Matthew
Ma main part à l'aventure sur le côté gauche du lit, tâtonnant les draps à la recherche d'une éventuelle trace de présence humaine. Féminine, pour être plus précis. A peine réveillé, c'est toutefois les yeux fermés que mes doigts explorent le matelas, et que je découvre ce qui semble être une épaule. Menue et douce : bon, il semblerait que ma conquête d'hier soir soit encore dans les parages.
Honnêtement, j'aurais préféré qu'elle ait décampé avant mon réveil, mais c'est rarement le cas : généralement, toutes celles qui réussissent à atterrir dans mon lit ont tendance à croire que s'y éterniser va leur en ouvrir les portes pour les nuits suivantes. Voire pour les plus folles celles de mon cœur. Conneries, vaines illusions : je ne couche jamais deux fois avec la même fille. Un petit tour et next !
Oui, je sais, c'est lamentable comme attitude... Cliché même, pour un rockeur, le coup du mec qui se fait tout ce qui bouge et qui couche à tout va ! Mais je suis sans doute un lieu commun à moi tout seul... Alors autant ne pas décevoir mes fans, n'est-ce pas et sauter ( ah ah ! ) à pieds joints dans ce qu'on attend de moi : faire la star ! Draguer, baiser, et jeter.
La miss s'ébroue et j'en profite pour lui rappeler les règles que je ne manque jamais de leur donner, pourtant, avant même de me déshabiller.
— Bouge ! Je t'avais dit que tu devais être partie avant le matin.
Contre toute attente, c'est un grognement masculin qui me répond, et ma respiration se coupe une demi-seconde, le temps que je remette mes idées en place. Mes doigts se remettent en mouvement, jusqu'à tomber sur un bras musclé avec bien trop de poils pour appartenir à la jolie brune que je me souviens avoir ramenée cette nuit.
N'importe qui paniquerait en pareilles circonstances, mais pas moi. Parce que cette situation, loin d'être inhabituelle, est même plutôt presque courante. Je pousse un soupir agacé, dégageant ma main du corps bien trop viril allongé un peu plus loin, et la passe sur mon visage en me tournant sur le dos.
— Bordel, Oliver, barre-toi de mon lit, merde !
Un coup d'œil, et je l'entends jurer dans sa barbe blonde.
— Ta gueule, Matthew, maugrée-t-il. Casse-toi toi-même, c'est toi qui es dans mon lit.
La couleur sombre des murs, la déco industrielle, les meubles en sapin clair que mon regard encore hagard rencontre ne font que plussoir à ses propos. Merde, ce n'est pas ma chambre, effectivement, c'est celle de mon frangin !
Mon jumeau, pour être plus précis, s'étire à son tour pour s'assoir sur le bord gauche, tandis que je me cale contre la tête de lit. Il n'a pas l'air plus frais que moi, à vrai dire : ses cheveux trop longs en pétard, ses yeux à moitié plissés, ses cernes noirs et sa mine défaite me donnent une assez bonne idée de ce à quoi je dois même ressembler ce matin. L'avantage avec Oliver, c'est que je n'ai pas réellement besoin d'un miroir. Nous avons tout en commun : notre taille haute, qui frôle le mètre quatre-vingt-dix, nos cheveux blonds qui retombent en mèches souples en mode surfeur californien, malgré nos origines cent pour cent anglaises, nos corps minces mais fermes entretenus quotidiennement par des activités physiques et de la muscu. Et pas mal de sport en chambre, accessoirement.
Je tourne la tête vers la fille, qui, elle, n'a pas l'air de vouloir bouger. Je bugge un instant sur sa chevelure blonde étalée comme une botte de paille qui aurait été déballée à la hâte dans un champ. Je fronce le nez, balayant son corps nu et mince des yeux, avant de me pencher par-dessus elle et découvrir, presque soulagé, la brune que j'avais ramenée initialement allongée par terre, en train de dormir repliée en chien de fusil sur la descente de lit. Quelque part, ça me rassure sur mes souvenirs.
— C'est la tienne, celle-là ?
Ma question fait grogner Oliver, qui semble fournir un effort surhumain pour tourner la tête dans la direction de la blonde nue qui ronfle à moitié malgré notre conversation. Il hausse les épaules pour toute réponse, avant de se lever en faisant craquer ses épaules, dans toute la splendeur de sa nudité.
— La tienne, la mienne, qu'est-ce qu'on s'en fout ! me répond-il néanmoins. On a dû s'emmêler les pinceaux à un moment, et échanger les meufs.
C'est pas faux. Le compte de préservatifs est bon, là, aux pieds du lit. Le reste, il a raison, on s'en balance un peu.
Alors qu'il disparait dans l'embrasure de la porte, je secoue la fille toujours endormie, qui finit par ouvrir les yeux en tentant de se dégager de ma prise.
— Oh ça va ! grince-t-elle en grimaçant. C'est bon, j'm'en vais.
— Oublie pas ta copine, rajouté-je en la lui désignant du menton.
Le regard noir qu'elle me balance ne m'émeut pas une seule seconde, et je ricane comme le connard que je sais être en les regardant s'extraire du lit et ramasser leurs affaires. Rasséréné sur leur intention d'obéir et de déguerpir au plus vite, j'imite mon frangin et rejoins la cuisine sans plus m'en occuper.
Il est neuf heures passées, si j'en juge par l'horloge du four, ce qui n'a pas l'air d'alarmer Oliver, qui fouille dans le frigo à la recherche de lait pour ses céréales. Son rituel immuable depuis ses six ans, il ne s'en dépare jamais, peu importent les circonstances : chez nous, en tournée ou même à la bourre, comme ce matin, rien ne l'empêchera de commencer sa journée par son bol de pétales de blé. Assis sur un des tabourets de la cuisine, il s'affaire d'ailleurs déjà à planter sa cuillère dans le lait et à faire craquer ses céréales entre ses dents, le regard dans le vide, mais le cul à l'air.
— T'es au courant que James nous attend depuis presque une heure, là ?
Encore une fois, ses épaules montent et descendent, et j'esquisse un sourire en imaginant notre manager énervé en train de brailler à tous vents sur notre inconstance et notre manque de sérieux. Mais justement, a-t-on déjà vu une rock star ponctuelle ? Ce serait presque un affront aux idées reçues sur l'espèce.
J'avance jusqu'à la machine à café, et lance un expresso, tout en fouillant dans le tiroir pour dénicher une petite cuillère. Denrée qui se fait de plus en plus rare dans cet appart, soyons honnête. Jurant dans ma barbe, je me vois obligé d'en chercher une dans l'évier qui déborde de vaisselle sale, puis de la laver brièvement sous le robinet, avant de me poser à côté de mon frère, le coude sur l'ilot central.
— Ils peuvent pas faire la réunion sans nous, me répond Oliver entre deux bouchées. Et pis c'est pas comme s'ils avaient pas l'habitude, hein.
Je glousse, de façon tout sauf virile, manquant d'avaler de travers mon café bien trop chaud.
— Charlie va hurler, lui fais-je remarquer.
Oliver balaie l'air de la main dans un air de dépit, faisant voler des morceaux détrempés de flocons d'avoine qui retombent sur le carrelage. Au point où il en est...
— Faut qu'on fasse venir une femme de ménage, cet appart est dégueulasse.
Oliver se contente de hocher la tête, la bouche pleine.
— J'appellerai l'agence de services à domicile tout à l'heure, approuve-t-il.
Ce qui ne l'empêche pas de foutre des gouttes de lait partout sur le plan de travail.
— Et pour ce qui est de Charlie, rien à foutre. C'est pas parce que sa gosse le réveille aux aurores qu'on doit tous adopter son rythme de père de famille respectable. Rien à branler s'il a décidé de jouer au vieux con avant l'heure. Je lui laisse sa merde. Je vais pas me lever à six heures pour ses beaux yeux.
Je ricane, plutôt d'accord avec lui. Charlie, le chanteur du groupe auquel nous appartenons, est maqué depuis cinq ans, et papa depuis deux. Les grasses matinées, il ne sait plus ce que c'est, ce con, mais tant pis pour lui. Quand il a épousé Lucille et qu'il lui a fait une gamine, il savait bien que la belle vie, c'était fini pour lui. Si ça lui convient, tant mieux pour sa pomme, mais ni Oliver ni moi ne sommes prêts à abandonner notre existence de débauche, libre et sans entraves, pour nous enfermer dans une relation exclusive comme il l'a fait. Le pire, c'est que Chris, le batteur des Rebel Sinners, a fait pareil ! Il a deux gamins, lui. Heureusement que les jumeaux Hasher sont là pour relever le niveau et perpétuer le mythe de la star débauchée !
— Tu m'étonnes, lâché-je, en souriant en coin.
Oliver relève la tête un moment, pour suivre l'évolution des deux filles dans le salon, qui ont quitté enfin la chambre pour cheminer jusqu'à la porte d'entrée. Echevelées et à moitié rhabillées, elles ne tentent même pas de parler, ou d'obtenir quoi que ce soit. Le peu d'attention que nous leur octroyons, avec à peine un regard, a dû leur suffire à comprendre qu'on ne prendrait ni leur numéro de téléphone, ni même des nouvelles de leurs impressions sur cette nuit. D'ailleurs, vu la tronche qu'elles tirent, entre les sourcils froncés et le menton relevé de dédain, elles sont visiblement fâchées. Quelque part, j'aime mieux ça que les groupies qui espèrent et qui s'accrochent comme des moules à leur rocher.
La porte d'entrée à peine refermée, et Oliver a déjà sa cuillère aux lèvres et les yeux à nouveau rivés sur son bol.
— C'est quoi, déjà, cette réunion ? grommelle-t-il la bouche pleine.
— J'sais pas trop, réponds-je en avalant le fond de ma tasse d'un trait. Je crois que James veut qu'on parle de nos dernières compositions pour le prochain album.
— Ah, lance mon frère laconiquement. J'aurais dû m'en douter. On lui a filé vendredi, et c'était couru d'avance qu'il aurait déjà bossé dessus ce week-end. Ce mec n'a aucune vie, sérieux.
Quelque part, il n'a pas tort : James vit et respire pour le groupe, depuis qu'il en est devenu le manager il y a huit ans. Et si on en est arrivés là où Les Rebel Sinners en sont maintenant, c'est pas mal grâce à lui. Certes, on est bons, en toute objectivité, mais il a su nous propulser en quelques mois à peine en haut des charts européens puis mondiaux. On lui doit tout, assurément. Même si on prend un malin plaisir à le faire chier en permanence avec nos comportements parfois dignes d'une cour d'école ou nos désidératas de divas.
— J'espère qu'il y a quelques chansons qui ont su retenir son attention, reprend Oliver, avant de racler le fond de son bol. Y en avait des pas mal.
J'acquiesce, pas inquiet le moins du monde. Notre compositeur en titre, Charlie, s'est surpassé, encore une fois, et toutes les partitions qu'il a composées sont bonnes. Il y a même quelques pépites, à mon avis.
Un gémissement strident retentit soudainement à côté de moi, m'arrachant à mes pensées, et me faisant tourner la tête vers mon frère, qui grimace en se levant de son siège en plastique.
— Quoi ?
Il me lance un regard noir, avant de bousculer brutalement la chaise de bar qui manque de tomber sous l'impulsion de son bras.
— Putain ! braille-t-il. Rappelle-moi de ne plus jamais m'assoir à poil sur cette chaise. J'ai failli y laisser mes couilles !
Je pars dans un éclat de rire spontané, tandis qu'il se masse l'entrejambe, les sourcils froncés.
— Au moins, t'auras pas besoin d'aller te faire épiler cette semaine, mec, me moqué-je en déposant son bol et ma tasse dans l'évier.
— Connard.
Je ne relève pas, bien trop hilare, et entreprends de rejoindre ma chambre à mon tour. Le temps de passer sous la douche et d'enfiler des vêtements propres, et je retrouve Oliver qui, synchro, sort de sa chambre un quart d'heure plus tard lui aussi.
— C'est bon ? T'as tout ? Tes couilles aussi ?
Le regard sombre qu'il me jette me fait ricaner, mais il ne répond pas, se contentant de saisir les clés de sa bagnole dans le vide-poche de l'entrée.
— Go, lance-t-il. J'crois qu'il vaut mieux qu'on y aille, maintenant. Ou James va finir le travail que cette chaise a commencé. Et sur toi aussi.
***
Le sous-sol de la maison de Charlie n'a pas bougé d'un iota depuis des années : à la fois notre lieu de rencontres professionnelles, il fait aussi office de studio de répétition pour le groupe depuis des années. Depuis qu'on est devenus célèbres, en fait, et que Charlie a investi ses premiers cachets dans cette jolie maison typiquement londonienne.
Oliver et moi, on n'a jamais eu cette capacité de réflexion que notre leader et chanteur a toujours eue : dix ans qu'on cartonne, dix ans qu'on loue un trois pièces dans Notting Hill. Certes, il est plus que spacieux, et tout à fait luxueux pour les stars que nous sommes : chacun sa chambre, chacun sa salle de bains. Mais à part ça, aucun de nous deux n'a jamais pensé à investir dans un logement. On cohabite, comme quand on était étudiants, et ni Oliver ni moi n'avons jamais remis en cause notre fonctionnement. Il a toujours été là pour moi, et j'ai toujours répondu présent pour lui : collés serrés, fusionnels, jusqu'aux filles qu'on se partage parfois. OK, souvent.
J'observe d'un œil soudain neuf les briques rouges qui ornent le mur d'en face, où sont accrochés trois de nos albums de platine récoltés l'an dernier. Ou peut-être est-ce ceux d'il y a deux ans ? Je plisse les yeux, incapable de lire correctement l'année inscrite en doré en bas du trophée, et me mets à frotter mon œil droit qui me pique depuis ce matin. Bordel, c'est chiant ce truc.
— Matthew, tu m'écoutes ou quoi ?
La voix de stentor de James me fait sursauter, et ma tête se rabat dans la direction de mon manager, que je découvre le regard fixé sur moi. J'esquisse une grimace contrite, écarquillant les yeux en découvrant sa mine renfrognée, voire carrément énervée.
— Désolé, tu disais ?
James gonfle ses joues d'exaspération, avant d'expirer bruyamment. Aïe, pas bon.
— Je disais, répète-t-il en appuyant sur chacun des mots, que vos compositions sont top. Et que sur les dix-huit que vous m'avez proposées, treize seront parfaites pour votre prochain album.
— Ah ! m'exclamé-je, un sourire aux lèvres. Bah parfait alors !
James lève les yeux au ciel, pas dupe de ma tentative de faire oublier mon manque d'attention, mais il ne relève pas, et poursuit en me jetant des regards en coin dignes d'un maitre d'école fâché.
— Du coup, reprend-il, j'aimerais que vous entriez en studio dès la semaine prochaine.
Là, ce sont trois paires d'yeux qui se tournent vers lui en même temps.
— Sérieux ? La semaine prochaine ?
La voix de Charlie a fusé, avant même la mienne. Je le vois se redresser sur l'accoudoir de son fauteuil club, et se pencher en avant, intrigué sans doute tout autant que nous le sommes. Qui dit nouvel album, dit promo, passages télé, journalistes et communication à gogo. Certes, c'est souvent un marathon épuisant, mais c'est aussi gratifiant et plutôt sympa, de défendre ses titres et son travail.
Mais là, ce que je lis dans le regard de chacun des membres du groupe, c'est l'espoir : parce que la plupart du temps, un nouvel album amène à ce que chaque musicien aime par-dessus tout : la scène. A chaque nouveau CD, c'est une tournée assurée. C'est l'occasion unique de remonter sur scène et vivre les plus beaux moments dont nous puissions rêver : des dates, des villes, un public, des milliers de gens avec qui partager notre passion et communier sur l'autel du rock. Le kiff total.
— Tu veux qu'on reparte en tournée ? demande soudain Charlie, dont les yeux se sont plissés de curiosité.
Bon, au temps pour moi, il n'a pas l'air aussi ravi que moi de l'opportunité de partir sur les routes.
— Pas tout de suite, le tempère James en levant les mains. Je prévois un bon mois d'enregistrement en studio, puis une campagne de promotion classique : radio, télé, magazine, interview, émissions diverses... Et seulement après, on envisagera quelques dates.
— Quand ? insiste le chanteur, l'air de plus en plus inquiet.
— Je ne sais pas trop, hésite James. Dans quatre ? Cinq mois ?
Charlie se tait, semblant digérer l'information. Ses lèvres se réduisent soudain à deux traits fins, et lorsqu'il se tourne vers le canapé, où je sais se trouver Lucille, je comprends soudain son appréhension et ses doutes.
Confortablement installée dans l'assise du sofa en cuir noir, sa femme ne suit visiblement pas la conversation, trop occupée à jouer avec leur fille Livia. Affairées à coiffer une poupée brune à la tignasse hirsute, elles semblent indifférentes au drame qui semble se jouer dans les yeux du chef de famille, dont les iris sombres brillent d'indécision.
Je sais ce qui le perturbe : le ventre proéminent que Lucille affiche depuis quelques mois, et qui annonce une deuxième naissance dans trois mois, si j'ai bien compris ce qu'ils nous ont dit. Pas que ça m'intéresse pas, hein, mais les histoires de grossesse, de couches, de siège auto et de poussettes, y a que Charlie et Chris que ça passionne vraiment.
— C'est pas... murmure Charlie.
— Ne t'inquiète pas, le coupe notre manager. Je prendrai en compte absolument tout. Je sais que tu auras des priorités dans peu de temps, et je n'imposerai rien. Pour l'instant, je veux juste qu'on boucle cet enregistrement justement avant que ça ne devienne problématique pour toi, OK ? La promo, les jumeaux peuvent l'assurer sans problème sans que tu ne sois obligé de trop t'investir.
Charlie hoche la tête, et semble se détendre. Bordel, si c'est ça d'être mari et père, je prie pour que ça ne m'arrive jamais !
— Bon, reprend James en tapant dans les mains. Revenons à nos moutons. Voilà la liste des chansons que j'ai retenues. J'ai adoré toutes les mélodies, Charlie, mais j'avoue que celle-ci, Forbidden Love, m'a particulièrement plu. Elle est géniale cette chanson !! Félicitations !
Mon sang ne fait qu'un tour quand je me rends compte du sens de ses paroles.
— Waouh, c'est top ! s'exclame Charlie en éclatant de rire. Je suis flatté, mais elle n'est pas de moi, cette chanson. Elle est de Matthew.
James hausse un sourcil, avant de décaler son regard sur moi.
— Matthew ? répète-t-il, incrédule. Je ne savais pas que tu composais !
Je rougis comme un puceau devant sa première fille, tandis qu'Oliver, assis à côté de moi, m'administre un grand coup dans le dos du plat de la main.
— C'est pas récent, pourtant ! renchérit mon frère. Il compose depuis des années, mais il n'avait jamais osé proposer une de ses chansons.
Me reprenant, je fronce les sourcils en le dévisageant.
— Mais je n'ai jamais proposé de chanson !
— Je sais, me répond Oliver du tac au tac. C'est moi qui l'ai ajoutée à la liste de Charlie.
J'ouvre la bouche, puis le referme, incapable de rétorquer quoi que ce soit.
— Elle est super, cette ballade ! enfonce Charlie dans un sourire. Quand Oliver me l'a proposée, j'ai pas hésité à la mettre aussi. Elle va faire un malheur ! La mélodie, les paroles, tout y est pour faire un tube, mec !
Prêt à réfuter, je bloque net en avisant les mines réjouies qui me font face. Ils sont sérieux ? Visiblement oui, parce que même James opine du chef d'un air avenant, ce qui lui arrive assez peu, soyons francs.
— Elle est superbe, je confirme. Reste à savoir comment on va gérer cette partie-là, qui semble devoir être chantée par une voix féminine.
Ce disant, il tapote du doigt la partition qu'il a sortie de sa pochette en carton, et vers laquelle toutes les paires d'yeux de la pièce convergent. Il n'a pas tort. Quand j'ai imaginé le morceau, c'est bien comme ça que je l'avais envisagé au départ : une sorte de questions-réponses sur fond d'amour impossible ! Qu'est-ce qui m'est passé par la tête, ce jour-là ? Allez savoir ! Vu que je n'ai jamais pensé que ça pouvait sortir ailleurs que sur ma partition, je ne me suis pas posé la question. Et là, j'avoue que ça pose quand même problème.
Je hausse les épaules, circonspect, mais ça ne semble pas arrêter James, qui continue sur sa lancée.
— Du coup, j'ai pensé à un truc tout simple.
— Quoi ? m'inquiété-je.
— On va recruter une chanteuse pour ce titre.
Je hausse un sourcil, tandis que les deux autres m'imitent : chanter avec une inconnue ? C'est quoi cette idée loufoque ?
— Euh... OK, mais qui ? demande Charlie.
Evidemment, vu que c'est lui qui doit accompagner ladite chanteuse, j'imagine que c'est normal qu'il soit encore plus curieux que moi.
— Quelqu'un de connu ? insiste Oliver, qui s'est avancé sur son siège. Adèle ? Charleen Spiteri ? Bordel, Beyoncé ?? Oh putain, ne me dis pas que c'est Rihanna ? Putain, putain, putain, dis-moi que c'est Rihanna ? Elle est célibataire en ce moment et je...
— Ouh là ! le coupe subitement James en haussant la voix. T'emballe pas hein ! Ni Beyoncé, ni Rihanna, ni même Céline Dion !
Oliver se met à grimacer, et Charlie glousse en entendant la proposition du manager.
— Oh beurk, encore heureux, grommelle mon frère, semblant douché.
James le fusille du regard, marmonnant dans sa barbe que le premier qui fait pareille réflexion en pleine interview aura affaire à lui, puis se rencogne dans son fauteuil en cuir brun.
— Non, rien de tout ça, reprend-il. Pas de chanteuse connue. On aurait pu, pour créer le buzz, mais j'ai eu une meilleure idée.
Je plisse les yeux, attendant la suite avec intérêt. C'est quoi son plan ? Vu l'étincelle qui brille dans ses iris clairs, je crains le pire.
— Eh bien, j'ai pensé à tout autre chose : une inconnue. Et pas n'importe laquelle : une qui sera choisie par vos fans !
— Hein ?
Mon interjection l'exaspère visiblement, même si elle m'est sortie toute seule.
— L'idée, explique-t-il, c'est d'impliquer vos fans. Les laisser croire qu'ils peuvent prendre part à l'album, qu'ils ont leur mot à dire dans votre travail. On va organiser une sorte de concours, dans lequel on leur présentera plusieurs candidates qu'on fera chanter. Ils voteront pour leur préférée. Ça créera l'événement !
— Comme « Britain's got talent » ? tente la petite voix de Lucille, que j'avais oubliée dans son coin.
Elle a apparemment suivi la conversation, si j'en juge par l'éclat intéressé dans ses prunelles claires.
— Je trouve que c'est une super idée, continue-t-elle malgré les regards qui ont convergé vers elle. Les gens adorent la téléréalité.
James acquiesce avec un sourire, heureux visiblement d'être suivi sur son idée bizarre. Nous autres, nous nous contentons de l'observer avec des yeux de merlans fris, au moins d'accord sur le fait que le projet est farfelu. D'un coup, des réminiscences de la chanteuse qui a émergé de l'émission me donne des frissons, et je me mets à imaginer avec effroi Susan Boyle donner la réplique à Charlie sur scène.
Un ange passe, et le silence s'éternise tandis que le manager se renfrogne devant notre mutisme.
— Bah, pourquoi pas ? se hasarde à sortir Oliver. Ça peut être marrant ?
Le regard qu'il me lance me déstabilise : qu'est-ce qu'il cherche à me faire dire là ? Certes, c'est ma chanson, et je ne suis pas certain d'avoir envie de partager ce titre avec une meuf sortie de nulle part. Mais là, je ne sais plus trop quoi en penser : c'est ma chanson, et James a l'air de tenir à son idée...
— Et puis ce sera l'occasion de rencontrer plein de jolies filles prêtes à tout pour intégrer la formation... Qui sait de quoi elles sont capables juste pour toucher la gloire du bout des doigts ? Ou autre chose, hein ?
Le hoquet de stupeur de Lucille m'arrache un sourire, tandis que les autres se mettent à glousser comme des dindes. Tous sauf James, bien sûr, qui balance un regard noir à mon frère, qui le soutient sans baisser les yeux.
— Quoi ? insiste Oliver en levant les mains en signe d'incompréhension. Suffit de les prendre majeures, non ... ?
Atterré, James se jette dans le fond de son fauteuil en secouant la tête, alors que les autres continuent à se bidonner, Lucille les ayant rejoints dans leur euphorie.
A la réflexion, l'idée n'est pas mauvaise. Enfin, j'en sais rien. Le spécialiste, c'est James, après tout, et s'il pense que ça peut être une bonne pub, pourquoi pas. Moi, sur l'instant, le seul truc qui me préoccupe, c'est la douleur lancinante qui a fait place à la démangeaison dans mon œil droit. Putain, c'est quoi encore cette merde ?
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