Billy et moi avions finalement passé l'après-midi et la soirée d'hier tranquillement. Peterson avait emprunté mes « lentilles », ou plutôt les deux puces que Jihad avait créées et qui nous permettait de nous entraîner. Je le soupçonnais de l'avoir fait afin de garder contact avec le troisième membre de notre groupe, pour avoir l'impression qu'il était là, avec nous. Je ne l'avais donc pas dérangé de l'après-midi, et étais parti dégourdir les pattes de mon loup, dans la forêt environnante. Il ne s'agissait pas de l'Appel, loin de là. Mon alter ego avait simplement des besoins que j'essayais de respecter. Nous formions un tout, alors je me devais d'être à son écoute.
Et Black en avait été plus que ravi. Il avait d'ailleurs passé tout son temps à gambader et à traquer des proies, si bien qu'il s'était octroyé une petite pause, pendant laquelle il avait ronflé de tout son soul. Quand on le voyait ainsi, on avait du mal à penser qu'il s'agissait d'un tueur. Et pourtant...
Quoiqu'il en soit, il n'avait jamais été aussi serein que depuis que j'étais ici, à Mørk dal. Et ça nous faisait du bien, à tous les deux. Lui, parce qu'il s'était enfin défoulé, et moi parce que je n'avais plus à le contenir. C'était une chose que je refusais de faire, à moins de ne pas avoir le choix. Retenir une partie de soi-même était douloureux, et même si sur le coup j'y avais été contraint, la souffrance, les remords et les regrets m'avaient tenaillé un long moment.
Mais tout ça était maintenant derrière nous. Enfin je l'espérais. Pour l'heure, je devais rejoindre Elisabeth Jones pour qu'on puisse travailler. J'avais l'impression que cela faisait une éternité que je ne l'avais pas vue. Bien sûr, nous nous étions aperçus hier mais ce n'était qu'en coup de vent. Elle m'avait simplement salué à la manière des loups avant de s'en aller. Mais à part ce moment-là, je n'arrivais pas à me souvenir de quand datait le dernier moment que nous avions partagé ensemble.
Il y a beaucoup trop longtemps.
C'est pensif que j'arrivais au café. Machinalement, j'ouvris la porte, la refermai, partis dans la buanderie pour me changer et enlevai rapidement mes vêtements. Encore une fois, une odeur métallique emplit désagréablement mon nez. Cet endroit puait la mort et la souffrance. Je ne savais pas ce qu'il s'était passé ici, mais on ne pouvait ignorer les résidus qui se trouvaient dans cette pièce, vestiges de tourment et de désolation. Comment un endroit, aussi insignifiant que celui-là, pouvait-il contenir une telle trace ? Et pourquoi avais-je la désagréable sensation que cela avait un lien avec Elisabeth Jones ? Qu'elle utilise une pièce aussi malsaine que celle-ci tous les jours n'avait rien d'anodin. Si en plus nous ajoutions le fait qu'un second était mort pour l'avoir insulté, que des loups se permettaient tout et n'importe quoi sur son lieu de travail, ainsi que la prime que l'on mettait sur sa tête... Ça commençait à faire beaucoup.
Quelque chose ne tournait pas rond et je comptais bien savoir quoi. Et pour commencer, j'allais demander quelques petites choses à mademoiselle Jones.
-Elie ?
Je l'entendis poser quelque chose, preuve qu'elle m'avait entendu, puis elle se mit en route. Elle se déplaçait rapidement et pourtant, ses pas étaient comme une caresse sur le sol. Doux, légers, presque imperceptibles pour qui ne tendait pas l'oreille.
Elle est entraînée, pensai-je.
Quoi de plus normal puisqu'elle était fille d'alphas, mais mon instinct me soufflait qu'il y avait une autre raison.
-Qu'est-ce que tu veux Roméo ?
Je me retournais et me mis à la fixer, malgré moi. Ses yeux aussi sombres que des abysses me captivaient, retenaient toute mon attention. Ils étaient tellement profonds que j'avais du mal à m'y soustraire. Comme un noyé, j'avais l'impression que je n'allais plus jamais pouvoir remonter à la surface. Et je n'en avais aucune envie. Je voulais continuer à me perdre en elle, encore et encore. Cette sensation était déroutante, nouvelle pour moi. Pourtant elle me plaisait. J'aimais noter le moindre de ses changements, de ses expressions. Mais il n'y avait pas que ça. Prisonnier de son regard, je ne pouvais que contempler toute la noirceur qui s'en dégageait, comme un appel à l'aide désespéré. Comme une main qui essayait de se tendre vers un sauveur, une toute dernière fois.
Elisabeth rompit immédiatement le contact en détournant la tête. Je me raclai la gorge et me repris aussitôt, essayant d'ignorer ce qui venait de se passer. Enfin, pour le moment.
-Qu'est-ce qui est arrivé ici Elie ?
Ma voix s'était faite basse, presque comme un chuchotement. Je n'osais pas parler fort, pas après ce qu'il s'était passé. Nous avions été comme dans une bulle, elle et moi, et je ne voulais pas la quitter. Pas maintenant.
Elisabeth prit une longue inspiration et se déplaça, lentement, vers un angle de la pièce. Vers l'endroit qui contenait le plus de souffrance.
-Que sais-tu des sorciers ? Me demanda-t-elle.
-Qu'il y en a de deux sortes, lui répondis-je. Les sorciers noirs et les sorciers blancs, qui représentent le bien et le mal à l'état brut. Chaque sorcier est lié à son opposé pour maintenir l'équilibre. A la mort d'un sorcier, l'autre restant récupère les deux personnalités.
Elie s'arrêta finalement. La tête basse, elle semblait fixer quelque chose. Pire, elle semblait se rappeler de quelque chose. Mais à la vue de ses poings serrés et de ses traits tendus, ce n'était sûrement pas agréable.
Elle releva finalement la tête et inspira profondément, comme pour se donner du courage.
-C'est vrai, me souffla-t-elle. Mais on ne t'a pas tout dit.
-Comment ça ?
Ma réponse avait fusé. Je n'avais même pas eu le temps de réfléchir. À vrai dire, je ne comprenais pas. Nous avions eu la formation la plus complète possible au Centre. Nous devions absolument tout savoir sur toutes les espèces. Qu'on ne nous ait pas dit une information me semblait invraisemblable.
À moins de vouloir la cacher volontairement.
Elisabeth me sourit tristement avant de reprendre.
-Nous formons un tout. L'équilibre est à la base de notre monde. Chaque espèce, chaque système, chaque particule fait partie d'une balance. Tout, absolument tout doit être contrebalancé.
-Je le sais déjà, lui répondis-je. Mais où veux-tu en venir exactement ?
-Que se passe-t-il s'il y a plus de naissance que de décès ?
Je fronçais les sourcils à sa question. Elle ignorait volontairement mes interrogations et ne me disait que des choses que je savais déjà. Qu'est-ce que j'ignorais là-dedans ?
-Il y a un contrebalancement, quel qu'il soit.
Cela pouvait être des catastrophes naturelles, voire une moindre fertilité des espèces. Mais tout se régulait parfaitement.
-Exactement. Il y a un contrebalancement. Tu le sais sûrement, mais il y avait deux sorciers à Mørk Dal. Un blanc, et un noir. Mais ce que tu ne sais pas, c'est que le sorcier noir n'est pas mort de façon naturelle.
-Je ne comprends pas...
J'étais perplexe. Perdu. Que voulait-elle dire par non mort naturellement ?
-Ce sorcier est mort par la force des choses. Il est le mal, il est donc responsable d'un grand nombre de décès et par conséquent, régule l'équilibre de notre monde. Mais il n'était pas le seul, Damian. Il y a eu d'autres pertes, dont il n'était pas responsable. Il y en a eu tellement qu'il y a eu un contrebalancement.
-C'est ce qui a tué le sorcier noir, affirmai-je d'une voix blanche.
Ma respiration se coupa alors que la totalité de ces informations prenait forme dans mon esprit. Si un sorcier noir mourrait, alors l'équilibre devait être rétabli. Le sorcier blanc ne mourrait pas, non. Il prenait la partie opposée. Il devenait le ying et le yang. La gentillesse et la méchanceté. L'égoïsme et l'altruisme. Il abritait deux personnalités en son sein. Mais comment ne pas devenir fou en contenant deux essences, deux âmes aussi différentes ? En étant à la fois le bien et le mal ?
Cela était impossible. L'équilibre avait ses limites. Celle-ci en était une. Il ne s'agissait, en réalité, que d'une solution temporaire. Peu de sorciers arrivaient à y survivre, à ne pas mettre fin à leurs jours sous l'effet de la folie. Celui qui était ici, à Mørk Dal, était une exception. Un être pratiquement unique. Et parce que cela était si rare qu'un sorcier y survive, un trop plein de perte engendrerait, sur le long terme, une disparition de l'espèce des sorciers. Or, ceux-ci étaient vitaux pour nous autres, créatures surnaturelles. Ils étaient, en quelque sorte, nos gardiens et ceux de toutes les autres espèces sur cette Terre. Ils veillaient, faisaient en sorte que nos identités ne soient pas découvertes par les humains et servaient de médiateur entre nous tous. S'ils venaient à disparaître, nous encourions un risque de guerre inter-espèce. Mais plus que cela, il y aurait de fortes chances pour que nous soyons pourchassés et tués par les Hommes.
J'étais sonné. Dépassé par ces révélations. Quel était l'intérêt de tout ça ? Et bon sang pourquoi personne ne nous l'avait appris ? En tant que tueur, il était essentiel de savoir une telle chose.
Je ne comprenais pas... Il fallait que je le dise à Billy. Que je le mette au courant. Que...
Je relevai ma tête, que je n'avais pas conscience d'avoir baissé, pour regarder Elisabeth. Son regard était empreint de gravité et bon sang, que je la comprenais ! Je savais qu'il y avait quelque chose de louche mais là... Jamais je ne me serais attendu à ça. Si tout ce qu'elle me racontait était bien réel alors cela voudrait dire que...
-Quelqu'un ici bafoue l'équilibre, souffla Elie.
Et ce n'était pas rien. Parce qu'à partir de là, l'avenir même des habitants de Mørk Dal devenait incertain.
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