10

Avant

          Deux yeux bleu ardoise me fixaient sans jamais se détourner, ou esquisser un quelconque clignement de doute. Ils avaient été capturés dans une bulle hors du temps, impérissable, immuable, incapables d'émettre une autre émotion que celle qui les habitait actuellement. Celle qui les avait habités au moment où l'artiste avait apposé son pinceau contre la toile.

          Et ces deux iris se retrouvaient, des dizaines d'années plus tard, dans un vaste hall d'entrée, à la vue de tous. J'aurais voulu détacher ce tableau et le cacher aux curieux, car l'ardoise était empreinte d'une puissante détresse, si profonde que j'en ressentais de la pudeur. Il ne fallait pas qu'elle soit ainsi exposée, il me semblait que le modèle aurait voulu conserver sa dignité et ne pas voir son angoisse affichée dans un lieu public.

          Teddy arriva alors, vêtu de sa veste en cuir malgré la chaleur étouffante de cet après-midi de printemps, ses cheveux formant des épis désordonnés. Je mourrais d'envie de les aplatir, car cette coiffure avait pour don de former des noeuds au creux de mon estomac. Une mèche qui rebiquait et le stress faisait son entrée. Pathétique.

- America ! s'écria-t-il en arrivant à mes côtés. Comment ça va, bichette ?

Un pli soucieux barrait son front, et faisait écho à l'expression songeuse que je devais arborer. Pour appuyer ses paroles, mon ami colla nos fronts l'un à l'autre, ce simple contact suffit à m'apaiser - et à m'arrêter de m'en faire pour un stupide tableau. Notre professeur de chant nous éloigna en sortant de son bureau pour se diriger droit vers nous.

- America, Teddy, bonsoir ! nous salua-t-elle aimablement.

Elle nous précéda dans une petite salle, son chignon se balançait sur le haut de son crâne à chacun de ses pas, sa démarche chaloupée attirait le regard de mon compagnon. Nous prîmes place, son beau visage se déforma en un sourire espiègle lorsqu'elle surprit ses yeux baladeurs, j'eus immédiatement l'impression d'être de trop. Ce n'était pas rare ces derniers temps. L'inconvénient d'avoir un professeur aussi jeune était l'attirance qu'elle suscitait et provoquait chez la plupart de mes amis.

- Bon. Il faut concevoir une stratégie pour ce concours de chant. Seul l'un de vous sera pris, mais je vais continuer de vous faire travailler ensemble. Ça a toujours fonctionné, je ne vois pas pourquoi les choses seraient différentes si seulement l'un de vous participe, déclara-t-elle presque solennellement.

- En fait, nous avons choisi. J'ai envoyé le dossier au conservatoire hier soir, afin qu'il le remette lui même au concours. Il devrait atterrir bientôt sur ton bureau, l'interrompis-je.

Tous deux se tournèrent vers moi, l'un abasourdi et l'autre surprise. Une étincelle que je ne pus décrypter traversa le regard de mon ami, juste avant que son visage ne se ferme. Je restai un instant bloquée sur son expression froide, alors qu'il m'avait cédée sa place, puis fus déconcentrée par le coup d'œil déçu que lui adressa Katha.

J'aurais dû comprendre à ce moment-là que ce coup d'œil serait à l'origine d'une déception bien plus dévastatrice.

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