Une grande brune nous faisait face, ses yeux clairs ne se gênaient pas pour nous dévisager tour à tour d'un air mauvais. Sous ma main restée posée au creux de ses reins, je sentais la tension qui habitait le corps de mon compagnon. Sa mâchoire contractée rendait ses traits plus bruts, plus beaux aussi, d'une menaçante splendeur qui criait de s'enfuir. Au contraire, je me rapprochai pour coller mon flanc contre le sien, il tressaillit à mon mouvement, sans toutefois cesser de fixer cette inconnue. Son regard à elle avait vacillé mais son visage restait de marbre, ne flanchait pas.

— Alors, tu te pavanes à un nouveau bras ? questionna-t-elle innocemment. Elle est bonne au moins ?

         J'eus l'impression qu'elle m'avait asséné un uppercut qui me percuta de plein fouet. Je chancelai. À mes côtés, le visage harmonieux de Lucky était déformé par une affreuse grimace, malgré ses yeux brillants d'une émotion qui me parut être... de la fascination ? Mon corps entier se glaça, parcourut d'un frisson d'horreur pure.

— Ferme-la et va retrouver le père de ton gosse, lâcha-t-il d'une voix sèche qui claqua malgré la musique.

          Ce ton... on l'avait déjà utilisé contre moi, autrefois. Une vieille blessure tirailla mon cœur, tentée de se rouvrir pour déverser un poison fulgurant dans le réceptacle de mon âme. Les traits de la fille se détendirent, un grand sourire perça la nuit de sa blanche lumière.

— Le seul enfant que j'ai jamais porté était le tien, Lucky, prononça-t-elle d'une voix chantante, avant de se tourner vers moi. Fais attention, il pourrait très bien en réclamer un autre.

          Je faillis m'écrouler sous la violence crue de ses paroles, qui pourtant ne m'étaient pas destinées. Ma vieille cicatrice se rouvrit brutalement, les émotions contenues se déversèrent dans mon esprit, tambourinèrent contre les parois de mon crâne, m'arrachant un gémissement de douleur qui se perdit dans la foule.

— Va-t'en, Stormi, tonna Lucky d'une voix atone.

          Mais à chaque intervention de sa part, une salve de joie émanait de notre interlocutrice, comme si elle se délectait de nous percer le cœur de ses paroles. Toujours plus douloureuses. Toujours plus justes.

— Oh ne t'inquiète pas, Lucky, je vais m'en aller, comme d'habitude. Et comme elle !

          Je contractai mes poings si fort que mes ongles s'enfoncèrent dans ma peau, mais rien n'ébranla la rage qui s'était emparée de moi. Elle enflammait mon être, le liquéfiait pour mieux former une carapace de colère pure, destinée à cette harpie qui nous faisait face. En deux pas, je fus devant elle, et l'observai d'en haut grâce aux quelques centimètres qui me maintenaient en surplomb.

— Je te conseille très fortement de retourner auprès de ton gars, et d'y rester. Si je te revois une seule fois auprès de Lucky, ton sang maculera ses vêtements. Remballe toute ton histoire de gosse, fais ton putain de deuil et arrête de revenir quémander notre attention, bordel.

           Ses yeux se plantèrent dans les miens, sans que je n'y décèle une once d'humanité, elle lança un dernier regard derrière mon épaule - vers Lucky - et tourna les talons. J'expirai brutalement tout l'air contenu dans mes poumons, mais ce poids qui serrait mon cœur ne disparut pas.

          Mes vieux démons étaient de sortie.

          Et je craignais qu'ils ne soient pas compatibles aux siens.