à atteindre.
Il allait se mettre de côté, éviter de gêner l'arrivée des derniers retardataires pour le vote, lorsqu'il croisa une silhouette, familière mais si incongrue en ces lieux qu'il en resta ébahi.
Jungkook.
Jungkook, soutenant un homme plus âgé qui s'appuyait sur une béquille et boitait lourdement. Son père, à n'en pas douter, la ressemblance était frappante. Jimin s'aperçut qu'il n'avait jamais pensé à la famille de Jungkook, tout au plus avait-il, douloureusement, compris que sa mère travaillait dans la fabrique de la sienne. Mais voir ainsi son père...
Jimin souffrit de voir cet homme, épuisé, qui tentait malgré tout d'avancer, porté bien plus que soutenu par Jungkook.
Il resta immobile, figé, alors que les deux passaient juste à côté de lui. Soudain Jungkook releva la tête, ses yeux rencontrèrent les siens. La gêne, puis la colère, remplacèrent l'épuisement que Jimin avait d'abord lu sur son visage. Jungkook eut un sourire mauvais, ouvrit la bouche comme pour dire quelque chose, puis finalement resta muet, les yeux seuls disant sa rage de la situation. Ils le dépassèrent, ne furent bientôt plus que de dos.
Jimin les regarda s'éloigner et se présenter devant les magistrats. Ces derniers les jaugèrent puis se retournèrent, sans plus se préoccuper d'eux. Le vote n'avait été accordé aux plus pauvres que récemment, nombreux étaient ceux des classes les plus riches qui n'approuvaient pas la décision. Personne ne leur cèderait la place sur les bancs qui devaient déjà être pleins, personne ne leur montrerait la moindre sympathie, Jimin le savait.
Jimin se rappela à lui-même qu'il n'aimait pas Jungkook. Qu'il détestait ce que son corps disait au sien, ce qu'il l'amenait à faire, à désirer si fort.
Il se répéta qu'il détestait Jungkook qui, lui, votait, tout rustre qu'il était, ignorant certainement des enjeux politiques de la cité.
Car la réalité était là, devant lui, cruellement claire : Jungkook votait et Jimin non.
L'injustice de la cité.
L'injustice des Dieux, aussi, lorsque Jungkook avait un père et Jimin non.
Mais ce père était un père infirme. Un père qui souffrait, un père qui emportait Jungkook dans cette souffrance, dans cette infamie de l'infirmité.
Jimin se souvint soudain que Jungkook habitait dans les faubourgs ouest. Étaient-ils venus à pied jusqu'ici ? La demi-heure de trajet devait au moins tripler pour eux, nul doute que le retour, après les heures passées debout à l'Assemblée, allait être inhumain. Jungkook pourrait-il porter son père ? Se reposeraient-ils ici avant de repartir ?
Devant, là-bas, Jungkook se retourna brièvement, posa un instant ses yeux sur Jimin avant de se détourner.
Jimin fronça les sourcils, à nouveau énervé. À nouveau échauffé d'un simple regard.
Pourquoi se préoccupait-il autant d'eux ? C'était ridicule. Jungkook lui-même se fichait bien de la souffrance de Jimin, de sa souffrance de non-citoyen. Il en jouait même, le petit sourire un peu triomphant que Jimin avait cru deviner à l'instant le montrait.
Jimin hésita, pensa à fuir ce lieu, ces gens, malgré sa promesse d'attendre Taehyung. Ce serait tellement plus simple. Il pourrait rentrer chez lui, demander à ce qu'on lui prépare un bain, puis prendre une collation avant de, peut-être, faire une sieste. Ou il pourrait aller au gymnase, il y serait seul et tranquille.
Il s'engagea sur le sentier qui redescendait, s'éloigna de l'Assemblée.
Pourtant...
Pourtant, se préoccuper de cet homme, de ce père, n'était-ce pas simplement faire preuve d'humanité ?
Arrivé en bas de la colline, Jimin hésita, regarda autour de lui, puis se dirigea vers l'ombre des arbres où sa mère, seule à présent, discutait avec une vendeuse de fruits. Toutes deux riaient.
Il s'amusa un peu de son air étonné à le voir la rejoindre ainsi publiquement et sortit d'une traite, avant de pouvoir reprendre raison et de changer d'avis :
— Mère, l'époux d'une de nos employées assiste à l'Assemblée, accompagné de son fils. Il est lourdement invalide et peut à peine marcher, je pense qu'il ne tiendra pas le vote puis le retour chez eux.
Sa mère le contempla un instant, certainement surprise qu'il en sache autant sur les employés de la fabrique, puis eut un sourire :
— Que veux-tu faire ?
— Le faire raccompagner chez lui après l'Assemblée.
C'était ridicule, il le sentait rien qu'en prononçant les mots.
— C'est une intention louable, Jimin. Avise mes porteurs de se tenir prêts, tu les guideras jusqu'à cet homme.
Jimin perçut l'erreur, la situation dans laquelle il s'était lui-même enfermé. Il allait devoir attendre la fin de la séance de vote, devoir retrouver Jungkook et son père, et ensuite...
Il imaginait déjà le regard de Jungkook lorsqu'il leur expliquerait les choses, qu'il proposerait au père de monter dans le luxueux palanquin que sa mère utilisait pour se déplacer. Qui, de lui-même ou de Jungkook, se sentirait le plus mal ? Cette idée le fit sourire, alors qu'il rejoignait les domestiques et leur expliquait la situation. Puis il s'assit un peu à l'écart, à l'ombre, et attendit.
Les minutes, les heures passèrent alors que Jimin s'était pris à somnoler, le silence de la rue seulement entrecoupés de rares clameurs venues d'en haut, marques qu'un vote était achevé, que certains avaient gagné, d'autres perdu.
Régulièrement un homme descendait en courant, annonçait d'une voix forte le nom d'un stratège qui venait de se faire élire ou réélire. Jimin sourit en entendant le nom de Périclès, Taehyung serait content. Il se demanda vaguement si cela se passait bien pour lui, là-haut, si Hoseok était resté à ses côtés. Il se demanda aussi si le père ne souffrait pas trop, s'il était toujours debout ou si quelqu'un avait eu pitié de lui. Il ne voulut pas se demander ce que faisait Jungkook.
La torpeur avait tiédi son esprit autant que son corps, Jimin n'était plus si amer d'être ancré là, par sa propre faute, au lieu de se rafraîchir à la villa ou d'oublier le vote par les coups. Il faisait bon, finalement, l'ombre des arbres l'enrobait de fraîcheur.
Jimin se remémora le sourire presque fier de sa mère lorsqu'il lui avait parlé tout à l'heure, elle s'était réjouie qu'il s'intéresse aux employés de la fabrique. Et c'était vrai, en un sens. Il se demanda, par désoeuvrement, si la mère de Jungkook gagnait assez, à la fabrique, pour faire vivre la famille. Si Jungkook, lui aussi, gagnait assez. C'était étrange, de penser ça, cela le mit mal à l'aise, il le chassa de son esprit.
Et ce furent finalement les premières descentes de la Pnyx, les citoyens satisfaits, repus de leur propre importance : ils avaient choisi qui les gouvernerait. La belle affaire, pensa Jimin, pour oublier qu'il aurait aimé, lui aussi, éprouver ce sentiment du devoir accompli.
Il se redressa, tenta de se faire attentif aux visages, aux silhouettes. Le ruissellement du blanc des tuniques, les battements des pas, la poussière de la masse qui se déplaçait, tout le submergea soudain. Jimin se sentit intimidé d'un coup, minuscule devant Athènes. Qui était-il face à eux ?
Qui était-il face à Jungkook, invisible encore ?
Qui était-il face à Yoongi, face à Seokjin, Hoseok, Namjoon ou même Taehyung ?
Il eut le geste de se recroqueviller sur lui-même, de disparaître dans l'ombre des oliviers.
— Maître, n'est-ce pas cet homme ?
Le domestique montrait un invalide, à peine visible derrière le dos de l'homme qui le portrait, qui descendait péniblement le sentier, attentif à ne pas trébucher.
Au milieu des riches citoyens indifférents, Jungkook portait son père.
Et Jimin, tout à coup, eut la vision d'Enée, fuyant Troie et portant son père Anchise sur son dos.
Là, dans toute la solitude de son indignité, Jungkook devint héros un instant.
Jimin se leva, se précipita, suivit des domestiques.
— Jungkook !
Le cri avait jailli, incontrôlable.
Jungkook s'arrêta, leva vers lui des yeux épuisés. Avait-il porté son père toutes ces heures ?
Jimin le vit vaciller, soudain, presque perdre l'équilibre. Il tendit le bras, attrapa le poignet, l'assura.
— Qu'est-ce que tu fais, grogna Jungkook en tentant de se dégager.
Jimin sentait le regard du père sur lui, sentait qu'on détaillait ses habits, son visage, ses bijoux. Il n'osa pas le regarder en retour.
— Ma mère... commença-t-il vaguement, cherchant les mots, l'idée. Ma mère a vu que vous étiez là. Elle propose que ses porteurs raccompagnent ton père chez vous.
Il y eut un silence, pendant lequel Jimin ne lâcha pas le poignet de Jungkook. Il vit les yeux de Jungkook sonder les siens, incrédules d'abord, puis tentant de masquer le soulagement.
— Ta mère, tu dis, répondit Jungkook, se dégageant de Jimin pour raffermir la prise sur le corps de son père.
— Oui.
Jungkook réprima un sourire.
— J'ignorais qu'elle nous connaissait.
Puis, avant que Jimin n'ait eu le temps de trouver une réponse :
— C'est d'accord. Si tu es d'accord, Papa, bien sûr, enchaîna-t-il en tournant la tête vers son père.
Jimin suivit le geste, regarda pour la première fois le visage du père de Jungkook. Il fut surpris d'y lire une joie profonde, une reconnaissance qui le bouleversa. Était-ce si simple ?
— Oui, merci infiniment.
Jimin sourit, hocha la tête.
Les domestiques revenaient déjà, aidaient Jungkook à installer son père sur l'espèce de divan couvert, richement décoré, qu'ils hissèrent ensuite avec peine sur leurs épaules. Il fallait partir, Jungkook allait les accompagner et les guider.
Le père remercia encore, s'inclinant devant Jimin, avant de se laisser aller sur les coussins, vaincu par la fatigue.
Jungkook se retourna une dernière fois, dévisagea Jimin avant de lâcher un "merci". Puis il ajouta, les yeux pétillants :
— Faudrait pas que tu deviennes gentil.
— Ça n'arrivera pas. Pas avec toi.
Jungkook rit, se retourna.
Le convoi s'ébranla et Jimin resta là, sourire aux lèvres, étrangement apaisé.
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