Chapitre 4 : La Vérité de Rika

Le portail magique, sans aucun rapport avec ceux reliant les Enfers avec la Terre, donnait directement sur la grande place du Havre des Cimes. Soulagée de respirer l'air glacial et pur des hautes alpes, Rika se massa la nuque, exténuée.

Tout autour d'elle, l'ancien palais royal des Némésis était plongé dans un profond silence. Elle le savait, posté dans la haute tour dominant le bâtiment, Morten l'avait déjà repéré. Le métamorphe était un radar, même dans son sommeil. Un véritable petit assassin.

La lune éclairait les pavés partiellement couverts de mousse, rendant son trajet plus aisé. L'aile ouest, par rapport à la Tour, était gracieusement incurvée, avec en son sein un immense dortoir. Tous les enfants devaient déjà dormir, persuadés d'être en sécurité dans ce palais des temps oubliés. D'une certaine façon, ils avaient raisons. Morten et elle ne laisseraient jamais quiconque leur faire du mal.

Dans l'aile est, symétrique à l'ouest, se trouvait diverses pièces : la salle du trône délabrée, des bureaux inutilisés, la salle de bal, la chambre du métamorphe à l'étage. Les autres étaient inutilisables, outre celle de Rika, perdue dans leur multitude.

-Bon sang, tu étais passée où !?

Le sifflement rageur de Morten lui fit relever la tête. Elle croisa son unique œil, plein d'une accusation inquiète. Or, le mieux qu'elle trouva à faire... Fut de piquer un fard. A cette simple question, ses ébats avec Fergus lui étaient revenus en pleine figure, sa mémoire se rappelant de façon électrique les mouvements de son corps musclé contre le sien. Dans le sien.

-Heu... C'est une blague ? Tu rougis ? Bordel, tu rougis !?

Pourtant si tempéré d'habitude, il semblait à deux doigts de crier, l'œil écarquillé. Il était bien plus grand qu'elle, et plus fort, pourtant, elle n'en avait cure. Elle avait une confiance absolue en ce grand crétin.

-Qu'est-ce que tu as fait !? Et avec qui !? Oh bordel, si je mets la main sur le connard qui t'as... Parce que tu es... Tu pus le sexe !

-Temps mort ! Craqua-t-elle en lui décocha un coup dans la gorge, assez léger pour le faire crachoter, à la recherche d'un air soudain rare. Je suis restée enfermée un mois, à être droguée pour être offerte aux foutus étalons de Lucifer ! Alors tu te la fermes ! C'est clair !?

Incapable de répondre, il leva son pouce vers le ciel, son autre main sur sa gorge. Furieuse, Rika le dépassa à grandes enjambées, pour s'engouffrer dans la tour. La double porte était flambe en neuve, de chêne finement sculpté. Elle avait dû être vigilante pour cette commande. Par chance, le menuisier était trop jeune pour s'inquiéter du symbole gravé dans le bois : un saule pleureur.

-Une rencontre est prévue avec Satan en Exil, afin d'établir ou non son statut d'allié.

-Sa... Tan... ? Gargouilla Morten. Chi...

Elle dépassa le hall en aussi mauvais état que le reste, grimpa les escaliers quatre à quatre, jusqu'au troisième étage. Là, elle s'engagea dans l'aile Est. Sa douche. Elle avait besoin de sa douche, de se débarrasser de ces vêtements, de se libérer de l'odeur de Fergus Ferguson qui lui montait au nez.

-Nous aurons un cours laps de temps pour nous préparer. Tu as intérêt à prendre une bonne nuit de repos, car les prochains jours vont te mettre sur les rotules.

-Génial...

Elle s'arrêta en plein milieu du couloir, pour lui adresser un sourire féroce.

-Réjouis-toi : nous nous approchons de notre vengeance.

-Rika ?

La Némésis pivota d'un bloc. Sa sœur se tenait là, livide. Ses cheveux blonds avaient poussé, en un mois. Ses cernes aussi. Elle avait perdu du poids, par ailleurs.

-Heureuse de te revoir, petite sœur.

Contre toute attente, elle se jeta dans ses bras. Elle enlaça Silke de toutes ses forces. Surprise mais pas mécontente, cette dernière lui rendit son accolade. Elles avaient traversé beaucoup de choses, jusqu'à présent. Mais jamais, au grand jamais, elles n'avaient eu un véritable comportement filial.

-J'étais enfermée par Lucifer, expliqua-t-elle à sa sœur, qui la serrait un peu trop fort désormais. Mais Ferguson m'a sauvé par inadvertance et...

-Ferguson !? C'est le nom de ce... voulut intervenir Morten.

-Toi, la ferme ! Je suis venue dès que j'ai pu, Silke. Heu... Je ne suis pas morte.

Le silence se prolongea. Elle ne la lâcha pas. Rika jeta un coup d'œil désespéré à Morten, qui haussa les épaules, toujours vexé de s'être fait remettre à sa place. Finalement, sa sœur s'écarta avec un léger reniflement.

-Tu peux me dire depuis combien de temps tu fais une telle chose ?

Elle regarda autour d'elle, le couloir, les murs de pierres nus, les fenêtres en ogive donnant sur la magnificence des montagnes. Rika eu un petit sourire, fière d'elle. Elle allait enfin pouvoir raconter la vérité à sa sœur.

-Depuis mes quatorze ans. C'est l'époque où Lucifer, persuadé de m'avoir à sa botte, a commencé à me confier la charge de tuer les nouveaux nés de sexe masculin.

Né avec un pouvoir potentiellement supérieur aux femmes, ces enfants étaient éliminés dès la naissance. Afin de protéger ce maudit Lucifer. Ainsi, il gardait la main mise sur le système de reproduction des Némésis et échappait à des combattants redoutables.

-Tu... Tu es sérieuse ?

Silke la fixait, stupéfaite. Cela l'estomaquait, apparemment. Comme quoi, elle avait bien caché son jeu, ces dernières années. Peut-être un peu trop, au vu de l'allure de déterrée de sa cadette.

-Quoi ? Tu croyais que c'était une soudaine lubie, de t'arracher des griffes du Déchu et de t'envoyer en Exil ?

-Oui.

Rika haussa les épaules. Si elle était parvenue à berner même sa petite sœur, c'était qu'il n'y avait aucun risque. Personne ne pouvait connaître l'existence du Havre des Cimes. Du moins, pour quelques jours encore.

-Il est l'heure d'aller se coucher. La journée a été longue pour tout le monde, fit-elle en raccompagnant Silke dans sa chambre.

Morten avait fait du bon travail. Tout était propre, net, les draps frais tendus sur le matelas bien trop mince à son goût. Bon sang. Il était temps de passer au rythme supérieur. Elle s'y attellerait dès le lendemain.

-Tous ces enfants, que j'ai vu, souffla Silke. Ce sont tous...

-Des Némésis, confirma-t-elle. Je n'ai jamais tué les nouveau-nés : je les confiais à Morten, qui s'en chargeait lors de mes absences.

-Quasiment tout le temps, en fait, lança le métamorphe.

-Je ne peux pas être au four et au moulin !

-Incroyable... Tu as sauvé des générations des nôtres, sans jamais en parler... Comment... Enfin...

Elle croisa le regard noir de Rika, l'air épuisée, torturée.

-Comment as-tu fait pour passer outre le lavage de cerveau de Lucifer ? Je veux dire... C'est un acte de rébellion des plus... Tu aurais pu être tuée des centaines de fois...

-C'est une longue histoire. Je te la raconterais demain, d'accord ? Pour le moment, repose-toi. Le chemin pour atteindre le Havre a dû être éreintant.

Plus tard, assise sur le rebord du balcon, Rika admirait les montagnes. Oui. Depuis sa rencontre avec Morten, les choses avaient bien changés. Elle avait pris conscience d'une autre façon de penser, de la cruauté de ce qui l'entourait. Alors, en mémoire à sa mère, cette femme si forte, elle s'était rebellée. Cela avait commencé par les Ancêtres : elle était allée chercher les plus anciens, les plus libres de par leur naissance. Les plus forts : un roi et une reine devenu légendaires, perdu dans l'oubli. Ils lui avaient révélé l'emplacement du Havre des Cimes. Elle l'avait retrouvé, non sans mal.

Puis tout c'était enchaîné : son poste à l'assassinat des enfants mâles, son refus de commettre un tel crime. Elle les avait emmenés ici. Cela faisait plus de dix années qu'elle jouait à ce petit jeu, reconstruisant l'ancien bâtiment, luttant pour fournir de la nourriture, de la chaleur. Elle avait même dû y conduire une sorcière aveugle pour poser les portails de connexion et les sortilèges de protection. Sa paie de Némésis étant ce qu'elle était, elle avait volé dans les caisses du Déchu. Ça coûtait une fortune, d'entretenir tout ce monde ! Elle se demandait comment Alastor faisait, pour gérer Exil. Une fois qu'elle aurait révélé au grand jour le Havre, elle pourrait lui demander des conseils. En attendant...

Elle regarda l'aile ouest, où les dortoirs des enfants occupaient la majeure partie des trois étages. Elle ferait mieux de dormir elle aussi. Elle avait du pain sur la planche, avant la rencontre avec Satan.

*

Fergus arriva sur les Terres des Ferguson, tôt dans la matinée. Sa nuit avait été écourtée par les discussions avec Alastor et sa sœur, pourtant, en atterrissant près de la forme inerte de Svenn, il se sentait bien.

Au milieu des hautes herbes, Barbatos embrassait Hell, certainement pour retrouver des forces après une nouvelle nuit à contenir le jeune homme. Sans un mot, il prit le corps du métamorphe en poids, pour le reconduire dans son appartement. Il avait vraiment gagné en muscles, ces derniers temps. Il n'était plus aussi léger qu'à son arrivée, bon sang !

Il le déposa dans le lit, le borda, avant de sortir, silencieux. Il aurait presque sursauté en découvrant une jeune femme sur son chemin. Ses grands yeux bleus étaient accusateurs, comme toujours. Belinda était une métamorphe licorne, d'une beauté à couper le souffle. Peut-être était-ce la raison du choix des dieux pour sa forme. Sauf qu'elle était loin d'être vierge.

-Vous n'avez toujours pas trouvé qui il était ?

-Je n'ai pas vraiment eu le temps de me pencher sur la question, répondit-il avec un sourire calme.

-Nous attendons tous de savoir ! Cela fait déjà un mois !

-C'est vrai, fit Milan à ses côtés.

Lui, il le détestait depuis tellement longtemps qu'il fut capable de adressait un signe de tête aimable. Ce salopard avait dévoilé à l'ancien chef de Clan les pouvoirs de Hell, ce qui avait conduit à l'enfermement de cette dernière pendant des années. Et il avait osé se prétendre son « petit ami », juste pour bénéficier de ses soins. Il préférait encore avoir Barbatos comme beau-frère !

-C'est très important. Qui est-il ? Qui sont ses parents ?

-J'aurais eu le temps de me renseigner, expliqua Fergus aux deux personnes, si je n'étais pas contraint d'effectuer des missions seul, au nom des Ferguson, parce que mon propre Clan refuse de se mêler à une affaire de la plus haute importance.

-Nous ne devons rien à ces démons ! cracha Belinda.

-Ils ne nous apportent que des ennuis ! Vous vous souvenez, de ce déchu et de sa Némésis, venus pour nous tuer ?

Ah, oui, le duc de Bathin. Ce fou furieux avait décidé de voir à quoi ressemblait Hell, celle pour qui Barbatos avait manqué se faire tuer. Bon, plus tard, il était réellement mort pour elle. Une longue histoire...

-Nous sommes de toute façon impliqués dans cette guerre. Moi, et Hell, sommes des alliés d'Exil. Par extension, vous aussi. Je commence à penser que je vous ai laissé trop de temps pour réfléchir.

-Mais...

-Suffit, gronda-t-il en direction de Milan. Ma sœur Blanche va venir dans la journée pour les préparatifs du mariage. Le premier qui lui fait une remarque, une allusion, profère une sottise sur son époux, sur les démons, sur nos alliés, ou quoi que ce soit d'inapproprié, aura affaire à moi.

Les deux métamorphes baissèrent aussitôt la tête, en signe de soumission. Au moins, il y avait un avantage : tous reconnaissaient sa supériorité physique. Comme quoi, la violence dont il avait dû faire preuve restait encore dans les mémoires.

-Si vous avez compris, vous pouvez commencer vos entraînements.

Milan s'éloigna en silence. Il avait l'allure typique d'un viking : cheveux blonds cendré, petites tresses, avec la musculature d'un guerrier. Pourtant, il était un minotaure. Les dieux étaient parfois d'une ironie...

-Je n'ai pas d'entraînement, marmonna Belinda.

-Dans ce cas, retourne à tes taches.

Il voulut s'éloigner, mais elle l'attrapa par la main, avec une moue qu'il aurait trouvé craquante. Autrefois. Il y avait fort, fort longtemps. Maintenant, cela l'exaspérait.

-Je peux rester avec toi ? Je voudrais... Te montrer à quel point je suis fière de t'avoir pour chef.

-Garde tes faveurs pour un autre.

-Quoi !? S'exclama-t-elle. Mais ça fait des mois que tu n'as pas touché de femmes ! Que tu ne m'as pas touché !

Son haussement d'épaule la rendit encore plus furieuse. Pourtant, il ne s'attarda pas. Il n'avait aucune envie de la laisser lire ses pensées, directement dirigées vers ce sordide placard. Un grognement lui échappa. Rika ne le lui pardonnerait jamais. Par tous les dieux... La sensation de son petit corps contre le sien était encore bien trop vive...

*

Silke se réveilla dans la quatrième dimension.

Assise au bout du banc, elle observait ces dizaines de jeunes gens, tous occupés à mâcher consciencieusement leurs céréales dans un vacarme ahurissant. Ils devaient être cinquante, massés autour des longues tables en bois, les cheveux ébouriffés, encore en pyjama. Autour d'eux, des Ancêtres de sa sœur naviguaient pour les servir en lait et autres boissons. Certains s'occupaient des nourrissons.

En face d'elle, Rika arborait un sourire narquois.

-Tu as l'air hallucinée.

-Comment pourrait-il en être autrement ? Ils sont...

-Vivants ?

Elle hocha la tête. Les enfants Némésis, sauvés d'une mort certaine en raison de leur sexe masculin, avaient tous entre un an et une dizaine d'années. Pleins de vie, de joie, ils paressaient irréels à ses yeux. Le symbole même d'une possible liberté.

-Comment as-tu fais pour gérer tout cela, sans en parler en personne ? Enfin... Ils sont si jeunes... Tu les as recueillis à la naissance, en plus.

Sa sœur haussa les épaules.

-Morten m'a bien aidé. Nous nous relayons auprès des enfants pour... Hé, Jacob, on ne lance pas ses céréales ! Ça s'appelle du gaspillage !

Le jeune garçon ouvrit de grands yeux innocents, ce qui lui valut un coup de coude de son voisin. Les chenapans ne semblaient pas du tout effrayés par Rika. C'étaient bien les seuls !

Quant à elle... ils l'avaient accepté sans rechigner. Bien au contraire, en la découvrant dans le réfectoire ce matin, ils avaient sauté de joie, en proclamant « l'arrivée de la princesse ».

-C'est quoi, cette histoire de princesse ? Demanda-t-elle un peu fort, pour couvrir le brouhaha ambiant.

Rika reporta son attention sur elle, un demi-sourire diabolique aux lèvres.

-Tu as vu l'état du Havre, non ?

-Mmh, oui. C'est un miracle que vous ayez pu assainir les parties communes pour y vivre.

-Exactement. Or, je compte bien remédier à tout cela.

-Je ne comprends pas.

-Ca va vite changer, sœurette. Tu as un grand rôle dans mes projets, affirma-t-elle en se redressant. Je serais de retour d'ici quelques heures. En attendant... Prends tes marques avec les enfants, les lieux.

Hein ? Rika s'éloigna, la laissant seule avec les enfants. Sur son passage, les Ancêtres s'évanouirent, sans que cela ne perturbe les jeunes Némésis. Ils devaient y être habitués.

Pourquoi la laissait-elle seule ? Sa sœur, qui avait une telle méfiance envers les autres, qui exerçait un contrôle absolu sur ses activités secrètes, la laissait au beau milieu de tout ce qu'elle avait construit si difficilement ?

Elle lui faisait réellement confiance ?

Sauf qu'elle n'avait aucune confiance en elle. Surtout pour gérer des enfants, dont certains étaient en bas âge !

-Hé... Ne te décompose pas comme ça.

Le timbre grave de Morten lui fit releva la tête. Il avait des cernes sous son œil, ses vêtements sentaient les Enfers. Elle avait entendu dire qu'il était sorti, cette nuit. Apparemment, il travaillait quand Rika était là pour assurer la sécurité des enfants. Sauf que... Il n'était pas un Némésis. Comment sa sœur pouvait-elle s'en remettre à ce point-là à lui ? Etait-il... Son petit ami ? Non, impossible. Elle devait plutôt l'avoir affligé d'un sortilège de soumission, ou un truc du genre.

-Je ne sais pas ce qui se passe dans ton petit crane, fit-il avec une moue désappointée, mais je sens que tu vas me poser un paquet de questions.

Elle lui adressa un petit sourire. Il n'imaginait pas à quel point.


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