60 jours.
7076 mots, OS pour le concours d'ackioshi.
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Les étés mouillés de Tokyo coulaient sur ma peau comme les glaçons que je mettais dans mes bières. C'était le soir, je venais de poser mon sac à côté de la porte, dans l'entrée. Debout devant le rideau de cordes qui cachait mon salon, je regardais le balcon vide en replaçant mon unique mèche rousse. Au milieu de ce ramassis de cheveux noirs bouclés, une fine bande de rouge avait trouvé sa place à mon dernier rendez-vous chez le coiffeur.
Le balcon, c'était ma réservation pour les soirées comme celle-là ; il fallait préparer une clope, un joint et une Heineken pour profiter de la vue, et pas autrement. Alors avant de passer la portière à perles, je soupirais en rejetant la tête en arrière. J'étais poisseuse et collante après mes courses dans les rues, et pour apprécier Tokyo allumé dans les nuits brûlantes, c'était mieux d'être propre. Ni une ni deux, et j'étais assise dans la douche, le jet froid coulant sur ma gorge et ma nuque. Je refusais de s'adosser au carrelage blanc, il était gelé. Les jointures, crasseuses, ne me donnaient pas envie non plus.
Débardeur tout juste sorti de la machine à laver, attrapé sur le fil à linge qui pendait au plafond du vestibule et short défoncé par le vélo, je m'échappais de la salle de bain mal éclairée dans un coup de vent. Pressée d'avoir entre les mains ma bière et ma clope, j'ouvris le frigo en roulant cette dernière, joues suantes. La chaleur lourde tapait toujours, et même après quatre heures de douche, la transpiration revenait sans prévenir.
Je me pris les billes dans le front, gromella que maman aurait pu faire un effort en achetant une vraie porte. Il était clair qu'elle serait restée ouverte à toute heure de la journée, mais on ne se serait pas pris les pieds dans des petits fils secoués de perles. Alors quand je les passais pour rejoindre le salon et trouver un briquet, j'étais très certainement à deux doigts de les arracher.
En fouillant dans les poches de mon manteau, puis de celui de maman, je trouvais le précieux allume-feu rouge. J'avais le goulot de la bière entre l'auriculaire et l'annulaire, le briquet coincé dans la même main, et j'allumais la cigarette en rapprochant la flamme de l'objet, devant mes lèvres. Après tant de temps passé à tenter de brûler le bout de ma cigarette sans faire tomber la boisson, j'avais les mains agiles. Un éclat orange brilla instantanément, j'eus les yeux irisés sous le tout petit feu du briquet. C'était probablement les seuls moments de ma vie où j'étais concentrée.
Débarrassée dudit briquet, je pouvais enfin émerger de mon petit monde brûlant de nicotine et je claquais la porte coulissante du balcon pour s'accouder sur la rambarde de fer. Elle tangua sous mon poids : cette maison était vraiment pourrie. Le seul avantage d'habiter dans un HLM, c'était que personne ne viendrait faire chier personne. Si le voisin puait le shit en sortant de chez lui, c'était son problème. Et ici, même les ados avaient libre vie.
J'avais les cheveux devant les yeux. Des mèches brunes, vertes, blondes, oranges, cadavres exquis de mes expériences capillaires passées. Vraiment, il en avait fallu, des tubes de teinture, pour créer un patchwork pareil. Je me souvenais vaguement du jour où l'idée m'avait traversé l'esprit : un peu con, certes, mais ça rendait bien dans le miroir. Quand j'avais séché cette catastrophe, je m'étais rendue compte de l'horreur que je devrais désormais trimballer au lycée. J'avais l'impression d'avoir peinturluré un raton-laveur pour me le coller sur la tête.
Je voyais les volutes de fumée s'échapper du bout brûlant de la cigarette. C'était vraiment immonde. Le goût de cendre collait contre mes cordes vocales, autant que l'odeur. C'était papa qui fumait ; j'ai fini par lui en taxer. À douze ans, je fouillais ses poches quand il dormait sur le canapé, je volais son briquet et je m'engouffrais dans le placard pour allumer le sésame. À cet âge, mon cerveau ne réalisait pas tellement ce qu'il faisait. La nicotine me faisait planer, haut et fort comme une colombe pleine de suie. En parlant d'oiseau, j'en distinguais un dans les formes abstraites de la vapeur. C'était bête : les animaux ailés, ça partait quand ça leur chantait. Moi, j'étais coincée avec mes addictions et la chaleur.
Mais peut-être que l'oiseau n'était qu'un mirage de mon esprit défoncé. Auquel cas j'aurai divagué, encore une fois. Au final, peut-être que les "encore", c'est juste de l'impatience envers nous-mêmes. Je suis incapable de changer quoi que ce soit dans ma vie, alors je me répète "encore", à la folie.
"Encore une clope, c'est la dernière."
"J'ai encore parlé trop fort."
Et au final, sans qu'on s'en rende compte, on devient dépendant de notre propre inaction. C'est toujours plus facile de se contempler dans sa flemme plutôt que d'essayer de s'en sortir.
Voilà. À peine avais-je fini mes élucubrations tardives que je me brûlais les doigts : j'avais terminé mon sésame. Le filtre tomba par terre pendant que je sautillais sur place, cherchant un moyen rapide de soigner une cloque. Mon majeur enflait déjà, et ma peau me piquait plus que je ne l'aurai pensé.
Merde.
— Tu t'es brûlé ?
J'étais dos au balcon de gauche. Généralement, à trois heures du matin, il y avait peu de monde à regarder les belvédères. Par conséquent, j'étais souvent seule quand une cigarette s'imposait. Il ne m'était pas venu à l'esprit que quelqu'un d'autre que moi puisse profiter de la lune, surtout à une heure aussi tardive.
Je me retournais lentement ; la confrontation sociale, c'était vraiment pas mon truc. Ce qui m'arrangeait, c'était qu'il n'était pas tant différent de ce que j'étais. Il fumait, les yeux braqués sur moi, et sa peau brillait de sueur et de gouttes d'eau.
Ce qui ne m'arrangeait pas, c'était que je ne savais pas où regarder.
Parce que ses tâches de rousseur m'intriguaient autant que ses yeux jaunes, que sa bouche qui se crispait en un sourire mesquin, que ses cheveux remontés en petit chignon bas. Sur quoi fallait-il s'arrêter ? J'avais peur de rater quelque chose d'important. Que si je regardais ses yeux, j'en oublierai de contempler le rosé de ses lèvres.
— Tu dors ?
— J'ai les yeux ouverts.
— Et donc ? Les poissons dorment avec les yeux ouverts. Peut-être que t'en es capable aussi, qui sait.
J'haussais un sourcil : à quel moment un inconnu se permettait-il de me comparer à un poisson ? Il continuait de me regarder, son doigt tapotait le filtre et de la fumée quittait sa bouche dans un soupir sombre.
Il était hypnotisant. Pas comme une peinture accrochée dans un salon, qu'on contemplait pendant un moment pour la délaisser au fil des années. Non, lui, c'était le genre de personne qu'on ne voyait pas vraiment. La première fois, il vous accrochait les yeux aussi fort qu'un aimant au milieu d'une boîte de tournevis si vous saviez où regarder. A chaque fois qu'on y posait les yeux, c'était un déluge de sensations nouvelles, d'images abstraites que le cerveau ne pouvait pas décrypter sans y avoir passé au préalable plusieurs années.
Et le mien s'était très certainement coincé dans ses éphélides.
La douleur dans mon doigt me ramena violemment à la réalité : il gonflait de plus en plus. On ne m'avait jamais dit qu'une cloque pouvait se créer aussi vite, surtout à cause d'une cigarette. Je voyais la cendre moins brûlante que ça.
Sauf qu'à part passer la plaie sous l'eau, je n'avais pas réellement d'options pour la soigner. On n'avait pas de kit de premier secours. Ici, quand on se faisait mal, c'était alcool et coton. Rien de plus. Maman disait qu'il fallait endurcir son corps, et la douleur que nous nous causions nous-mêmes en était un bon moyen d'y parvenir. Moi, je me blessais rarement. Kat et Suz étaient des piles électriques, elles revenaient toujours de l'école avec des bobos plus ou moins gros.
À part la fois où je m'étais cassé l'index après une mauvaise chute, je n'avais jamais eu de blessures qui exigeaient un traitement. J'avais même des doutes sur le fait que nous possédions une boîte de pansements.
— Eh oh, madame ! T'as besoin de quelque chose ?
Il pointa du menton mon majeur cloqué. Je bégayais un peu, regardais de gauche à droite sans savoir trop quoi faire. Je me décidais quand mon cerveau tilta : j'allais pouvoir contempler de plus près cette myriade d'étoiles dorées qui parsemait ses joues. Je l'avouais, j'avais un but assez égocentrique. Il fallait que je comble ces journées passées seule ; je n'avais pas spécialement d'amis, ni de personnes avec qui parler. Pas vraiment asociale, mais assez timide pour passer inaperçue.
Parfois, la solitude piquait mon cœur. Parfois aussi, elle le réchauffait parce que je me suffisais à moi-même.
Mais là, l'occasion était trop grosse pour que je ne la prenne pas. J'avais la possibilité de faire connaissance avec quelqu'un, et même si l'idée m'angoissait sincèrement, il fallait bien que je me lance un jour.
— J'ai pas de... j'ai rien pour soigner ça.
— J'avais cru comprendre. Tu veux venir ? Normalement, j'ai de quoi t'aider.
J'hochais la tête, et son bras quitta mollement la rambarde alors que son propriétaire disparaissait de ma vision.
Et j'entendis, dans un éclat de rire :
— Appart' d'à côté, faut que tu te ramènes si tu veux que je t'aide !
Certes.
Le poignet toujours enlacé par ma main gauche, je traversais les pièces de l'appartement pour rejoindre celui de l'inconnu. Je me repris les billes dans les tibias, mais sans m'en soucier plus que ça. J'étais trop absorbée par l'idée de le rencontrer pour trouver quelconque importance à un rideau qui martelait mes genoux.
Il avait ouvert la porte. Chez lui, ça ne sentait pas la cigarette comme chez moi. Il y avait des odeurs de lavande, des effluves de rose. Je n'en étais même pas sûre, tant ces senteurs m'étaient étrangères. Kat faisait pourrir tout un tas de choses dans ce qui lui servait de chambre. Elle partageait la pièce avec sa grande sœur, qui se plaignait souvent des relents immondes que dispersaient ces expériences farfelues.
Autrement dit, ce qui nous servait de maison n'avait jamais senti très bon.
Le bras de l'inconnu traversa une porte, me fit signe d'entrer. J'entrais.
Il farfouillait dans ses tiroirs, avait déjà sorti une multitude de boîtes de toutes les tailles et de toutes les formes. Sa frange lui tombait doucement devant les yeux ; il ne s'en préoccupait pas. Pendant qu'il rangeait, dérangeait, re-rangeait, je restais sur le côté, à l'observer dans son bordel. Mais quel bordel ! J'avais rarement vu quelqu'un d'aussi méthodique dans sa façon de virer tout ce qui se trouvait dans les placards. Ses bras saillants reposaient les plus gros contenants, reprenaient ceux qui l'intéressaient. Plus important, même si je le regardais, il s'en fichait. Complètement absorbé par ce qu'il faisait, je n'étais pas une gêne.
Au bout d'un moment, il se tourna vers moi, pétillant.
— C'est bon. J'ai retrouvé la biafine.
Il s'assit par terre, au milieu du bazar, et tapota le carrelage pour que je me pose devant lui. J'obéis. Il attrapa doucement ma main, la tourna dans tous les sens, penché en avant pour mieux regarder cette brûlure. Il ouvrit le tube de crème, en applique sur mon doigt.
— Moi c'est Meguru.
— Naari. T'as... t'as beaucoup de trucs médicaux, quand même.
— J'ai toujours été un gamin turbulent. Le dicton de ma mère, c'était "mieux vaut prévenir que guérir", et puisque je me ramassais la gueule tous les quatre matins... elle a fini par avoir un abonnement pharmacie. Je te fais pas mal ? C'est une sacrée cloque pour une cigarette.
— Non, c'est bon. Mes sœurs sont un peu de la même espèce.
— Je t'assure, répondit-il en relevant les yeux vers moi, y'avait pas pire que moi pour les bêtises. C'était à peine si je passais une journée sans être cabossé.
L'anecdote me fit sourire. Il se retourna et tendit le bras pour s'emparer d'un autre produit, dont le nom m'avait échappé. Meguru était doux. Sa voix, sa manière d'appliquer ce qu'il fallait sur mon doigt. Je fondais petit à petit sous sa concentration aimable, sous son air appliqué, sous son rictus taquin.
Même si le silence n'était pas pesant, je voulais le connaître un peu plus. J'allais peut-être en faire trop, abuser de sa gentillesse. Ce n'était pas grave, j'en aurai retenu la leçon. Je rentrerai chez moi, dépitée mais sans l'envie de crever. Mais fallait-il que je trouve une façon de continuer la conversation, ou je resterai muette jusqu'à ce que je retourne chez moi. J'optais pour l'option qui me paraissait la plus sage ; être honnête.
— T'aimes les fleurs ? Ça sent bon.
— C'est gentil. Attends, faut que je t'explique.
Ce qu'il fit. Il lâcha ma main, que je retrouvais glacée sans la chaleur de la sienne. Il parlait avec les bras, en grands mouvements pour énoncer ses dires :
— Maman est peintre. Le problème, c'est que son matériel pue la mort, je mens pas ! Elle, ça lui fait rien, mais ç'a commencé à m'agresser les narines, alors j'ai dû trouver des solutions. Au début, le pschitt pour toilettes, ça marchait plutôt bien, sauf que ça cachait pas totalement l'odeur de l'alcool et de l'essence. J'ai pris des fleurs, je les ai séchées, et bam. J'en ai aussi mis dans des pots. Maintenant, ça embaume.
— C'est plutôt pas mal. Au moins, c'est agréable d'y vivre. Tu savais que c'est tous ces petits trucs qui font que tu te sens bien dans ta peau ?
Adossé contre la baignoire, il ferma les yeux en souriant. La chaleur coulait contre les murs, bavait sur le miroir en gouttes incolores. Sur sa peau, un peu bronzée, des paillettes d'eau se cristallisaient au milieu de ses épaules. L'une dévala son biceps, comme un zigzag. Comme si elle savait où elle allait, mais jamais comment elle y arriverait. Je penchais la tête en observant ce dédale se mêler aux tâches de rousseur de son cou. Son torse se soulevait lentement, prêt à chacune de ses prochaines respirations, prêt à vivre longtemps, sans se poser réellement de questions.
— Naari, hein ? Tu veux une clope ?
— On va enfumer la pièce, ça va être invivable. Faut aller dehors, mais t'as vraiment envie de te lever ?
— Vraiment pas.
Il se roula sur le côté. Le chaud tabassait le reste de bonne volonté qui était dans mon corps, mais je posais mes genoux au sol pour me relever. Sa proposition avait réveillé le fait que je n'avais même pas pu terminer ma cigarette correctement. Sauf que maintenant, je ne pouvais plus la prendre seule. Pas plus dévastée que ça de cette nouvelle, je tendis la main à Meguru.
Il l'attrapa, et sa chaleur à lui me fit plus de bien que tout ce que la Terre m'avait offert depuis un long moment. Il s'appuya sur moi, comme un pilier fondateur, et me regarda dans les yeux. Sa proximité ne me dérangeait pas.
Meguru m'embarqua, me fit passer toutes les pièces de son appartement. Ce n'était pas le bordel auquel j'étais habituée : un chevalet vide prenait place dans le salon, devant un canapé et une TV cathodique. Il attrapa le briquet, son paquet de clopes qui traînaient sur une petite table et fit coulisser la baie vitrée. Un courant d'air brûlant m'assomma le visage, vite remplacé par la température ambiante. En rouvrant les yeux, les lumières m'agressent la rétine.
C'était généralement à ce moment précis qu'on se rendait compte de la beauté de la ville.
Les lampadaires, les néons des bus et les couples dans les rues. Il y avait une fille, sa copine la tenait dans ses bras : elles souriaient toutes les deux, je pouvais même voir les fossettes de la première. L'autre la faisait tourner, voltiger, l'embrassait quand le moment s'y prêtait. La fille aux cheveux longs se laissait faire ; elle savait que son amante ne la lâcherait pas, même au risque de tomber avec celle qu'elle faisait voler.
C'était une confiance inébranlable que seul le temps avait pu créer. Enfin, il n'y avait pas que leur foi mutuelle : un cocon s'était formé autour d'elles, qui arrêtait la chaleur, les regards indignés des passants nocturnes, et le nôtre aussi.
Parce que Meguru regardait autant que moi le visage rose des deux jeunes femmes qui dansaient dans la rue. Il en avait même lâché sa cigarette, bras croisés sur le garde corps en fer rouillé. Je ne pouvais plus le nier : il avait probablement le plus joli faciès que j'eus rencontré de toute ma vie.
Il était émerveillé. Émerveillé par la beauté d'un amour qu'on préférait controversé pour avoir quelque chose à dire à ceux qui s'adoraient sans penser au futur, émerveillé par la liberté qu'elles s'offraient toutes seules. Moi, c'était son extase silencieuse qui me fascinait. Les lèvres entrouvertes, les yeux où même le ciel n'aurait pas pu contenir l'avalanche d'étincelles qui s'y trouvait, il se retenait de pousser un cri de joie. Ses pomettes remontaient doucement dans un sourire éclatant, époustouflant même.
J'aurai voulu posséder ne serait-ce qu'un tiers de sa noblesse juvénile.
Il tourna d'un coup la tête vers moi, la peau zébrée d'orange et de blanc. Je me redressais lentement, parce que je sentais qu'il allait me sortir quelque chose d'important. Je le voyais dans la façon dont son corps tremblait d'excitation, de peur aussi, peut-être. Ses pupilles glissaient sur mon visage, un peu partout, sur mes épaules, mon nez et mes yeux.
— Je veux vivre comme elles !
— Pardon ?
Ma stupéfaction lui passa au-dessus de la tête, et, tout sautillant, il éclata de rire avant de continuer sur sa lancée.
— J'veux ce qu'elles ont. Tu sais, une vie où même si les gens te regardent mal, où même s'ils te jugent, tu sois assez con pour les laisser de côté. Je veux vivre sans penser à demain.
— C'est dur de vivre comme ça. Avec cette mentalité, c'est plus de la survie. Mais je comprends. T'es sûr d'être assez fort pour réussir ?
— J'imagine que c'est plus facile à deux.
Son sourire fana, mais pas assez pour disparaître. Au lieu d'expliciter le fond de sa pensée, il approcha sa clope de la mienne, la ralluma et la porta à ses lèvres.
— Tu vois, ça marche pareil. Quand tu seras à sec, je serais là, et inversement.
— Tu veux qu'on se soutienne mutuellement ?
— Je veux qu'on vive, Naari. Je veux qu'on vive parce qu'on est deux inconnus un soir de juin, qu'on aura pas le temps de se détester. Que même si ça finit mal, on s'en fout, on n'aura qu'à se lâcher.
— J'aime bien l'idée. Moi aussi, je voudrai avoir un destin pas tracé, faire ce que je veux. T'as pas l'air con, Meguru. On y arrivera.
Sa tête se posa doucement sur mon épaule, dans un bruissement indistinct. Même si le contact me surprit, je fis de même. Ce fut très certainement le moment le plus doux que la vie m'ait accordé à ce jour.
Il soupira un filet de fumée qui s'étira comme rond sur le noir du ciel, mourut en volutes de rêves dans une lenteur tellement rapide que j'eus a peine le temps de remarquer que Meguru chuchotait.
— Je te demande ton aide parce que moi, j'ai que soixante jours pour vivre.
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Je ne connaissais pas le nom des étoiles par cœur, ni les joueurs de foot les plus prestigieux. Je n'avais pas la mémoire pour. Je retenais l'important, le beau, le poétique, un peu d'idiotie de temps en temps.
Meguru était une encyclopédie à lui tout seul. Il avait lâché le lycée, mais il avait cette curiosité aveugle envers tout ce qui existait, tout ce qui avait ne serait-ce qu'une connaissance à lui apporter. Il s'intéressait particulièrement à l'astronomie, aux espèces sous-marines et à la cuisine. Je n'avais pas compris le but du mélange, jusqu'à ce qu'il m'explique que c'était des sujets qui n'avaient pas vraiment de lien ; ainsi, il avait peu de chances d'apprendre deux fois la même chose. Il n'avait pas le temps de le perdre ainsi, avec son compte à rebours.
Il vivait autour de l'horloge qu'on lui avait diagnostiqué, alors son but premier, c'était de survivre à cent à l'heure. Je ne savais pas pourquoi il m'avait demandé de le suivre dans sa course contre la montre, mais je n'étais pas affolée d'avoir accepté. Au contraire, en à peine quelques messages échangés alors que j'étais en cours d'espagnol, j'avais appris qu'il jouait au foot quand la météo le lui permettait, qu'il aimait beaucoup les arcs-en-ciel et qu'il détestait quand on lui disait quoi faire.
Il m'attendait devant le lycée, et aujourd'hui n'y faisait pas exception. Assis contre le grand poteau de pierre, Meguru faisait glisser son pouce sur l'écran, se fichant bien de qui passait à côté de lui, et à qui sa jambe tendue manquait de faire un croche-pied. Il ne me vit pas non plus m'approcher.
— C'est confortable, le goudron ?
Il rangea de suite son portable et se releva sans tituber, sourire aux lèvres.
— Pas trop. Mais bon, après je te vois, ça en vaut la peine.
— Arrête les charmes, soupirai-je en haussant les épaules.
— Ah... ça marche pas avec toi ?
— Si, un peu trop bien.
Il éclata de rire, d'un coup, comme un tonnerre en plein mois d'août. Et je le suivis, parce que j'aimais les éclairs, qu'ils accompagnaient souvent la pluie, et s'il était le soleil, je ferai apparaître ses arcs-en-ciel.
Son objectif de la journée, c'était d'aller au skatepark à côté de notre HLM. La main dans la mienne, il me traînait un peu partout, sans s'inquiéter plus que ça des passants qu'il bousculait. Une boule d'énergie dans un pays à la rigueur sans nom, ça laissait quelques traces.
— C'est pas la première fois que tu me parles du skatepark, déclarais-je en revenant à sa hauteur. T'aimes cet endroit ?
— De fou ! Y'a tous les gosses des rues qui s'y ramènent le soir, mais l'après-midi, c'est un peu plus désert. Je voulais te montrer quand c'est calme, comme ça, tu verras la différence. On pourra y retourner ce soir, et je te présenterai les gens !
— Je croyais que t'étais souvent tout seul ?
Il baissa les yeux vers moi, l'air intrigué. Je n'aimais pas vraiment qu'on me regarde comme ça : la plupart du temps, c'était pour me sous-entendre que je racontais n'importe quoi. Sauf qu'au lieu d'hausser un sourcil, son visage se raviva de son grand sourire sincère.
— C'est des amitiés nocturnes. Le genre de gens avec qui tu traînes une fois de temps en temps, sans vraiment t'y attacher.
— C'est pas un peu triste ? On dirait que tes amis sont des piliers instables. Quand l'un tombe, tu repars sur un autre, et ainsi de suite...
— Si, c'est pour ça que t'es là ! Tu vas rehausser le niveau. Enfin, c'est pas vraiment mes amis, donc on s'en fout.
Et ses pas me guidaient sans que je pose plus de questions. Pourquoi les poser quand j'étais sûre qu'il m'en donnerait la réponse ? Meguru n'était pas un livre ouvert, mais il n'était pas non plus une cave fermée à double tour. Peut-être que c'était ce que j'avais apprécié chez lui au premier abord : une franchise reluctante, et la sincérité de ses traits fins. Le problème dans tout ça, c'était que je ne le connaissais que depuis sept jours.
Malgré tout, il ne mentait pas : le skatepark était désert. Un vent frais passait entre les trous de mon châle, mais je ne frissonnais pas. Je n'avais pas envie d'avoir froid, plutôt. Alors que je croisais les bras, Meguru se laissa tomber sur le béton, comme une étoile de mer. Il ne me regardait pas, ne regardait rien. Il contemplait le monde sans en faire partie.
C'était comme si, parfois, l'échéance le rattrapait, le terrassait et le calmait pour une durée indéterminée. Et moi, là, à fixer en silence un humain qui se savait bientôt mort. C'était étrange d'avancer des choses aussi personnelles sur quelqu'un que je ne connaissais pas réellement, mais j'avais l'impression salope que j'avais passé les dix dernières années de ma vie à l'écouter raconter la sienne.
Cette idée de déjà-vu m'avait déjà frappé plusieurs fois en à peine une semaine. Je la détestais sincèrement, parce qu'elle me faisait croire que je pouvais être triste pour quelqu'un que je venais de rencontrer.
Parce que je savais qu'il allait s'en aller.
Dans deux mois, puisqu'il ne veut pas partir ni avant ni après. Cette pensée me terrifiait, parce que j'étais sûre que Meguru n'était pas rien. Il n'était pas un gars qu'on avait foutu sur mon chemin juste pour combler un bout d'existence, puis repartir après sans avoir marqué ma vie.
Je m'assis à côté de lui, et il leva la tête pour la tourner vers moi. La mienne restait baissée : il fallait que je calque au mieux son visage dans ma mémoire. Ma contemplation ne le laissa pas de marbre, puisqu'il se mit à sourire.
Irraisonnablement.
— Je suis beau ?
— Un peu.
Et mes doigts écartèrent doucement les mèches de sa frange. Ses paupières se fermèrent, et si mon cœur fit un bond au début, je compris assez rapidement qu'il respirait juste l'accalmie.
Parce que les orages commenceraient rapidement à casser notre bulle à nous.
Je m'étalais sur le sol, recroquevillée autour de la tête de Meguru, à tracer de l'ongle les fils dorés qui jouaient en spirale sur son front. Je ne m'étais jamais permis une telle proximité avec quelqu'un d'autre, même Kat et Suz. Si je le laissais me prendre la main, lui me laissait former un cocon autour de son corps. Peut-être qu'il aimait notre coquille.
— Tu sais, Naari, ne pense pas au temps. Ne pense pas au sablier, ne pense pas à ce que tu rateras. Et après, ne pense pas à moi.
— On verra plus tard. Pour le moment, tu dois juste vivre.
Juste à ces mots, il ramena son bras vers moi, et caressa doucement le derrière de mes cheveux.
J'allais protéger le peu de vie qui lui restait, peu importe ce que cela m'en coûterait.
Même si je savais qu'un bon de mon cœur partirait avec lui.
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Meguru attendait ses amis, debout sur la rampe de skate. Moi, j'étais assise, un genou contre le menton, en voyant le soleil décliner à l'horizon. Il commençait vraiment à faire froid.
— Ils vont bientôt arriver, tu vas voir.
Il ne mentait toujours pas : à peine eut-il prononcé ces mots qu'une bande de gamins surgit du brouillard opaque de la nuit. Un ballon de foot sous le bras, un autre de basket sous le deuxième, le premier de la bande s'avança en chef devant nous. Il tremblait de tout son long, mais Meguru éclata de rire. Son air désemparé me fit sourire aussi.
Je pensais que mon inconnu allait descendre pour accueillir les nouveaux arrivants, mais il n'en fit rien. Il s'agenouilla à côté de moi, sans quitter des yeux la bande de pré-adolescents qui venaient de faire irruption dans la plaine déserte.
— Isagi et Nagi vont pas mettre de temps, je pense. On peut pas commencer sans eux.
Sa voix se brisa aux derniers mots. Mon bras hésita, se fraya un chemin contre ses omoplates. Le tissu de son gros pull glissa sous ma main, mais je réussis à attraper son épaule, à l'amener contre moi. A sentir sa tête se caler contre ma jugulaire, le sang affluer dans cette dernière.
Meguru sentait le printemps. Une odeur de vanille, de grenade et de douceur. Une chaleur qui émane de son être, qui rappelle des vacances que je n'ai pas connu. Les courses en vélo au bord de la mer, les crabes coincés dans les crevasses, qui mordaient vos pieds quand le soleil tapait trop fort et que l'envie de mer venait vous presser contre la marée.
Meguru, c'était un mélange de tout ça, de la nuit et du jour, et je n'en prenais conscience que quand il était prêt de moi. Quand il s'éloignait, il emmenait avec lui ses pluies d'étoiles filantes et ses poursuites dans le sable. Meguru rêvait tellement qu'il en était devenu son propre idéal, et il me le prouvait en sourires désinvoltes et en regards sournois.
Il avait possédé le sentiment de liberté.
Quand Isagi, Nagi et la petite bande arrivèrent, le brun ne daigna même pas quitter mes bras. Il m'adressa un coup d'œil quémandeur, et je déserrais lentement ma prise autour de son corps musclé. Il glissa sur la rampe, un petit rire lui échappa ; je fis de même, et il m'aida à me relever, debout devant moi.
Il me fit découvrir Isagi. Derrière Meguru, j'avais compris que le garçon aux cheveux cendrés avait partagé une grande partie de la vie de mon ami. Moi, je ne savais ni jouer au foot, ni lancer le ballon de basket. Perchée sur la rambarde du terrain, plus solide que celle du balcon, je partageais leurs fous rires quand Isagi gueulait sur Nagi qui n'en foutait pas une, ou quand Meguru m'attrapait l'index pour m'emmener valser. J'avais les cheveux devant les yeux, mais je riais.
Je riais tellement que mes poumons me faisaient mal. Je riais tellement que je voulais que ça continue pour toujours.
J'ai ri quand j'ai découvert que Chigiri avait ramené des lanternes, et que Meguru avait toujours son briquet sur lui. Isagi en déplia un avec un gosse, et je m'emparais d'un rond de papier plié orange pour l'examiner. Mon châle devint alors plus lourd, et je tournais la tête pour voir les yeux noisette d'une enfant me fixer.
— J'arrive pas à allumer le mien...
— Tu veux de l'aide ? Comment tu t'appelles ?
— Aima, sanglota-t-elle en hochant la tête.
J'acceptais la requête, sauf que je n'avais rien pour l'aider. Je furetais pour trouver Meguru, au milieu de la cohue. J'attrapais vivement la main de la fillette pour chercher le garçon aux pupilles jaunes dans la petite foule. Un peu plus loin, mains dans les poches, assis en tailleur sur le muret en pierre, il alluma sa cigarette, dos à nous. Le zippo que je convoitais tant se trouvait entre ses mains. Un doigt sur la bouche, je signifiais à l'enfant de se taire, et m'avançait discrètement derrière le brun. Il sursauta quand mes mains se posèrent sur ses joues, et se retourna pour me sourire, tout fier.
— T'as besoin de quelque chose ?
— Ton briquet.
Il baissa la tête vers Aima, qui tenait toujours son lampion compressé, et comprit de suite ce que j'allais faire avec. Il ressortit le briquet de sa poche, me le mit entre les doigts et se pencha vers l'enfant.
— Tu veux qu'on le balance ensemble ? murmura-t-il en s'accroupissant.
Un grand rictus enfantin pris place sur le visage de la plus jeune. Amusée par la situation, je l'aidais à déplier la lanterne, et Meguru se plaça à côté, zippo en main. Tous les trois agenouillés, les yeux d'Aima se ravivèrent quand la flamme se posa sur le petit cercle incandescent. A peine eus-je lâché le lampion, Meguru se laissa tomber sur le gravier, cou tourné vers le ciel. Les petites mains de l'enfant se colorèrent d'un rouge translucide, qui s'amenuisait à mesure que le lampion s'évanouissait dans la nuit. Meguru acclama l'envol, tapa doucement dans ses mains.
— Mademoiselle Aima et Apollon 14 ! Bravo pour ce décollage plus que réussi !
Elle éclata de rire, tourna autour de la lueur dorée. Je m'asseyais à côté de Meguru pour la regarder, elle et les autres, tous ceux qui s'extasiaient devant le spectacle. Un festival des lanternes, rien que pour nous, rien que pour ceux qui vivaient la nuit. Meguru me passa sa clope, j'en pris une taffe avant de lui rendre. Dans un geste habituel, inné, poussé par le temps, il se reposa sur mon épaule.
Encore une fois.
_______
— Celle-là, celle-là !
C'était la cinquième robe que j'essayais, et Meguru avait toujours les mêmes réactions. Je tournais sur moi-même, les éclats de rire en boucle d'oreilles, et les longues jupes de maman formaient un grand cercle autour de mes jambes. Meguru me regardait, adossé au mur, et je continuais au gré de ses "j'ai pas vu, retourne-toi !". Et, sans que je m'en rende compte, mon cœur sombrait un peu plus dans les méandres de ses sourires exaltés. Il ne restait plus que trente jours au compteur, mais le grand brun faisait tout pour oublier qu'il était un papillon.
Sincère, libre, hypnotisant de couleurs, mais éphémère.
Si lui me forçait à ne pas y penser en me rappelant qu'il était toujours là, je n'oubliais pas. Celà faisait deux bonnes semaines qu'il passait sa vie dans mon appartement, quand maman n'était pas là et que mes sœurs squattaient le parc à jeux. Il toquait doucement à la porte, apportait parfois des fleurs. Quand il me tendit pour la première fois des myosotis, ma vision se troubla, et je cachais mes yeux derrière le bouquet pour qu'il n'en voit rien.
Il restait là le soir, la nuit, le matin. Nous étions en juillet, et il voulait regarder les étoiles. C'était important de se coucher dans l'herbe humide, sans couette, pour observer des petits astéroïdes se balader dans le ciel. Alors aujourd'hui, Meguru désirait plus que tout fixer la voûte céleste, à attendre avec moi qu'un de ses vœux se réalise. Malheureusement, il était encore trop tôt, alors je continuais d'essayer des robes qui ne m'allaient pas, et le brun riait devant mon allure étrange.
J'avais remis mon short déchiré, le dressing de maman n'offrait plus rien de concret, et le mien non plus. Quand j'étais petite, je piquais ses talons, et je m'étalais par terre parce qu'ils étaient trop grands. Maintenant, il m'allait à ravir ; mais ses vêtements de bohème ne me faisaient pas honneur. Même si j'avais toujours aimé les essayages, il fallait bien s'arrêter un jour.
Alors que je prenais le tas de fringues qui jonchait le sol, Meguru me le fit lâcher en prenant ma main. Je n'étais qu'à moitié surprise : j'avais senti sa présence quand j'étais baissée. Les habits retombèrent au sol.
Il me surplombait de sa taille, toujours avec son grand sourire de bêta. Ses doigts se serrèrent autour de ma paume, ne me laissaient pas de sortie. Tant mieux pour moi, parce que je n'avais aucune envie d'échapper à sa prise. Il ne bougea pas, resta là, à me regarder dans les yeux. Son pouce caressa le dos de ma main, et c'était bien la seule action qu'il se permettait. Moi, j'avais besoin de plus que ce simple contact pour le sentir en vie.
Je lâchais sa main, en laissant mon index et mon majeur glisser sur ses stries. Je l'entourais de mes bras lentement, lâchement, la joue collée contre son torse. Je ne fermais pas les yeux : sourcils froncés, la première larme de tristesse coula sur le coin de mon œil. Elle tâcha son T-shirt, mais Meguru n'en dit rien. Il frottait doucement mon dos, le menton sur mes cheveux. Je le sentais sourire, toujours. Pendant que je retenais mes reniflements, lui me serrais au plus fort contre lui.
Sous ma pommette, son cœur battait.
Son cœur battait.
Une avalanche déferla de mes canaux lacrymaux quand je me rendis compte que ce cœur s'arrêterait un jour, et que ledit jour se rapprochait insidieusement. Qu'un bout du mien partirait forcément avec, et que je ne pourrais jamais le récupérer. Comment mon monde avait pu se former, en à peine un mois, autour de Meguru Bachira ? Que deviendraient les étoiles quand il les rejoindrait, mais qu'il brillerait plus qu'elles ?
C'était toutes ces questions qu'il laisserait en suspens.
— Pourquoi c'est les gens comme toi qu'on arrache au monde ? Pourquoi on les laisse pas vivre ?
— Je sais pas, mais on ne peut pas remettre en question une fatalité. On s'y accomode, il n'y a pas vraiment d'autres choix.
Et les larmes, qui s'étaient arrêtées, reprirent d'un coup. Je voulais brûler ceux qui lui avaient donné un destin aussi triste, et lui en refaire pour qu'il vive un peu plus longtemps. Qu'il passe son éternité à mes côtés, à me ramener des fleurs, à courir avec Isagi.
Pas mourir à dix-sept ans.
Il me força à relever la tête et embrassa mon front. Je commençais à haïr autant qu'à adorer la douceur dont il faisait preuve à chaque fois qu'il me touchait.
Meguru emmènerait avec lui toutes les plus belles choses que cette Terre ait jamais connu.
Sans prévenir, il m'arracha de son étreinte et m'embarqua dehors : on pouvait maintenant voir les constellations, et c'était tout ce qui lui importait. Contrairement à moi, il se fichait pas mal de son avenir déconstruit.
Il ne voulait pas me voir pleurer. Alors qu'il dévalait les escaliers, moi à sa suite, je séchais les traces d'eau sur mes joues. Peut-être fallait-il oublier l'échéance, du moins jusqu'à ce qu'elle arrive.
Il ouvrit en grand la porte centrale du HLM, et c'est moi qui courut jusqu'à l'herbe pendant que lui me suivait. Il s'étala volontairement dedans, et je me laissais tomber à genoux à côté de sa tête. Non, Meguru ne me faisait pas pleurer, il me faisait vivre.
— Orion, là. La grosse étoile qui brille, c'est l'étoile du nord. Avant, elle dirigeait les marins. Maintenant, elle brille juste beaucoup. Je pense qu'on la voit dans le Sahara.
— T'es sûr de ton coup, là ? murmurais-je, la voix étranglée : mon cou était tendu vers le ciel.
— Non, je t'enverrai des messages pour que t'en sois certaine.
Couché sur mes genoux, il me lança un regard mesquin, que j'esquivais en roulant des yeux. Je passais mes doigts sur son visage gelé, quand, d'un coup, l'idée me traversa l'esprit.
Je me baissais un peu, juste assez pour déposer une minuscule pression des lèvres sur son front. Il ne bougea pas, en témoigna ses cils qui frôlèrent l'arête de mon nez. J'en posais une autre sur le sien, de nez, et mon cœur commença à tambouriner dans ma poitrine quand je l'entendis murmurer mon prénom. Son souffle chaud tapait mes lippes alors que je voyais les siennes s'étirer en un long sourire. Il faisait beau sur la peau de Meguru.
Je touchais ses lèvres des miennes, embrassant son sourire, sa chaleur et les printemps que je n'avais pas été en mesure de passer avec lui.
Mes larmes, elles, coulèrent en vengeance salée sur ses joues, alors que je l'embrassais plus fort, plus longtemps, le tremblement en maître sagesse.
Sa peau, les (im)perfections de sa bouche, son goût de vanille m'avaient eu. Je ne voulais pas aller plus loin, juste reposer mes lèvres sur le havre de paix qu'il avait bien voulu m'offrir. Il sécha les gouttes qui glissaient en traces luisantes sur ses joues à lui.
— Pleure pas, je t'ai dit, murmura-t-il en m'embrassant une dernière fois.
Son regard disparut derrière ses paupières, et il s'endormit sur mes genoux, comme un enfant. Moi, toujours bien éveillée, me laissais éblouir par la lune. Une étoile filante passa, ma vue se brouilla de nouveau.
"Laissez Meguru sur Terre. Vous ne savez pas ce que vous m'enlèverez."
Parce que le ciel m'enlèverait bien plus qu'un simple humain : c'était un pan de ma vie qui s'achèverait dans la mort de mon étoile.
____
Couchés sur le sofa de l'appartement de Meguru, je fixais le vide, affalée sur lui. J'avais arrêté de compter sur le calendrier les jours qu'il lui restaient, je n'avais pas la date de son départ. Lui, il n'en parlait pas non plus. Muets comme des carpes, on attendait la déchéance, impuissants. C'était ce qui m'énervait le plus : mon incapacité à agir. On ne pouvait pas jouer la roulette russe contre le temps, ni assassiner la vie pour en faire réapparaitre une autre.
Meguru me fit relever la tête, tout sourire. Juste avant perdue dans mes pensées, je fus braquée en un instant dans ses pupilles dorées, qui brillaient plus que jamais.
— Je t'aime. Du plus profond de mon cœur, jusqu'aux limbes de mon âme. Même si y'a eu que deux mois, même si on s'est fait courser par un sablier, je t'aime et je t'aimerai toujours. Si je t'avais pas connu, j'aurais passé mes derniers jours seuls, et je t'en suis tellement reconnaissant pour ça. J'ai toujours détesté la solitude.
Un soupir tremblant traversa mes lèvres, et je me rapprochais de son visage. Il fallait que j'en trace les courbes, que sa mâchoire n'ai plus de secrets, que la peau striée qui encadrait sa bouche ne soit qu'à moi. Il le fallait, dieu, il le fallait.
— Je te tiendrai à jamais dans mon esprit. T'en auras toujours la place la plus importante, devant tout le monde. T'as rendu parfaits soixante jours de ma vie, et c'est déjà beaucoup. Même si j'aurai voulu que tu restes un peu plus longtemps, sache que t'es bien le seul à avoir magnifié mon existence en aussi peu de temps.
Et je le savais.
Je le savais, je le comprenais, et j'aurais voulu être idiote pour ne pas m'en rendre compte. Sous la paume de ma main, doucement, d'une lenteur affligeante, les battements de son cœur se calmèrent.
Sous la paume de ma main, ce cœur s'arrêta.
Ses doigts lâchèrent les miens.
Mais, pire que tout, alors que j'espérais que la mascarade se termine, parce que j'y croyais encore, ses yeux s'éteignirent.
Les étoiles de ses orbes disparurent dans le vide, mais son sourire ne fana pas.
— Meguru..?
Ma voix se brisa en même temps que mon être.
Et parce qu'il ne voulait probablement pas que je pleure, j'embrassais ses lèvres immobiles une dernière fois, car je savais que là où il était, il sentirait ce dernier contact.
Au milieu de mon chagrin, je n'en voulais pas à Meguru pour m'avoir laissé toute seule. Je l'aimais pour m'avoir donné un bout de ce qu'il était, pour m'avoir largué des souvenirs, pour m'avoir offert un jardin d'Éden que personne n'aurait jamais pu créé.
Je l'aimais pour avoir réussi à exister.
____
Aujourd'hui, j'ai le cœur en quarantaine. Meguru a été la plus belle histoire que le monde ai imaginé, aussi fragile fut-elle, et je ne trouverais jamais personne pour combler le vide immense qui me transperce à chaque réveil. Les soirs d'été, quand je vois l'étoile du Nord, c'est lui qui vient me souhaiter bonne chance.
Je vais souvent visiter son repos. J'ai parfois peur de le troubler dans son sommeil, mais je me rappelle toujours qu'il ne m'en aurait pas voulu. A chaque fois que je repars, après lui avoir parlé de tout ce qu'il s'est passé depuis ma dernière visite, j'y laisse des fleurs.
Les myosotis embellissent la pierre plus qu'on aurait pu le croire.
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je suis tellement fière de cet OS. J'ai pleuré à un point énorme en l'écrivant, et je veux que vous ayez la même réaction.
Parce que 60 jours, c'est largement assez pour faire naître deux cœurs similaires.
CATÉGORIE : ANGST
THÈME 3.
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