Chapitre 10
Il n'était pas là, pour une fois.
Cet homme roux, que Taehyung voyait chaque fois qu'il venait attendre Jimin à la sortie du gymnase, il n'était pas là.
Taehyung en était un peu dérouté.
Jimin lui avait dit que c'était le propriétaire des lieux, pas étonnant donc à ce qu'il le retrouve chaque fois, d'habitude, assis sur les marches ou en grande discussion avec un athlète. Avec toujours ce grand sourire aux lèvres. Pendant que Tae, lui, restait dans la rue à attendre celui qui était toujours en retard, à compter les minutes impatiemment.
Nulles paroles entre eux, jamais. Juste un sourire de plus et un signe de tête, que Taehyung ignorait superbement. Le seul athlète qu'il tolérait c'était Jimin.
Mais aujourd'hui, Taehyung devait bien avouer que cette absence lui pesait: Jimin ignorait sa venue, comment allait-il pouvoir le prévenir? A moins d'attendre qu'il sorte? Mais à quelle heure finissait-il ses nouveaux entraînements avec ce Yoongi?
Et Taehyung était pressé: il avait rendez-vous avec un acteur intéressé par sa pièce, ils devaient en faire une première lecture ensemble. Ce n'était pas prévu qu'il passe d'abord au gymnase mais l'information glanée ce matin était trop importante pour qu'il la garde pour lui jusqu'au lendemain.
Taehyung en tremblait d'excitation.
Bien sûr, il passerait sous silence les quolibets qu'il avait entendus sur elle, sur la mère de Jimin, lorsqu'elle avait traversé l'Agora devant lui et devant ceux avec qui il discutait un peu plus tôt. Heureusement, elle ne semblait pas avoir entendu les "Qu'est-ce qu'elle fait là encore, cette putain!", "Elle est bien conservée pour son âge, je lui ferais bien comprendre où est sa place" et autres "plaisanteries", de ceux qui n'appréciaient pas qu'une femme, étrangère de surcoît, ait gagné sa place parmi les intellectuels de la Cité.
Il passerait sous silence son propre silence, son absence de réponse à ceux qui insultaient la mère de son meilleur ami. Une femme qu'il admirait secrètement, qui avait toujours un mot gentil pour lui quand elle le rencontrait. Bien sûr, c'était pour les besoins de l'enquête, ce silence. Jimin lui avait demandé de trouver des informations sur sa mère, de trouver qui était son père, alors Taehyung se devait de tout faire pour réussir, n'est-ce pas?
La couardise se disait calculée.
Mais pourtant, elle avait porté ses fruits, cette couardise. L'information, il l'avait obtenue, à force de silences, à force de présence, d'écoute attentive.
— On sait comment celui qui l'héberge est payé!
Taehyung avait interrompu les rires, osé demander:
— Elle est hébergée? Mais sa villa est magnifique!
— Oui, tu ne savais pas? Les métèques ne peuvent pas être propriétaires de leur logement, ici à Athènes. Ils doivent louer et le propriétaire se porte garant d'eux devant la Cité. Dans le cas d'Aspasie, ça ne doit pas être n'importe qui, vu la taille de la villa, et surtout parce que, bizarrement, personne ne sait qui est ce fameux garant. Ça doit être quelqu'un de très haut placé, qui doit bien en profiter!
Taehyung avait eu un rire forcé, puis avait pris congé et foncé au gymnase, fier de sa trouvaille.
Il y avait donc quelqu'un de puissant à Athènes qui avait prêté cette villa à Aspasie et à son fils pendant toutes ces années! Jimin n'avait jamais déménagé depuis sa naissance, Taehyung le savait, et il savait aussi qu'Aspasie était riche, très riche, notamment grâce à la fabrique de céramique qu'elle possédait. La famille de Jimin était influente à Millet et Aspasie avait certainement de quoi louer le logement, quoi qu'en disent ces faiseurs de ragots. Mais tout de même, plus de 19 ans à se porter garant d'une femme étrangère. Et sans le rendre public...
Il fallait vraiment qu'il le dise à Jimin, le plus vite possible.
Alors, dans une impulsion un peu effrayante, Taehyung monta les marches du gymnase.
*****
Hoseok s'étira, puis bu une nouvelle coupe du breuvage qui ne le quittait jamais. Une décoction d'aubépine, qu'il détestait mais qui lui était pourtant nécessaire.
Il se massa la nuque. Cela faisait trop longtemps qu'il était absorbé dans les comptes du gymnase, il lui fallait délier son corps. Il en profiterait en même temps pour faire son tour habituel et vérifier que tout était en ordre dans chaque salle, que rien ne troublait les athlètes.
Il se leva, quitta la petite pièce où il travaillait et se dirigea d'abord vers les bains. Les eaux étaient toujours bien chaudes et bien froides, il y avait encore suffisamment de linges propres à disposition. Parfait.
Au tour des vestiaires, de la salle des huiles, des lieux réservés à la lutte, au pancrace, à la boxe. Tout était désert à cette heure-ci. Les élèves de Seokjin avaient terminé, ceux de Namjoon n'étaient pas encore arrivés. Les autres sports étaient également en pause, les heures de midi étaient bien trop chaudes pour s'entraîner.
Un seul être était assez fou ou assez têtu pour braver Hélios, mais il préférait la palestre.
Malgré l'heure creuse, Hoseok tenait à sa méticuleuse inspection, avant tout pour s'assurer que nul visiteur inopportun ne s'était présenté. Car des candidats voyeurs ou des vendeurs de toutes sortes, il y en avait, bien trop. Même si ailleurs, dans les autres gymnases, c'était commun, ce marché de bibelots, de nourritures, de faveurs, de sexe même, Hoseok tenait à ce que rien de tout cela n'ait lieu ici.
Il se savait différent, s'espérait précurseur sur ce point. Le sport devait rester pur, les athlètes devaient pouvoir venir et se sentir en sécurité, ne penser qu'à leurs gestes et à l'épanouissement de leur propre corps. Le bien-être, l'amour du sport avant la compétition, même.
Il avait de la chance que son père ait accepté cette étrange orientation, si novatrice, lorsqu'il lui avait confié le gymnase, s'estimant trop vieux pour en assurer correctement la gestion.
Hoseok avait pris à cœur le projet, un peu surpris de ce don, de cette reconnaissance implicite de sa passion. Même s'il n'avait jamais eu le niveau pour gagner des concours, même si, d'ailleurs, sa santé ne le lui aurait jamais permis, Hoseok vivait pour le sport. Tous les sports, avec une préférence pour la lutte et la course, sa vie entière n'avait toujours tourné qu'autour de ça.
Aîné des fils, il pensait pourtant devoir renoncer à cette passion pour reprendre les rênes des exploitations agricoles familiales, mais ce présent inespéré de son père avait tout changé. Son père l'avait compris, avait préféré le voir heureux, et avait bravé la tradition pour confier la gestion des exploitations à son deuxième fils, enchanté de cette occasion inespérée.
Déjà trois ans, et Hoseok avait entièrement remodelé le gymnase. Il l'avait complètement rénové et modernisé, et il en avait changé les règles.
Ici c'était le sport qui régnait en maître, pas l'argent.
Hoseok ressortit de la dernière salle, satisfait. Tout était parfait, le Soleil d'Or était prêt pour les entraînements de l'après-midi. Ne restait que la palestre à vérifier, le gymnase n'était pas si grand. Il pourrait ensuite retourner à ses comptes ou aller faire un tour sur les marches du vestibule, voir si jamais il était là...
Hoseok souriait en se dirigeant vers la zone découverte, d'où provenaient des claquements réguliers. Jimin, certainement, acharné comme il était.
Il n'était pas toujours facile d'inculquer ce pur amour du sport aux athlètes qui fréquentaient le Soleil d'Or, même aux entraîneurs. Seokjin et Namjoon en étaient plutôt le contre-exemple, ramenant tout à leur rivalité en compétition. Mais Hoseok persistait, transmettait, avec passion.
Sa dernière victoire avait été Jungkook.
Permettre au garçon de venir, de rester, le protéger de trop grandes moqueries dues à sa condition, de trop grandes rebuffades en instaurant directement une obligation de respect pour les athlètes comme pour les entraîneurs... Il l'avait pris sous son aile sur un coup de tête, comme souvent avec Hoseok, sur une intuition.
Et il avait eu raison, il le voyait maintenant pendant les entraînements, et Namjoon le lui avait confirmé: Jungkook avait du talent et, surtout, il s'épanouissait en boxant. Les sourcils étaient déjà moins froncés, les poings moins serrés à la moindre contrariété. Il souriait même parfois.
Sauf face à Jimin, mais c'était une autre histoire. Cet affrontement là, lorsqu'il aurait lieu, serait spectaculaire, à n'en pas douter.
Hoseok mit sa main en visière pour se protéger de l'aveuglement du soleil. La silhouette de Jimin se découpait sur le sable de la palestre, fine et nerveuse.
Hoseok avait vu celui-ci éclore petit à petit, s'épanouir dans ce sport jour après jour, mois après mois. Pour devenir le magnifique boxeur qu'il était aujourd'hui.
Il avait bien fait, là encore, de se fier à son instinct, de faire confiance au feu dans les yeux de Jimin plutôt qu'à des critères classiques. Chaque sport se devait d'être pour chacun, tant qu'existait ce feu, cet amour des gestes.
Le feu, chez Jimin, s'était de plus révélé incroyablement fertile. Au point qu'Hoseok pensait lui aussi qu'une victoire aux Jeux d'Athènes n'était pas si improbable.
A moins que Jungkook lui-même...
Hoseok avait beau croire avant tout en la beauté du sport, il devait avouer que voir de tels athlètes éclore dans son gymnase était gratifiant. Si seulement ils coopéraient au lieu de se détester. Si seulement leurs entraîneurs coopéraient...
Mais peut-être qu'avec l'arrivée de Yoongi...
Hoseok fit rapidement le tour de la palestre en évitant de déranger Jimin, puis rejoignit le couloir qui menait au vestibule.
Parce qu'il y avait Yoongi, maintenant. Cette présence immobile derrière Jimin, qui changeait l'atmosphère.
Qui changeait Jimin, détail après détail.
A force d'être présent, Hoseok en était presque devenu invisible ici, dans son propre gymnase, et savait attraper ce que d'autres négligeaient.
Ces détails dans les yeux et l'immense sourire de Jimin lorsque Yoongi arrivait, alors qu'il avait passé la matinée à chantonner, à irradier de rires et de beauté. Là où Hoseok ne l'avait toujours connu que trop concentré. Mais ce voile, aussi, qui les recouvrait à la première rebuffade de Yoongi, à la première froideur. Le coeur d'Hoseok se serrait, il avait toujours été bien trop investi pour ses athlètes.
Pourtant, voir ainsi ce Jimin méconnu, bicéphale, le ravissait. L'humain se montrait enfin sous l'athlète.
Hoseok sursauta en apercevant soudain une silhouette au bout du couloir.
Lui.
Presque incongru en ce lieu.
Hoseok s'était figé, miroir du jeune homme hésitant face à lui.
Il sourit, de son sourire le plus chaleureux. Ne pas l'effrayer, surtout, alors qu'il venait enfin de se décider.
— Bonjour, tu vas bien?
Pas de réponse, juste un léger signe de tête. Le regard qui fuyait mais la posture droite.
Hoseok sourit plus largement, tentant de ne pas montrer l'amusement qui le gagnait. Il s'était renseigné, avait demandé à Jimin pourquoi cet ami n'entrait jamais, pourquoi il semblait préférer la lourdeur étouffante de la rue à la fraîcheur de l'intérieur. La réponse l'avait décontenancé, avait piqué sa curiosité.
Il se décala, s'adossa au mur du couloir étroit pour laisser le passage.
— Tu cherches Jimin? Il est là-bas, il s'entraîne sur la palestre.
Le jeune homme avait suivi des yeux son geste de la main, hésita une seconde puis se décida à reprendre sa marche, les yeux obstinément fixés sur le fond du couloir et sur la lumière du soleil qu'on apercevait.
Les traits de son visage se faisaient plus distincts alors qu'il s'approchait et Hoseok pouvait enfin contempler ce qu'il n'avait toujours pu que deviner de loin. La finesse des traits qui appelait l'effleurement, le nez droit, les lèvres closes et têtues, les yeux bruns aux longs cils... Hoseok avait rarement vu beauté si attirante et si fragile à la fois.
— Tu t'appelles Taehyung, n'est-ce pas?
Il vit le pas se suspendre et le corps se figer, les yeux se poser sur lui avec méfiance.
— Tu veux boxer aussi?
Hoseok voulait simplement le titiller mais la réaction outrée de Taehyung dépassa toutes ses espérances, alors que le visage du jeune homme se tordait de dégoût et que la réponse jaillissait, immédiate et implacable:
— Jamais!
La voix chaude l'étonna, délicieuse.
Hoseok rit, d'amusement et de surprise.
— Tu es bien péremptoire.
— Je sais ce que je ne veux pas.
— Alors de la lutte? Du pancrace peut-être? Ou courir?
Il savourait le scandale que ses mots provoquaient l'un après l'autre, Taehyung suffoquait presque sous l'énumération. Il insista:
— Oui, je te verrais bien courir.
Puis, plus sérieusement:
— Tu sais, ça ferait du bien à ton corps de le faire travailler un peu, il pourrait s'épanouir.
— Je n'ai pas besoin que mon corps s'épanouisse! Je préfère que mon esprit le fasse.
Hoseok rit à nouveau.
— Je suis sûr que ton esprit s'est déjà développé de la plus belle des manières. Mais il le sera d'autant plus si ton corps l'est aussi, au moins un peu. Tu ne t'es jamais réveillé avec des douleurs sans savoir pourquoi? Tu n'as jamais été dérangé dans tes réflexions par la faim, la soif ou la chaleur? Il faut écouter ton corps et le satisfaire, c'est nécessaire, sinon l'esprit n'est pas en paix et ne peut pas se concentrer sur des tâches plus nobles.
Taehyung le regardait à présent, l'avait même écouté.
— Bien sûr que j'écoute mon corps! Je mange quand j'ai faim, je dors quand j'ai sommeil. Mais ça n'a rien à voir avec le sport.
— Tu en es sûr? Tu n'as jamais de douleurs?
— Non.
— Taehyung, je parle aussi des douleurs de l'âme, expliqua Hoseok avec douceur. Tu ne penses pas que l'esprit aussi puisse souffrir?
Taehyung le contempla un instant et Hoseok fut heureux de ce regard franc.
— Si. Mais je ne pense pas que le sport puisse faire quoi que ce soit pour ça.
La voix restait butée.
— Tu te trompes, répondit simplement Hoseok.
Le jeune homme haussa les épaules et allait reprendre sa marche vers la palestre lorsque Hoseok ajouta:
— N'est-ce pas Thalès de Milet qui a dit que pour être heureux il faut avoir une fortune suffisante, un esprit cultivé et un corps sain? Il te manque visiblement le dernier des trois. Et je ne peux pas croire qu'un esprit tel que le tien suive aveuglément des paroles entendues ça et là, sans vivre l'expérience avant de la juger. Alors, si un jour tu décides de réellement agir comme les sages que tu admires, viens me voir.
Il avait vu le sourcil de Taehyung se lever à la mention du philosophe, puis de la nécessaire expérimentation, et se félicita d'avoir choisi cette approche.
— On choisira un sport noble, Taehyung, un sport qui puisse te convenir. N'hésite pas, même quand Jimin n'est pas là. Tu demandes simplement à me voir, je m'appelle Hoseok.
— Je sais, marmonna Taehyung, avant de repartir vers le fond du couloir sans rien ajouter de plus.
Il n'avait pas rejeté son offre, et cela suffit à Hoseok.
On n'insistait pas face à une aussi belle créature, on l'apprivoisait, avec toute la patience du monde.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top